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Dossier — Médiateurs et médiatrices globalisé·e·s

Initiatives morales et déviations pratiques en Indonésie

Un médiateur politique entre intermédiation et accumulation
Moral Initiatives and Practical Deviations in Indonesia. A Political Mediator Between Intermediation and Accumulation
Gabriel Facal
p. 77-97

Résumés

En Indonésie, malgré deux décennies d’ouverture démocratique, le poids des oligarchies reste prépondérant dans la vie politique. Leur maintien au pouvoir s’appuie sur des médiateurs susceptibles de convertir différents types de ressources au travers d’un répertoire discursif, idéel et pratique multiforme et d’un réseau dense de relations interpersonnelles. Je me concentre sur Alip, un médiateur politique dont la trajectoire fut ponctuée par une succession de statuts dans les secteurs du tourisme, du développement et de la philanthropie, et dans divers milieux religieux, politiques et économiques. Pour convertir les ressources d’action et de légitimité, Alip a profité de nouveaux espaces politiques offerts par la démocratisation et la décentralisation indonésiennes. Jouant de répertoires de normes multiples et enchâssées il conjugue une forte mobilité entre des espaces sociopolitiques interstitiels qu’il contribue à créer et, parallèlement, il stabilise l’accès aux ressources et vise leur accumulation.

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Texte intégral

1L’Indonésie est engagée dans un processus de démocratisation depuis une vingtaine d’années, mais les oligarchies héritières du régime autoritaire du président Suharto (régime dit de l’Ordre nouveau, 1966-1998) continuent à exercer un poids considérable sur les gouvernements successifs (Aspinall, 2013). Depuis 2016, elles sont parvenues à infléchir les orientations politiques, prétendument progressistes, du président Joko Widodo (2014-2019 ; 2019-2024). Initialement porteur de nouvelles espérances pour la société civile, celui-ci a réalisé un ensemble de compromis avec ces oligarchies et a emprunté un tournant autoritaire basé sur la répression, parfois extralégale, des mouvements sociaux, ainsi que sur la propagande et la censure (Power, 2018). Tout en maintenant un certain éclatement des factions rivales au sein de son cabinet, il a emprunté les méthodes clientélistes mises en œuvre par ses anciens opposants.

  • 2 Les noms des protagonistes sont des pseudonymes, du fait des informations sensibles divulguées dans (...)

2Si le rôle prépondérant des oligarchies dans la vie politique indonésienne est identifié et analysé par les chercheurs en sciences sociales, la façon dont les oligarques ont émergé n’est que peu étudiée. La trajectoire de nombre d’entre eux montre l’adoption et l’acquisition, non automatiques, d’une succession de statuts, avec classiquement la figure de l’entrepreneur politique tour à tour initié, intermédiaire, médiateur, patron, notable, puis figure de pouvoir, représentant de l’autorité ou des autorités. Dans cet article, je me concentre sur le cas d’Alip2, un médiateur politique dont le parcours illustre cette succession de statuts et leur labilité. À l’instar d’Alip, les médiateurs politiques agissent en tant qu’acteurs ressources centraux pour les oligarques, mais aussi en tant qu’élites politiques en devenir. Pour les qualifier, j’utilise le terme d’initiateur politique plutôt que celui d’entrepreneur politique, afin de rendre compte des interrelations qui conjuguent logiques économiques, politiques, sociales, religieuses, et outrepassent ainsi les domaines appréhendés par les catégories analytiques forgées par analogie avec l’économie. Je me demande par quelles voies les initiateurs politiques indonésiens émergent, se forment et gagnent en influence, jusqu’à parfois réussir en politique, normaliser et asseoir leur position et, ultimement, à concentrer suffisamment de ressources dans le temps pour fonder leur propre réseau politique, éventuellement oligarchique.

3La province de Banten, que j’étudie depuis une quinzaine d’années, est intéressante pour aborder ce type de figure car les principales oligarchies ont toutes été fondées par des initiateurs politiques partis de peu. J’ai étudié antérieurement les familles qui dirigent la province (Facal, 2017), en montrant les porosités entre les sous‐groupes au sein des réseaux, la complémentarité des ressources captées et la reconfiguration souple des réseaux pour s’adapter aux évolutions sociopolitiques. Ici, plutôt que de retracer l’itinéraire de ces oligarques, je propose de nous placer côte à côte avec un initiateur politique encore en position d’intermédiarité mais dont l’ascension politique se dessine de plus en plus nettement au fil des années. Ses collaborateurs les plus proches pressentent un succès à la mairie de Serang, capitale administrative de la province, que l’on peut anticiper au travers des pratiques clientélaires permettant à cet initiateur politique de gravir les échelons et de constituer autour de lui un noyau de prestataires, de collaborateurs, de protégés et d’obligés.

4À partir de terrains menés sur les écoles d’arts martiaux, les groupes de vigilantes, les réseaux religieux et les élites politiques, forces structurantes du champ sociopolitique régional, je reprends à mon compte les analyses d’Olivier Nay et Andy Smith sur les intermédiaires en politique (2002), pour avancer que leur succès est conditionné par une forte mobilité entre les espaces sociopolitiques interstitiels. Dans cette région, où le champ politique est cadré par des collusions entre milieux criminels, organisations religieuses et pouvoir d’État, ces espaces interstitiels sont d’autant plus précieux pour les intermédiaires. C’est au sein de ces espaces que s’élaborent les interactions et s’acquièrent les savoir-faire, se négocient des contrats et se contractent des obligations.

5Le médiateur politique sur lequel je me concentrerai est aussi un initiateur moral qui, par sa connaissance intime des dynamiques interpersonnelles du pouvoir constitue une ressource d’action pour différentes organisations et figures politiques. On montrera que pour ce médiateur, un des leviers d’action essentiels réside dans la capacité à initier ce qu’on appellera des déviations, c’est-à-dire à engager des bifurcations collectives morales et pratiques en qualifiant ce qui relève de la déviance et de l’acceptable.

Un parcours dialectique, de l’intermédiation à l’initiative politique

6Nous nous sommes rencontrés avec Alip en 2009 sur les recommandations d’un collègue enseignant dans une université de Banten, avec qui nous avions des thèmes de recherche convergents. Il s’agissait de me mettre en relation avec un ami au carnet d’adresses fourni, pouvant m’informer sur les rapports collusifs entre le monde politique et l’univers de la pègre à Banten. Alip s’est avéré un passionnant interlocuteur et il a également souhaité en savoir plus sur mes travaux. Je lui ai brièvement exposé mon parcours de recherche sur les liens entre écoles d’arts martiaux et univers politique.

