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AccueilNuméros170-171Échos d’ici et d’ailleursDé-patrimonialisation

Échos d’ici et d’ailleurs

Dé-patrimonialisation

Journées d’étude tenues entre le 6 novembre 2020 et le 21 mai 2021
Romain Bertrand et Mathilde Bielawski
p. 229-232

Texte intégral

Laboratoire d’Anthropologie des Enjeux Contemporains
(LADEC – Université Lumière Lyon 2)

Campus Porte des Alpes
5, avenue Pierre Mendès France
Tour Recherche
69500 BRON

1Le séminaire « Dé-patrimonialisation » est né du constat de l’existence d’un biais épistémologique qui parcourt l’ensemble des études du patrimoine : elles tendent majoritairement à ramener les processus observés à une mise en sens fléchée, unidirectionnelle : nous irions « vers » du patrimoine. Or, comment a-t-on identifié ce « faire patrimoine » si ce n’est par contraste avec du « ne-pas-faire » ou, plus explicitement, du « défaire » ?

2Afin d’explorer ce « défaire » et « ne-pas-faire », nous avons co-organisé, depuis le Laboratoire d’anthropologie des enjeux contemporains de l’université Lumière Lyon 2, un séminaire tenu intégralement en ligne lors de six journées entre le 6 novembre 2020 et le 21 mai 2021. Il a réuni dix ­sept chercheur·es invité·es, et une centaine d’auditrices·eurs de nombreuses disciplines des sciences humaines et sociales. À chaque séance, une thématique a été proposée à la réflexion par les co-organisateur·trice·s. Les rencontres étaient organisées en deux temps : une matinée en groupe restreint (deux invité·es, un ou une discutant·e et les co-organisateur·trice·s) ; un temps ouvert au public l’après-midi. La séance de deux heures en matinée avait pour objectif de travailler à partir de supports choisis par les invité·es autour de la thématique proposée afin de formuler ou reformuler une hypothèse de travail. Ce temps visait ainsi à affiner les communications exposées par les invité·es l’après-midi et à permettre au/à la discutant·e d’en réaliser une synthèse analytique. Enfin, la parole était laissée à l’assistance.

Expériences dé-patrimoniales et destitution du patrimoine

3À travers les expériences dé-patrimoniales présentées au cours de la première séance, c’est le terme « destituer » qui a surtout alimenté la discussion avec Jean-Louis Tornatore, Cyril Isnart et Mathilde Bielawski. Nous avons pu approcher la question dé-patrimoniale par deux types d’expériences que cette catégorie tend à recouvrir : celle de l’objet religieux institué ou non en tant que patrimoine (le sanctuaire de Saint Antoine de Padoue à Lisbonne) et celle des expériences alternatives qui interrogent le fait patrimonial (ZAD Notre-Dame-des-Landes). Ces deux cas ont été abordés en ce qu’ils dépassent la « patrimonialisation », voire la contredisent. La lecture des deux invités a amené à discuter la question des ontologies du patrimoine, de leur comparaison et de leurs tensions. En ce sens, il a été question de « destituer la notion de patrimoine en anthropologie » plutôt que de « dé-patrimonialiser les objets patrimoniaux ». Le débat s’est finalement orienté vers une remise en question de l’institutionnalisation du patrimoine notamment dans le monde occidental où son institution comme tel revient à une destitution, une dépossession par l’État des attachements de celles et ceux qui expriment en premier lieu leur volonté de « patrimonialiser ».

Qui (dé)fait les patrimoines populaires ?

4Dans cette séance, c’est le « défaire » des héritages populaires tels qu’observés dans leurs transformations en patrimoine qui a été discuté par Alain Chenevez, Vincent Veschambre et Morane Chavanon. À travers les études de cas de trois lieux « populaires » (Villeurbanne, Musée Tony Garnier de Lyon et le quartier des pêcheurs à Fortaleza au Brésil) le terme « défaire » a permis d’aborder des tentatives d’ennoblissement du populaire, c’est-à-dire, une instrumentalisation des héritages du « bas » par le « haut » qui, par l’extraction d’un discours populaire de sa position sociale et symbolique de départ, le rend « correctement » entendable, lui permet de répondre aux critères normatifs des processus patrimoniaux. Dans le même temps, cet « ennoblissement », s’accompagne presque systématiquement d’une dépossession des couches les plus populaires de leur propre héritage. Finalement, c’est le « succès » de l’entreprise patrimoniale qui semble défaire son objet même.

Hiérarchisation et patrimoines touristiques

5C’est autour de trois expériences touristiques et patrimoniales étudiées par Pascale-Marie Milan en Chine, Sara Ouaaziz au Maroc et Mathilde Bielawski en Tunisie que la notion de « hiérarchie » a été abordée. Les trois expériences montrent que les acteurs touristiques adaptent leurs discours au registre patrimonial dominant pour assurer la pérennité de la fréquentation de ces lieux par le flux touristique. Cela implique que les acteurs effectuent des sélections parmi les objets et les formes de leur mise en valeur : une « hiérarchisation du patrimoine » afin de correspondre à ce qui est économiquement viable. Nous avons alors voulu questionner les objets relégués ou dissonants : est-ce que « hiérarchiser » ne serait pas une façon indirecte de défaire le patrimoine ? Les terrains explorés semblent en effet montrer que les adaptations touristiques en vue du développement économique ou de la reconnaissance politique font des objets patrimoniaux des exceptions qui s’extraient du cadre de la production et de la transmission culturelle qu’ils entendent valoriser.

