1La crise sanitaire ouverte en 2020 a marqué les trois longues dernières années. Elle a engendré nombre de bouleversements profonds et durables qui convoquent autant de tentations de les nier que de désirs de mieux les cerner ou encore de mettre en place des stratégies pour leur faire face. Témoignant d’un effort herméneutique, cette nouvelle livraison du Journal des anthropologues intervient peu après la publication, sous l’égide de l’Association Française des Anthropologues, de deux ouvrages collectifs, Anthropologie d’une pandémie (Selim, 2020) et Devenir en régime pandémique ? (Selim & Phélinas, 2023) qui montraient déjà que notre collectif se saisit de ces questions.
2Les crises sanitaires sont l’un des éléments-clés d’un réordonnancement du monde global, aiguisant les pôles d’hégémonisation. Elles sont aussi un stimulant capitalistique accroissant de façon inédite et dangereuse les inégalités aux différentes échelles. La pandémie se révèle corollairement la matrice de remises en cause idéologiques et politiques et de bricolages inédits qui n’ont fait que s’accentuer avec la hantise de la contamination, l’angoisse des lendemains et le spectre de la catastrophe écologique.
3Ce contexte est devenu un catalyseur de nombreux questionnements sur des normes sociales plus ou moins acquises et établies et participe au surgissement et à la cristallisation de nouvelles représentations. Les formes de pensée, d’exister, d’agir, de croire en paraissent renouvelées, hybridées, mettant leur empreinte sur les mobilisations sociales et politiques, individuelles et collectives, dont la nature apparait immédiatement fragmentée, fissurée, complexe. L’imbrication entre des visions du monde, des « croyances » et des mobilisations est à lire de manière diachronique, sans oublier comment, dans des époques précédentes, des mouvements d’inspiration proche ont pu réagir face aux prémisses dramatiques de la société industrielle qui se mettait en place.
4Le mot « croyance » est ici à entendre dans un sens large qui dépasse largement le cadre religieux et fait référence à une « énigme », comme l’affirme par exemple Paul Ricœur, celui de « tenir-pour-vrai ». Nous espérons lever le voile sur certaines de ces énigmes dans les articles qui composent ce dossier. Les auteur·e·s cherchent notamment à comprendre les « modalités de l’assentiment » dans un processus théorique (le travail symbolique du croire), mais également pratique (le faire). Ils cherchent à expliquer les modalités de nouveaux agencements entre subjectif et objectif et les raisons de leurs émergences. Des formes de croire généralement reconnues (scientifiques, par exemple) sont désormais questionnées, appelées souvent « alternatives », caractérisées par la mise en doute d’autorités (médicales, médiatiques, politiques…) et de leurs interprétations dites mainstream de la réalité. Ceci atteste tout d’abord d’une crise de l’expertise, ou du moins de sa banalisation ouvrant à des appropriations qui manifestent sa démocratisation mais aussi sa potentielle manipulation. Entre complots et conspirations (Multitudes, 2023, n° 90), il devient difficile de se situer.
5Les auteur·e·s de cette livraison du Journal des anthropologues nous permettent d’aborder la crise sanitaire de la Covid‑19 à travers des points de vue plus larges sur les épidémies présentes et passées, en lien avec des questionnements identitaires ou encore écologiques, à partir de logiques globalisées ou de réalités socioculturelles particulières, redéfinies ou ré-agencées par des crises sanitaires majeures.
6Chimaobi Onwukwe, Godwin I.N. Emezue et Ibekwe Chinwe Nwizu, auteurs de l’article « Neologism and sociocultural logics of the interpretation of Covid‑19 information in rural communities in Igbo land, Nigeria », mettent en exergue la transmission de l’information sur la pandémie dans un contexte local, le pays igbo (Nigeria) à travers une analyse sociolinguistique. Dans ces communautés rurales, on utilise des néologismes et des métaphores qui inscrivent bien souvent la maladie dans le système symbolique igbo, tout en réactivant parfois des images déjà utilisées pour des crises sanitaires antécédentes, par exemple celle du VIH/SIDA qui, comme la Covid, est, selon les témoignages récoltés, une maladie qui se termine avec la mort.