7Entre 2004 et 2009, j’ai conduit mes terrains sans intermédiaires en menant des entretiens en langue vernaculaire, en immersion prolongée dans les quartiers et les villages, et en m’immisçant dans les couloirs et bureaux de l’Administration (dans les secteurs du sport, de la culture, de l’éducation et de l’agriculture) et autres institutions publiques de l’État pour mener des entretiens et observer des réunions plus ou moins formelles. À partir de 2009, l’enquête par implication, déjà éprouvée en participant intensivement aux initiations martiales ou en contribuant à des projets de patrimonialisation avec les organisations de tutelle des arts martiaux, s’est prolongée par un investissement sur la scène publique. Conçue comme une volonté d’échange formel, cette prise de parole a inclus la tenue de conférences scientifiques et pour le grand public, ainsi que des communications dans les médias locaux pour partager la connaissance des initiations martiales que j’avais élaborée par l’approche comparative — dans une région particulièrement enclavée.

8Ce mode d’implication sur la scène publique et dans la sphère politique de Banten m’a permis de mieux pénétrer le terrain. Toutefois, ce dernier étant l’objet d’une co-construction avec mes interlocuteurs, et avec Alip comme médiateur, j’ai été confronté à des difficultés éthiques et des complexités méthodologiques. Le thème que je traitais et l’approche requise localement pour l’aborder m’ont placé dans un non‐choix par rapport à l’engagement (Degavre & Saussey, 2014 : 138‑139) et le terrain s’est révélé au travers d’une succession d’« épreuves ». Pour les négocier je me suis adossé au soutien de plusieurs intermédiaires. Alip était à ce titre un précieux guide et au fil des années, nous avons passé des dizaines de journées à sillonner la province, lui pour mener à bien des négociations, pour prendre connaissance de l’avancement de projets de développement sous sa direction, ou pour le plaisir de m’accompagner, rencontrer les personnes avec/sur qui j’enquêtais, et revoir avec moi des interlocuteurs avec qui il entretenait affinités, relations de commerce ou objectifs militants communs. Alip avait l’habitude d’introduire et d’accompagner des chercheurs en sciences sociales, les faisant intervenir, parfois par surprise, dans des conférences de presse, des séminaires académiques qu’il parvenait à organiser en quelques heures seulement, des réunions administratives ou des événements populaires. Le statut des chercheurs renforçait à la fois sa notoriété et la force de ses arguments, particulièrement dans le cadre de ses entreprises de développement, mais aussi dans celui de son activisme religieux (cf. figure 1 infra).

9Lors de mes enquêtes je représentais encore pour Alip d’autres types de ressources. Tout d’abord, lorsqu’il se proposait comme simple accompagnant pour m’aider à rencontrer un interlocuteur auquel on m’avait recommandé, je constituais une ressource de médiation : je rendais possible un échange sans qu’il ait à utiliser des chaînes personnelles de relations (Grossetti, 2006 : 93). Les intérêts personnels d’Alip n’étaient alors pas au premier plan de la situation de relation et les obligations contractées étaient d’autant plus faibles. En revanche, lorsqu’Alip mettait en contact un chercheur en sciences sociales avec un maître religieux ou une personnalité politique avec qui il était engagé dans des relations de partenariat, je n’étais plus un élément central de l’échange mais plutôt l’auxiliaire d’une situation de négociation.

  • 3 Il est à noter que le concept de « neutralité axiologique » doit être considéré avec prudence. Il a (...)

10Cette dimension symbiotique de notre relation s’est aussi tissée sur la base de non-dits acceptables pour chacun de nous deux. Tandis que j’ai pris soin de tendre vers une forme de neutralité axiologique3 et veillé à limiter l’expression de conflits et de connivences de valeurs lors de nos discussions, Alip a pour sa part maintenu une forme de secret sur certaines de ses motivations profondes ou sur l’appareillage mobilisé autour de notre relation. J’ai ainsi été surpris à l’occasion d’apprendre qu’il avait connaissance de mes déplacements et de mes rencontres en dehors de nos échanges. Il lui est arrivé de m’orienter vers des interlocuteurs se révélant hostiles et potentiellement dangereux, que lui-même répugnait à rencontrer. Il insistait parfois pour que je lui révèle la teneur d’entretiens qui auraient pu compromettre mes interlocuteurs. Il m’a enfin transmis des informations contradictoires, par exemple pour m’informer qu’un interlocuteur avait proféré des menaces à mon encontre, peu avant que ce dernier ne me transmette des messages téléphoniques témoignant d’affinités. Je me suis toutefois accommodé de ces zones d’ombre tout en ajustant progressivement les modalités de notre échange (fréquences, lieux et autres circonstances relationnelles des échanges).

  • 4 Christiaan Snouck Hurgronje (1857-1936) était un spécialiste néerlandais des cultures et des langue (...)

Figure 1. « Le Président Jokowi reproduit la tactique coloniale de Snouck Hurgronje », ou comment Alip travestit les analyses de l’anthropologue dont il est l’intermédiaire (encart diffusé par Alip sur les réseaux sociaux de plusieurs groupes islamistes militants de Banten)4

Figure 1. « Le Président Jokowi reproduit la tactique coloniale de Snouck Hurgronje », ou comment Alip travestit les analyses de l’anthropologue dont il est l’intermédiaire (encart diffusé par Alip sur les réseaux sociaux de plusieurs groupes islamistes militants de Banten)4

11Au fil des ans, Alip m’a donné accès à de nombreuses informations sur des pratiques de corruption, les actes criminels de figures politiques régionales, des réseaux djihadistes (Facal, 2018) et les activités sous couverture de cellules anti-terroristes. En le suivant dans son travail de médiation quotidien j’ai mieux compris l’univers politique bantenois, organisé historiquement de façon triadique par les autorités gouvernementales et l’administration (umaro), les « hommes forts » (jawara) et les acteurs religieux (ulama). Ces catégories ont des contours poreux, les acteurs multiplient les appartenances entre elles, et elles font l’objet de luttes de définition à caractère politique.