Déclasser, disqualifier

6La décision de « déclasser » un monument historique se pose comme un cas limite de la perte de valeur patrimoniale. C’est ce qu’a abordé Bastien Couturier à travers les cas de déclassement institutionnel des monuments historiques en France depuis 1900. La demande et la décision de déprotection, souvent du fait d’intérêts économiques ou politiques contradictoires, pose la question des valeurs patrimoniales telles que prises dans un paysage socioculturel plus large, comprenant des dimensions multiples qui s’entrecroisent et s’influencent. Ce sont aussi ces dimensions qui sont approchées par Sophie Brones à travers la « disqualification » d’objets qui n’entrent plus dans les usages locaux du patrimoine. Tel est le cas de l’immeuble Barakat à Beyrouth, extirpé du flux du centre urbain par un projet de muséification porté par la municipalité dans les années 2000. Ici encore, comme l’a souligné Iman Batita, le déclassement ou le changement de nature du patrimoine apparaît comme une forme de cristallisation d’un ensemble de rapports de force sous-jacents. Un phénomène dont l’issue ne peut être postulée à l’avance.

Abandons et désaffection

7Au contraire du déclassement institutionnel, certains objets peuvent souffrir d’abandon ou de désaffection. Michel Rautenberg est d’abord revenu sur la distinction proposée par Xavier Greffe entre patrimoine médaille et patrimoine rhizome. Nous invitant à nous attacher plutôt à la seconde conception, il nous a présenté, à travers l’exemple des mouvements provoqués par l’annonce et la destruction de la tour Plein Ciel à Saint-Étienne, une manière de penser la désaffection comme la manifestation d’une certaine configuration sociale : le faible intérêt patrimonial pour ce bâtiment étant d’abord mis en relief par l’engagement d’un petit groupe d’amateurs d’architecture. Par la suite, Denis Chevallier est revenu sur la mise en place de projets de revitalisation et la manière dont les compromissions patrimoniales autour des techniques artisanales (tweed écossais) ou des noms des produits (bleu de Sassenage) donnent à voir une désaffection du « traditionnel » par celles et ceux qui en sont les dépositaires, en même temps qu’une impulsion par les tenants de ces projets à la recherche de formes d’authenticité. Enfin, Ana Basta est revenue sur le cas des monuments soviétiques, notamment en Yougoslavie. Elle nous a permis de comprendre les mouvements ambigus qui entourent les Spomeniks et autres vestiges brutalistes entre abandon, nostalgie et regain d’intérêts touristiques urbains.

Faire, défaire, ne pas faire patrimoine : pistes pour la recherche ?

8La dernière séance du séminaire a été l’occasion d’une synthèse des travaux. Julien Bondaz a repris les vocabulaires mobilisés lors de ce séminaire pour proposer une ouverture autour du terme « décoloniser » à travers l’exemple du Musée des Civilisations Noires ouvert en 2018 à Dakar. Il s’est posé la question de la place d’une mise en musée contre une mise en patrimoine, notamment concernant les objets restitués par les anciennes puissances coloniales. Barbara Morovich est ensuite revenue sur deux exemples d’espaces urbains, à Strasbourg et Johannesburg, qu’elle nous a présentés non tant pour leur valeur patrimoniale que pour leur capacité à subvertir les mémoires dominantes par leur insertion dans un tissu urbain plus large. D’une certaine manière, ces ouvertures nous ont amenés à questionner la pertinence de la catégorie de patrimoine pour rendre compte de ce qui importe, et des manières de ne-pas-faire ou de défaire le patrimoine comme expression de ce à quoi l’on tient.

9La richesse des échanges incite à envisager sérieusement la promotion d’un pan de recherche en études critiques du patrimoine sur les questions dé-patrimoniales. En effet, la notion de dé-patrimonialisation et ses déclinaisons ont montré quelques limites : leur propension à nous faire sortir complètement du champ du patrimoine ; leur difficile utilisation, due peut-être autant à nos habitudes qu’à leur caractère fuyant. Pour autant, l’étendue des travaux qu’ils sont susceptibles de stimuler en remettant au cœur de la discussion scientifique l’enjeu même de la patrimonialisation et ses rapport avec les contextes socioculturels où elle prend place paraît grande et doit encore être défrichée.

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Pour citer cet article

Référence papier

Romain Bertrand et Mathilde Bielawski, « Dé-patrimonialisation »Journal des anthropologues, 170-171 | 2022, 229-232.

Référence électronique

Romain Bertrand et Mathilde Bielawski, « Dé-patrimonialisation »Journal des anthropologues [En ligne], 170-171 | 2022, mis en ligne le 28 avril 2023, consulté le 01 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/jda/12676 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jda.12676

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Auteurs

Romain Bertrand

LADEC – Université Lyon 2
Courriel : r.bertrand@univ-lyon2.fr

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    Paru dans Journal des anthropologues, 104-105 | 2006

Mathilde Bielawski

LADEC – Université Lyon 2
Courriel : mathilde.bielawski@univ-lyon2.fr

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