12Le parcours d’Alip éclaire l’enchâssement de ces catégories, ainsi que la fluidité des mobilités et des appartenances. Né en 1974 à Serang et issu de la classe moyenne émergente à cette époque, Alip a suivi des études de droit dans une université publique locale, avant de se former en relations internationales, diplomatie et stratégie. Il a pour cela intégré l’université technologique de Nanyang à Singapour, dans un institut qui se veut une pépinière pour les étudiants sud-est asiatiques qui dans leur pays d’origine sont prometteurs en politique ou se destinent à une carrière dans l’armée et les renseignements. Alip est retourné dans l’Archipel au début de la Reformasi, la période de réforme du système politique destinée à opérer une transition démocratique après la chute du régime autoritaire du président Suharto, à partir de 1998. Le jeune homme s’est alors investi dans le commerce du tourisme, avec un certain succès jusqu’à aujourd’hui.

13À la même époque, il s’est engagé dans le militantisme islamiste au sein des milieux étudiants. Au cours d’une réunion organisée par différents acteurs de la finance islamique il s’est rapproché de Abay, directeur de plusieurs banques charia dans la région et ancien président de la Chambre de commerce et d’industrie provinciale. Personnalité très influente du parti islamique nommé Parti pour l’unité et le développement (PPP) à Banten et à Lampung, la province située de l’autre côté du détroit de la Sonde, à Sumatra, Abay est également le patron des réseaux d’arts martiaux de l’école L.S. qui compte plusieurs milliers de pratiquants à Banten. Régionalement, les patrons des écoles d’arts martiaux les mobilisent comme des leviers politiques ou des matrices militantes. Ils perçoivent éventuellement des revenus sur les activités de leurs membres dans le milieu de la sécurité et dans des activités illégales requérant une approche coercitive. Abay fut en outre coordinateur de la milice des Gardes volontaires de sécurité (Pamswakarsa) — ce type de milice recrutant au sein des écoles d’arts martiaux (Facal, 2021) —, visant à contrer les manifestations pro-démocratiques au tournant de la Reformasi. Parallèlement, au début des années 2000, il œuvra comme l’un des mécènes du djihad vers l’île d’Amboine pour lutter contre des milices chrétiennes. Enfin, sur le plan politique il connut certains succès, au travers de candidats qu’il finança et patronna, et comme candidat finaliste pour être vice-gouverneur en 2017.

14S’il bénéficie de plusieurs soutiens similaires en statut à Abay, Alip n’est toutefois pas sous la tutelle d’un patron. Il joue plutôt le rôle d’entremetteur pour, ou avec, ses protecteurs, tout en développant ses propres activités et en conservant son autonomie dans la gestion de son projet moral global.

  • 5 Il y fut membre aux côtés d’Abay, alors l’un des financeurs de l’organisation. L’organisation Terre (...)
  • 6 Le Parti du mandat national, PAN, se présente comme un parti islamique nationaliste. Créé en 1998, (...)
  • 7 Le Parti de la justice et de la prospérité, PKS, suit une orientation idéologique influencée par le (...)

Après mes études à Singapour, je suis retourné à Banten, et j’ai été pendant un temps le coordinateur d’une section locale du Darul Islam5 […]. Je faisais du recrutement sur les campus et dans les usines […]. Lors de la cérémonie au cours de laquelle je suis devenu chef de district, on m’a bandé les yeux et je suis monté en voiture, pour me retrouver à Bekasi. Imam Samudra (auteur d’attentats meurtriers en 2000 et d’une attaque à Bali en 2002, qui fit 202 victimes) était alors notre commandant régional. J’ai quitté l’organisation car la structure hiérarchique nous était dissimulée et que je n’avais pas accès à mes supérieurs […]. En 1999 j’ai milité avec le parti PAN6 et j’ai ensuite rejoint le PKS7. Nombre de membres du parti s’en servaient comme d’un tremplin commercial […]. J’y conserve des amis mais les orientations prises par le parti sont devenues différentes des miennes et je l’ai quitté. (Alip, entretien du 22 février 2011, Serang) 

  • 8 Avec des variations, ses offres comprennent des parcours aventure dans le parc national d’Ujung Kul (...)

15Fort de son réseau d’interconnaissance à Singapour et en Indonésie, il a ouvert une agence touristique proposant des circuits à Banten pour des visiteurs indonésiens ainsi que pour une clientèle asiatique. Il mène en parallèle, et souvent en continuité, des initiatives humanitaires et philanthropiques pour le développement local. Cette continuité ne s’exprime pas tant sur le plan idéologique que pratique : Alip se contente de transmettre à ses clients l’image sur papier glacée du folklore touristique éditée par les services provinciaux plutôt que d’y transposer ses convictions religio-politiques8, mais en revanche il s’efforce de sensibiliser ses clients aux problématiques du développement régional : manque d’infrastructures, volatilité des tarifs pratiqués, formation inexistante des guides, cartes géographiques défectueuses, inexistence d’office touristique, absence d’aéroport et routes délabrées.

J’étais interpellé lorsque j’amenais des groupes de touristes dans les régions du sud de Banten. J’avais honte des infrastructures délabrées, de la pauvreté dans les villages. Sur facebook et par whatsapp j’ai fait un appel aux dons et mes amis à Singapour, aux Émirats arabes unis et en Australie ont été très réactifs. Depuis on a construit plus d’une centaine de ponts et des routes, avec des amis malaisiens, qataris, saoudiens, émiratis, du Bahreïn et du Koweït, et avec des chercheurs de l’université de Kyoto. En Indonésie il y a des entreprises qui font des donations généreuses, comme Alfamart [une chaîne qui possède plus de 15 000 supérettes dans l’Archipel]. Avec Relawan Desa [l’ONG qu’il a fondée], on aide aussi les victimes d’inondations, de séismes et autres catastrophes. (Alip, entretien du 20 juillet 2017, Serang)

  • 9 À l’instar de Salim Segaf Al-Jufri, ministre des Affaires sociales entre octobre 2009 et octobre 20 (...)

16Les activités d’Alip ont suscité des centaines de parutions dans les médias locaux et nationaux. Il publie lui-même des articles et tribunes réguliers dans des journaux régionaux, participant en outre à des réunions éditoriales et travaillant à l’occasion comme consultant. Il organise des conférences dans les universités, interpelle des décideurs politiques importants, dîne avec des ministres9, reçoit dans ses locaux le chef de la police de la province et des officiers militaires, échange des informations avec les agents locaux des services de renseignement, et cumule l’affiliation à plusieurs dizaines d’organisations, clubs, associations, groupes de lobbying et think tanks. Il a peu à peu fait construire des bâtiments sur une dizaine d’hectares dans son quartier d’implantation, en périphérie de Serang, pour héberger réunions, festivités et célébrations. Certains de ses locaux sont destinés à coordonner ses missions philanthropiques. Par ailleurs, s’il est friand de technologies et gadgets digitaux dernier cri, il conserve l’observance d’une certaine sobriété matérielle.

17Tout en se plaçant au service de différents protecteurs en tant qu’intermédiaire ou médiateur, Alip s’efforce de conserver son autonomie, de circuler dans les espaces politiques au travers de plusieurs positions (professionnelle, politique, militante) et d’accumuler différentes ressources, à commencer par des leviers de légitimité lui permettant d’agir simultanément dans de multiples domaines d’action aux enjeux parfois contradictoires.

Figure 2. Une chaîne de supérettes prend le relais du service anti-covid à la place de l’État, en partenariat avec une fondation de charité islamique et avec la coordination de l’ONG d’Alip

Figure 2. Une chaîne de supérettes prend le relais du service anti-covid à la place de l’État, en partenariat avec une fondation de charité islamique et avec la coordination de l’ONG d’Alip

Le philanthropisme islamique entre crispation doctrinaire et innovations procédurales

  • 10 Pour Erving Goffman et les interactionnistes, la dimension morale de la carrière concerne le « cycl (...)

18Le cœur de la carrière morale10 d’Alip est celui d’un philanthropisme islamique. Ses convictions et ses affiliations ont évolué selon plusieurs étapes, tendant vers une formulation personnalisée des valeurs, en tension entre inclinations religieuses puritaines, idéaux de justice sociale basés sur une naturalisation des inégalités de statut et libéralisme économique.

  • 11 Par exemple, alors qu’il conserve une position de neutralité lors des attaques chroniques visant de (...)

19Il s’inscrit dans un réseau militant islamiste très lâche et composite, fractionné, qui se répercute sur les idéologies véhiculées et les modes d’action promus. Nourri par différentes références islamiques d’orientation salafiste et frériste, il a aussi été influencé par la rationalité économique (et technique) néolibérale dans la veine des télévangélistes indonésiens, très populaires auprès de la classe moyenne. Suivant la maxime éthique de ces prédicateurs de l’économie spirituelle, « le travail est le culte » (Rudnyckyj, 2010 : 254), Alip articule sa piété religieuse avec les contingences de ses initiatives politiques, inscrivant celles-ci dans ce qu’il considère relever des dynamiques sociopolitiques contemporaines en train de se faire. Il s’efforce d’agir en temps réel aux différentes échelles locale, nationale et internationale, afin de contribuer à sa façon à une islamisation à différents niveaux. Tout d’abord par le bas, en encourageant activités de prédication, débats religieux et mobilisations islamistes dans la rue et sur le cyberespace. Il véhicule aussi ses idées en appelant à l’empathie, via la publicisation de ses activités philanthropiques et l’implication dans une communauté émotionnelle sur les médias numériques. Enfin, il agit par le haut au travers d’actions visant à accroître le poids de l’islam dans les institutions politiques, juridiques et judiciaires. Fidèle à cet esprit pragmatique, il n’envisage pas le recours à la violence de façon monolithique, et se prononce sur les références doctrinaires à mobiliser et sur les modes d’action à adopter de façon différente selon les circonstances11. Dans ce contexte, les typologies n’épuisent pas la complexité de son engagement.

  • 12 Le courant traditionnaliste est majoritaire en Indonésie. Il est traversé par des forces contraires (...)

20Loin d’être figée, son approche de l’islam met plus l’accent sur l’observation individuelle d’une certaine morale religieuse que sur les solidarités communautaires de l’islam traditionaliste12. Les modes d’organisation sociale privilégiés par ce dernier sont articulés autour de la hiérarchie entre l’ouléma et ses étudiants (santri), la transmission en face à face dans l’école coranique (pesantren), qui est souvent aussi la résidence du maître religieux, et une organisation de l’école sur le modèle de la structure familiale. Les musulmans réformistes considèrent ce modèle plus ou moins explicitement comme rétrograde et comme exerçant une certaine pesanteur sur les individus, en ce qu’il ne permet pas leur pleine émancipation dans le libéralisme politique et économique. Les différentes inclinations n’ont toutefois pas d’incidence distinctive sur les projets de moralisation. Concernant Arif, la probité morale concerne essentiellement les mœurs individuelles, par exemple en matière de pudeur et de sexualité. Il soutint ainsi les différentes fatwa de l’organe semi-institutionnel du Conseil des oulémas d’Indonésie (MUI) pour condamner la pornographie, et il milite régulièrement pour les initiatives visant à réguler le corps et le comportement des femmes (port du voile) et de chacun (campagne anti-tabac et anti-alcool, fermeture des night-clubs et des lieux de jeu).

Figure 3. Prière lors de l’une des trois manifestations contre le gouverneur de Jakarta (4 novembre 2016)

Figure 3. Prière lors de l’une des trois manifestations contre le gouverneur de Jakarta (4 novembre 2016)
  • 13 Le FPI a pour objectif principal de faire intégrer en préambule de la Constitution la Charte de Jak (...)

21L’approche pragmatique, matérialiste et techniciste de la religion par Alip se traduit au niveau des affiliations, ce qu’atteste l’évolution de ses appartenances, de l’organisation anticoloniale insurgée Darul Islam au parti frériste PKS, et à ses rapprochements récents avec l’organisation du Front des défenseurs de l’islam (FPI13) ou avec le mouvement Aksi 212, lequel développe des coopératives chariatiques régionales et une chaîne de supérettes halal. Ce mouvement a pris forme lors de la manifestation record du 2 décembre 2016 pour réclamer la destitution du gouverneur de Jakarta, bras droit du Président. La mobilisation, menée en grande partie sous l’impulsion du FPI, fut patronnée par une partie de l’opposition politique au camp présidentiel. Alip coordonna le convoi de plusieurs dizaines de bus militants vers la capitale — m’invitant par ailleurs à l’accompagner. Durant l’épisode de mobilisation, qui dura plus d’un an, il fut l’un de ceux qui contribua le plus aux rassemblements anti-gouvernementaux, par le financement des réunions entre militants, l’acheminement des sympathisants et la coordination des manifestations.

  • 14 J’ai résidé dans ces locaux sur des périodes de deux à cinq jours, à six reprises entre 2014 et 201 (...)

22Sans être affilié au FPI, il compte parmi ses protégés des membres de cette organisation et d’autres groupes islamistes. Il héberge dans ses locaux14 plusieurs de ses recrues, qualifiées de « volontaires », des hommes âgés en moyenne entre vingt et trente-cinq ans. Les recrues dorment sur des paillasses à même le sol et se nourrissent de junk food ou d’en-cas préparés par l’épouse d’Alip. Les projets qu’ils mettent en œuvre ne concernent pas seulement le développement du tourisme ou des actions philanthropiques, ils se déploient aussi vers des missions de veille politique et l’organisation de mobilisations islamistes. Ces deux activités sont par ailleurs liées, du fait des réseaux utilisés et des fonds associés. Les volontaires naviguent jour et nuit sur les sites d’information et sur les réseaux sociaux de l’ONG, de ses partenaires politiques et de leurs concurrents afin d’évaluer en temps réel les programmes caritatifs ou humanitaires à initier et coordonner. En plus de s’impliquer dans les missions politico‐religieuses et sociales qu’ils considèrent comme salutaires, ils retirent de ce volontariat la possibilité d’acquérir des savoir-faire et une expertise, ainsi que d’intégrer un réseau d’action, voie de mobilité sociale et parfois d’accès professionnel. Nombre de ces volontaires sont « en conversion » : ils ont milité auparavant pour des organisations aux profils variés, politiques comme religieux, et envisagent leur engagement auprès d’Arif comme un épisode de formation dans le cours de leur carrière morale.

23Le dévouement dans leur volontariat comporte par ailleurs une dimension sotériologique, les bénévoles incarnant la dévotion religieuse en action promue par Alip. Il professe une forme d’altruisme à destination des populations les plus démunies, a fortiori si elles sont jugées suffisamment pieuses ou bien si la cause défendue correspond aux critères de moralité définis par Alip. Dans cette perspective, si Alip est à l’écoute des besoins des populations qu’il aide et organise des forums et dialogues publics, il impose en revanche un cadre de mise en œuvre, n’hésitant pas à demander des contreparties : retombées en termes d’image, recommandations auprès des élus, et satisfaction des exigences d’un financeur, incluant l’implantation d’un commerce, la promotion d’une marque et la distribution d’un produit. Il transpose en outre sur ses initiatives sa vision personnelle du Bien et du progrès, par exemple lorsqu’il encourage les villageois d’une enclave à adopter internet, voter aux élections, construire une école, un dispensaire ou une mosquée. Parmi ses consultants, il s’entoure plus volontiers d’experts que d’anthropologues.

24Tôt le matin, après avoir consulté ses messageries en ligne, Alip rend visite aux volontaires et en quelques échanges prend connaissance des actualités du jour. Presque quotidiennement, il entreprend, avec deux ou trois volontaires dont un chauffeur, une série de visites qui se poursuivent jusqu’au soir. Ses semaines sont très chargées et les tracés de ses déplacements le conduisent à louvoyer entre gestion des activités philanthropiques, de projets infrastructurels ou de commerce touristique, celles qui relèvent des rencontres avec les médias, sponsors, mécènes et donateurs, les visites de courtoisie dans les cercles locaux de l’autorité, et les réunions politiques. Ressortent ainsi trois domaines d’action stratégique : la mise en œuvre des projets, leur valorisation et leur mise en réseau, dans une perspective cumulative et anticipatoire visant à alimenter un fonds de ressources pour les projets suivants.

25Au cours de ses déplacements, souvent longs, vers les régions au sud de Banten ou les grandes villes de Tangerang, Jakarta et Bandung, à l’est, Alip traite une somme abondante de courriers électroniques, entreprend des conversations vidéos, observe des haltes à l’heure de la prière et emprunte des détours pour acheter les différents présents qu’il offrira à ses interlocuteurs, ainsi qu’à ses volontaires. Le dimanche, il se consacre à sa famille. Avec ses deux fils, sa fille et son épouse, les sorties sont souvent thématiques : dans les centres commerciaux, les nouveaux sites de divertissement ou pour des échappées exotiques en 4x4 vers le sud de la province et ses parcs naturels. Alip a investi dans une éducation de qualité pour ses trois enfants, tous brillants dans leurs domaines, tout en leur inculquant une grande piété et un éthos philanthropique quelque peu exaltés et ostentatoires. Comme il aime à le rappeler, sa famille forme une équipe, et chacun maîtrise une activité distinctive : sports pour le plus jeune, technologies numériques pour le cadet et sciences physiques pour l’aînée. Son épouse, qui travaille dans l’Administration publique, est aussi la première conseillère d’Alip sur les orientations générales que doivent prendre ses projets, bien qu’elle reste à distance des activités quotidiennes de son mari. L’esprit de corps de la famille se manifeste par l’appareillement des costumes portés lors des sorties. En période de célébrations religieuses tous se parent de blanc, adoptant des codes vestimentaires inspirés d’un imaginaire arabisant. Au travers du « style » développé par Alip, qui s’exprime par les attributs portés et montrés, son langage, ses postures idéologiques et son mode d’action, transparaît l’intériorisation d’un ensemble de codes culturels et une faculté à apporter sa touche personnelle. Ce style alimente son répertoire de communication, son image et sa réputation.

La construction narrative d’une figure de référence : une déviation morale

  • 15 Nay & Smith, op. cit. : 12‑14.

26En se posant en relais entre les individus et les groupes, Alip a acquis la maîtrise d’une pluralité de rôles et de connaissances qui forgent sa compétence sociale de traducteur interculturel, ce que Nay et Smith nomment un généraliste15. Sa position médiatrice lui confère aussi le rôle de producteur de labels, et d’acteur dans la fabrique de catégories visant par exemple à positionner les autochtones par rapport aux étrangers, ou à distinguer les musulmans vertueux des infidèles de petites mœurs. Grâce à son expérience et à son réseau d’interconnaissance, il s’est rendu au fil des années indispensable pour de nombreuses personnalités politiques de premier plan. Son rôle de médiateur s’appuie sur son implication dans les sphères de l’économie de développement, de l’islamisme militant, de la politique et sur ses connexions avec des fondations caritatives islamiques aux niveaux national et transnational. Sa multipositionnalité et sa capacité à naviguer d’un groupe à l’autre lui offrent la possibilité d’articuler entre eux groupes et institutions, ainsi que de faciliter leur enchâssement au sein de politique. Tout en bénéficiant de soutiens, et parfois de tutelles, il s’en affranchit dans une large mesure, en se construisant comme initiateur d’actions et de normes. Au travail comme dans sa carrière morale et dans son engagement militant, il veille à rester « dans le coup », voire à initier lui-même un ensemble de projets, et éventuellement à les inscrire dans le temps en développant des réseaux, en fondant des associations, organisations et entreprises, ainsi qu’en infléchissant les processus d’institutionnalisation qui convertissent ses actions en procédures et ses idées en règles.

27Pour appréhender ces réseaux, son exploration est d’abord spatiale. Géographique, elle s’ouvre vers les régions peu développées du sud de Banten, dans les zones périphériques de l’Archipel et jusque sur la Terre sainte. Numérique, elle s’étend sous pseudonyme dans des sites islamistes, parfois illégaux. Organisationnelle, elle se déploie de façon souterraine dans les cercles privés du politique ou dans les groupes islamistes militants. Certains de ces groupes sont illicites, telle l’organisation d’inspiration frériste HTI, dissoute en 2017 et le FPI dissout en 2020. Alip entreprend également des voyages de reconnaissance historiques, jouant par exemple le rôle de médiateur entre jeunes militants et idéologues seniors des organisations qui ont marqué l’histoire de l’activisme violent, comme le Darul Islam ou la Jemaah Islamiyah. Dans ses aventures, il se risque parfois à des relectures hasardeuses de l’histoire, échafaudant ou relayant des thèses complotistes. Toujours en première ligne, il aborde ses entreprises de boycott antichinois, de publicisation des scandales de mœurs ou de dénonciation de la corruption comme des luttes quotidiennes. Enfin, ses péripéties sont passées par lui au filtre de l’introspection pieuse, avant d’être réinvesties dans une lecture politique personnalisée (pour exemple, cf. figure 2, supra) et de s’inscrire dans un projet d’action militante.

  • 16 On s’inspire ici des travaux de Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti (2010), pour qui la (...)
  • 17 Pour Becker, les actions déviantes sont celles qui sont définies comme telles par les « entrepreneu (...)

28L’innovation est au cœur de ces bricolages idéologiques et pratiques et elle conditionne des initiatives de bifurcation. Le bifur, pour reprendre l’expression de Michel Leiris, se présente ici comme croisée de chemins, mais aussi comme biffure (Leiris, 1975 : 278), c’est-à-dire un lieu où l’on (s’)essaie, où l’on expérimente et se met à l’épreuve, avant de bifurquer. Une approche narrative16 du parcours d’Alip pointe à ce sujet que ces essais de « bifur-action » s’inscrivent la plupart du temps en contre ; du fait de leur dimension militante islamiste ils recèlent une certaine forme de transgression de l’ordre établi et licite. Alors, à l’instar de la campagne contre-blasphématoire menée par le FPI contre le gouverneur de Jakarta, Alip se saisit d’un ensemble d’étais rhétoriques pour engager un renversement de l’ordre des déviances (au sens d’Howard Becker, 198517) militantes. Par ce procédé, la bifurcation vers un islamisme plus ou moins licite est transmutée en déviation acceptable. La déviation se distingue donc de la bifurcation du fait qu’il s’agit, en rendant la déviance entreprise admissible, de détourner un flux d’actions et de relations tout en en épousant les contours. En effet, dans le cadre de ses activités de médiation, il ne s’agit pas pour Alip de donner l’impression d’imposer un projet ou une alliance, mais plutôt d’en apparaître comme le seul facilitateur. Une fois le cours des processus dévié, Alip se positionne à leur croisement pour en maîtriser les ressorts et les orientations. On a donc affaire à un mode de mobilité et de mobilisation sur la base d’une posture de passivité apparente, comme inscrite dans l’ordre des choses. Par un jeu paradoxal, cette inertie simulée est pourvoyeuse d’autorité et permet à Alip d’être au cœur de l’action, de façon dissimulée.

29Toutefois, cette posture comporte des incertitudes et des risques. Elle le contraint à jouer le rôle d’arbitre dans les arènes de négociation, à élaborer des compromis et inventer des solutions acceptables pour tous et, dans bien des cas, à trouver des arrangements pratiques, des convergences minimales et des accommodements temporaires entre deux parties. En fondant les relations d’entremise sur la confiance, la reconnaissance et les obligations, Alip s’appuie sur un double jeu, au péril d’apparaître comme déloyal. En fondant la légitimité de sa médiation sur des recommandations personnelles, il met en jeu des valeurs comme l’honneur et la respectabilité, la loyauté et le respect — telles qu’elles sont définies localement —, avec le risque de se voir désavoué.

30Le fait de naviguer à l’intersection de deux types de registres de relation lui permet d’amoindrir ce risque. Les registres impersonnels et génériques, comme celui des règles religieuses édictées dans la charia ou les normes de fonctionnement politiques soutenues par la Constitution, lui permettent de formaliser les termes d’une alliance et de faire respecter les obligations contractées. De façon stratégiquement complémentaire, les registres de relation locaux et interpersonnels garantissent des espaces de négociation en fonction des interlocuteurs associés aux différentes étapes de la définition du contrat. À ce titre, la Reformasi, en permettant l’introduction de nouvelles règles aussi bien pour l’action publique que pour l’investissement privé, et le maintien de règles d’exception anciennes, introduit de nouvelles possibilités d’interpénétration de ces deux registres. La forte insertion d’Alip dans les circuits vernaculaires du politique et sa familiarité avec les vecteurs de changement exogènes lui permettent de conjuguer au mieux la mobilisation de ces registres. Il conclut ainsi une réunion portant sur le développement touristique, organisée dans les bureaux du journal régional Kabar Banten :

Vous autres médias avez un rôle à jouer pour permettre une meilleure complémentarité, voire une coordination entre le département touristique du gouvernement provincial et le secteur privé. Par exemple, pour remédier aux cartes obsolètes, on pourrait imaginer un mécénat de la banque Jabar ou BRI. Vous éditez hebdomadairement la carte des sites touristiques et vous apposez leur logo au bas de la page. On pourrait aussi mettre le logo des banques de microcrédit qui aident les acteurs du secteur touristique, comme BMT, et indiquer sur les cartes les emplacements des distributeurs de billets. Les gens ont peur d’aller faire leurs démarches administratives dans les banques et vous devez les rassurer. (Alip, Serang, 23 février 2011)

31Cette citation, tout comme l’agenda d’Alip, illustrent la façon dont la médiation politique permet de convertir au sein d’un cercle vertueux des ressources politiques, économiques, religieuses et sociales.

Conclusion – Investir les espaces politiques interstitiels pour accumuler des ressources

32Alip incarne un type de médiation de nouvelle génération, dont l’émergence était limitée durant le régime de l’Ordre nouveau par la forte centralisation du pouvoir, l’enchâssement entre sphère politique et structure militaire, et du fait que le Golkar, l’organe politique du régime, noyautait la société civile par la supervision d’une constellation d’ONG politique a été profondément bouleversé avec la libéralisation des rapports sociopolitiques amorcée depuis une vingtaine d’années et à l’issue des mobilisations antigouvernementales de 2016-2017, engendrant la multiplication des interlocuteurs sur la scène politique et l’accélération des processus politiques (remaniements au sein du gouvernement, cooptation gouvernementale de l’opposition, pressions accrues des multilatéralismes sur la politique intérieure). Ces facteurs renforcent jusqu’à l’échelle nationale l’importance des médiateurs et des médiatrices politiques, de leurs visions synoptiques, de leurs réseaux d’interconnaissance, de leurs facultés d’innovation et d’hybridation, et de leur capacité à agir en temps réel (Berenschot, 2019).

33À Banten, dans un contexte où le clientélisme est au cœur de la vie politique, les médiateurs politiques sont les acteurs principaux de l’articulation entre groupes d’intérêt. Ils évoluent sous les radars des autorités et de la plupart des observateurs extérieurs. Par leur carnet d’adresses, leur expérience des terrains interstitiels, leur compréhension des enjeux d’actualité, leur « flair » —  c’est-à-dire leur capacité à prédire les transitions et à déployer les stratégies les plus rentables en temps réel — et leur agilité pour circuler d’une arène institutionnelle à l’autre, ils représentent pour leurs commanditaires des ressources d’action inestimables. Grâce à ses connaissances interpersonnelles, son habileté à jouer de répertoires de normes multiples et enchâssés, ses capacités d’innovation pratique, une forme de curiosité aux environnements insolites associée à un certain aventurisme, et surtout par la force de ses convictions politiques et de sa foi religieuse, Alip parvient à entreprendre sans cesse de nouveaux projets et à véhiculer des imaginaires suffisamment puissants pour soulever des fonds et convaincre ses commanditaires.

34La trajectoire individuelle d’Alip et ses routines éclairent les micromécanismes par lesquels les médiateurs entraînent des dérivations morales et pratiques ou amorcent des détournements. À l’aide de bricolages, d’un sens aigu de la débrouille et de la stratégie, ils s’efforcent de transformer les transgressions de différents ordres en simples déviations, c’est-à-dire de les rendre non seulement acceptables mais comme allant de soi. Ces initiateurs moraux construisent ainsi leur carrière militante en se rendant indispensables. Leur influence révèle qu’ils sont autant des intermédiaires que des créateurs de nouveaux ordres moraux, et parfois d’espaces politiques interstitiels entre la société et l’État.

  • 18 Thomas Hansen et Finn Stepputat (2006) utilisent ce terme pour décrire les zones grises de l’autori (...)

35Tout en étant bénéficiaires d’une culture politique propice à l’interpersonnalité et à l’informalité dans la mise en œuvre des procédures publiques, voire à des « souverainetés informelles18 », ces médiateurs négocient des mutations contemporaines dessinées par les restructurations de l’environnement physique dans les territoires, les nouveaux ancrages et mobilités géographiques de leurs personnels, la mise en question de l’avenir de leurs communautés de pairs, les projections collectives émergentes et leur faillite en temps de Covid-19, ainsi que le renouvellement des espaces de socialisation et de gouvernance. Alip illustre l’utilisation des nouveaux environnements géographiques, économiques et sociopolitiques en s’efforçant de ménager des interstices. En restant actif dans des espaces liminaires, il conserve une mobilité lui permettant d’amorcer des processus d’institutionnalisation tout en conservant un mode d’action fluide et peu formalisé. Cette double posture se manifeste aussi par la conjugaison d’idées conservatrices, voire rétrogrades (complotisme antichinois, procolonialisme national, naturalisation des inégalités sociales, puritanisme, homophobie), et une grande capacité d’innovation pratique, par exemple pour aider les populations les plus démunies en entreprenant des projets de développement infrastructurel et de micro‑économie.

36Alors que certains initiateurs moraux se consacrent pour toujours à leur carrière de médiateurs, d’autres sont des aspirants politiciens ou en viennent à occuper des fonctions institutionnelles. Le parcours et les activités d’Alip montrent qu’il se situe à une position carrefour entre intermédiation et accumulation. En tant que médiateur il profite d’une forte mobilité entre des espaces sociopolitiques interstitiels qu’il contribue à créer et, parallèlement, il stabilise l’accès aux ressources et vise leur concentration. Ainsi, son ONG philanthropique, l’association d’hôtellerie qu’il a fondée, ou encore les groupes militants islamistes qu’il finance, apparaissent comme des ressources de légitimité, d’action, de captation, mais aussi d’accumulation en termes matériels, d’image et de réseau. Alors qu’il s’efforce de rester autonome vis-à-vis de ses protecteurs et commanditaires, on entrevoit ses possibilités d’émancipation grâce à un capital sociopolitique et économique qui lui permettront le cas échéant de se lancer en politique.

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Notes

2 Les noms des protagonistes sont des pseudonymes, du fait des informations sensibles divulguées dans cet article sur leurs activités. Les noms de certaines institutions sont également modifiés ou ne sont pas cités lorsque ce procédé peut garantir leur sécurité et celle de l’auteur.

3 Il est à noter que le concept de « neutralité axiologique » doit être considéré avec prudence. Il a par exemple été remis en cause par les travaux d’Isabelle Kalinowski portant sur la traduction (et les enjeux de traductibilité) de l’œuvre de Max Weber : Le savant et le politique (2005).

4 Christiaan Snouck Hurgronje (1857-1936) était un spécialiste néerlandais des cultures et des langues orientales et un conseiller pour les affaires autochtones auprès du gouvernement colonial des Indes orientales néerlandaises. Pour renforcer l’autorité de son argument, Alip (utilisant un pseudonyme) traduit un passage d’un article écrit en anglais publié par l’auteur (Facal, 2014). Il s’agit d’une traduction erronée vers l’indonésien : « Banten est un bastion de l’islam orthodoxe. Elle est influencée par différentes traditions islamiques ayant marqué son histoire ». Cette traduction maladroite et les éléments de la vignette visent à doublement disqualifier le Président, en pointant ses accointances avec l’oligarchie régionale au pouvoir et sa stratégie de cooptation des figures religieuses.

5 Il y fut membre aux côtés d’Abay, alors l’un des financeurs de l’organisation. L’organisation Terre d’islam (Darul Islam) lutta de 1949 jusqu’à 1962-1963 pour instaurer une République islamique en Indonésie. Régionalement, les groupes articulés autour de cette organisation clandestine ont pour objectifs principaux l’introduction de la charia et la moralisation des mœurs, sans viser l’établissement d’un État islamique, en tous les cas à moyen terme.

6 Le Parti du mandat national, PAN, se présente comme un parti islamique nationaliste. Créé en 1998, il fit parti de la coalition qui porta l’année suivante le religieux Abdurrahman Wahid à la présidence de la République.

7 Le Parti de la justice et de la prospérité, PKS, suit une orientation idéologique influencée par les Frères musulmans. Créé en 2002, il connaît un succès constant depuis 2004 dans l’opposition, avec environ 10 % des sièges à l’assemblée législative. Il est parvenu récemment à conquérir des municipalités importantes, comme celle de Bandung, capitale administrative et culturelle de Java Ouest.

8 Avec des variations, ses offres comprennent des parcours aventure dans le parc national d’Ujung Kulon ou sur les plages de la côte occidentale, ainsi qu’un pack culturel incluant des démonstrations de danses traditionnelles en costume, un atelier de pratique dans une fabrique de tissus locaux, la visite de sites archéologiques et la dégustation de plats régionaux.

9 À l’instar de Salim Segaf Al-Jufri, ministre des Affaires sociales entre octobre 2009 et octobre 2014. Celui-ci fut auparavant ambassadeur d’Indonésie en Arabie saoudite et à Oman. Il a aussi officié comme président du Conseil de la charia du parti frériste PKS, a été directeur de branche de la WAMY (World Assembly of Muslim Youth) pour l’Asie orientale et l’Asie du Sud‑Est.

10 Pour Erving Goffman et les interactionnistes, la dimension morale de la carrière concerne le « cycle des modifications qui interviennent dans la personnalité du fait de cette carrière et (les) modifications du système de représentation par lesquelles l’individu prend conscience de lui-même et appréhende les autres » (Goffman, 1968 : 179‑180).

11 Par exemple, alors qu’il conserve une position de neutralité lors des attaques chroniques visant des postes de police sur l’Archipel, en 2018 il s’insurgea contre les médias sociaux pour condamner la série d’attaques à la bombe qui sacrifièrent les enfants des auteurs dans des églises de Surabaya. Plus largement, il admet la légitimité d’attaques ciblées contre les autorités ou des civils jugés irrespectueux de la religion musulmane (sans pour autant utiliser de la rhétorique contre « l’infidélité »), mais méprise les attaques-suicides, qu’il considère comme « irrationnelles ». (Entretien du 19 juillet 2017)

12 Le courant traditionnaliste est majoritaire en Indonésie. Il est traversé par des forces contraires mais ses promoteurs revendiquent une certaine tolérance à l’égard du culte des saints islamisateurs, aux mouvances soufies, et à la tradition de pérégrination des étudiants issus des écoles coraniques, laquelle tisse des liens forts entre les institutions et entre les fidèles.

13 Le FPI a pour objectif principal de faire intégrer en préambule de la Constitution la Charte de Jakarta, imposant aux musulmans de respecter la loi islamique. Le fondateur du FPI, Rizieq Syihab, étaie un projet de moralisation de la société qui, en contraste avec l’islam traditionnaliste affiché, combine une vision puritaine de l’islam avec des préceptes idéologiques multiformes. L’organisation incite à des initiatives citoyennes d’auto-justice afin de mener un ensemble d’actions violentes contre ce qu’elle identifie comme des « lieux de perdition » (tempat maksiat) – clubs, bars, salles de jeux et maisons closes – et les groupes religieux minoritaires qu’elle considère comme déviants (Facal, 2020). Il endosse également un rôle de conversion des prostituées, en les orientant vers le secteur du soin à la personne.

14 J’ai résidé dans ces locaux sur des périodes de deux à cinq jours, à six reprises entre 2014 et 2018.

15 Nay & Smith, op. cit. : 12‑14.

16 On s’inspire ici des travaux de Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti (2010), pour qui la dimension narrative des parcours des agents sociaux fait ressortir la perception subjective des carrières et la dimension intersubjective et discursive des phénomènes de bifurcation.

17 Pour Becker, les actions déviantes sont celles qui sont définies comme telles par les « entrepreneurs de morale ». En miroir, elles requièrent de la part du déviant un apprentissage social afin que sa déviance soit acceptable pour lui-même, au cours d’un processus de redéfinition identitaire que Becker qualifie de carrière.

18 Thomas Hansen et Finn Stepputat (2006) utilisent ce terme pour décrire les zones grises de l’autorité politique. Pour sa part, Joshua Barker montre que ces souverainetés informelles sont le produit d’un idiome culturel « vivace » (perennial), qui se combine à des facteurs liés au marché et à l’État. Alors que ce dernier tend à formaliser les souverainetés informelles pour mieux les contrôler, les acteurs de ces souverainetés trouvent au contraire un intérêt à renforcer leur informalité afin de mieux s’emparer du marché (Barker, 2016 : 186‑188).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. « Le Président Jokowi reproduit la tactique coloniale de Snouck Hurgronje », ou comment Alip travestit les analyses de l’anthropologue dont il est l’intermédiaire (encart diffusé par Alip sur les réseaux sociaux de plusieurs groupes islamistes militants de Banten)4
URL http://journals.openedition.org/jda/docannexe/image/11129/img-1.png
Fichier image/png, 255k
Titre Figure 2. Une chaîne de supérettes prend le relais du service anti-covid à la place de l’État, en partenariat avec une fondation de charité islamique et avec la coordination de l’ONG d’Alip
URL http://journals.openedition.org/jda/docannexe/image/11129/img-2.png
Fichier image/png, 398k
Titre Figure 3. Prière lors de l’une des trois manifestations contre le gouverneur de Jakarta (4 novembre 2016)
URL http://journals.openedition.org/jda/docannexe/image/11129/img-3.png
Fichier image/png, 1,2M
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Pour citer cet article

Référence papier

Gabriel Facal, « Initiatives morales et déviations pratiques en Indonésie »Journal des anthropologues, 166-167 | 2021, 77-97.

Référence électronique

Gabriel Facal, « Initiatives morales et déviations pratiques en Indonésie »Journal des anthropologues [En ligne], 166-167 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2025, consulté le 16 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/jda/11129 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jda.11129

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Auteur

Gabriel Facal

Centre Asie du Sud-Est (CASE, UMR CNRS/EHESS 8170, Paris) − Institut de recherches asiatiques (IrAsia, UMR 7306 – AMU/CNRS, Marseille)
Courriel : facalgab@yahoo.fr

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