7Dans un tout autre lieu, Judith Hayem et Barbara Morovich analysent un exemple de ré-agencement d’éléments culturels préexistants, cette fois-ci en milieu urbain défavorisé dans « Un jardin urbain rastafari face au Covid en Afrique du Sud ». Les auteures montrent la compatibilité entre la philosophie rastafari panafricaniste et anticoloniale et l’humanisme « ubuntu » post-apartheid à l’époque de la Covid. Ce système de pensée érige la communauté en valeur suprême et empêche de facto les rastafaris de choisir l’isolement et le confinement.
8La fondation, la refondation où le renforcement d’un groupe social à l’époque pandémique est un élément paradoxal mis en avant dans plusieurs articles. Dans « L’expérience carcérale en régime pandémique. Vie quotidienne et économie interactionnelle dans les prisons françaises durant la crise sanitaire », Vincent Rubio, Léo Farcy-Callon et Lara Mahiqui montrent l’éclosion de nouvelles solidarités et une dynamique relationnelle inédite entre l’administration pénitentiaire et les professionnel·le·s de santé. L’article de Lucie Dubois sur les « Pratiques écoféministes en pandémie : la lutte antinucléaire quotidienne à Bure » va dans le même sens : des pratiques qui sont une critique en acte du système dominant deviennent le signe d’une accélération de la contestation durant la crise sanitaire. Cette critique se traduit d’un côté par une répartition autogestionnaire à visée féministe du travail et de l’autre par une accélération de la mobilisation, confortée dans la remise en cause d’une société patriarcale qui exploite les minorités sexuelles et raciales.
9Mais « comment parle-t-on » de la pandémie et comment communique-t-on cette réalité ? La « traduction » (traducere : transporter), c’est-à-dire, dans le sens large, la communication et/ou l’information à propos de l’épidémie, au-delà de l’exemple igbo déjà cité, sont des questions explorées également dans l’article sur « L’expérience carcérale en régime pandémique ». Selon les auteur·e·s, l’irruption du virus en prison se fait à travers un bombardement médiatique insupportable mais également grâce à l’invention d’outils de communication nouveaux et d’initiatives qui permettent de tenir dans cette situation éprouvante (On était confinés dans le confinement !). Certes, des attitudes « complotistes » peuvent éventuellement surgir, mais les auteur·e·s insistent plutôt sur des réactions pragmatiques face à l’épidémie en prison.
10L’importance du numérique dans les mouvements contre la vaccination est par ailleurs évoquée par Jérémy Ward dans l’entretien qu’il nous a accordé et qui nous permet de revenir sur un élément crucial : parce qu’elle a provoqué un bond en avant exceptionnel de l’emploi des outils de communications numériques, la pandémie a débouché sur une numérisation généralisée des univers privés et publics avec une dématérialisation accélérée de nombre de services qui laissent de côté un grand nombre de gens (Judith Hayem, Louis Moreau de Bellaing & Wenjing Guo, 2023).
11Et c’est sur la limite des termes comme « antivaccin » ou « théorie du complot » et sur l’analyse de ce qu’ils cachent que se penche Jérémy Ward dans l’entretien sur « Les vaccins entre science et politique ». Ces termes sont construits (par des journalistes, des scientifiques, etc.) de manière à délégitimer des groupes et des individus qui ont des visions complexes vis-à-vis de la vaccination. Le terme « hésitation vaccinale » met, lui, en lumière des connexions plurielles entre ce qui relève de la science et ce qui relève du politique. Dans l’entretien, J. Ward montre que l’épidémie de grippe aviaire A‑H1N1 de 2009 a favorisé l’émergence, tardive en France, d’un débat public par rapport au vaccin. Il pointe le paternalisme gouvernemental en matière de communication vaccinale et la légitimation d’une parole politique via la critique vaccinale.
12La comparaison avec d’autres épidémies, plus lointaines, permet d’éclairer comment elles ont contribué à forger les imaginaires de l’épidémie l’actuelle. Dans « Les politiques sanitaires de Lyon contre les engraisseurs de peste au temps des guerres de religions », Aurélien Roulet donne à voir l’étiologie d’une épidémie au XVIe siècle. Si l’origine première est divine, l’ancrage de l’épidémie arrive par l’air et les miasmes. On déploie alors une prophylaxie urbanistique (nettoyage des rues, suppression des sources d’eaux stagnantes, amélioration de la circulation intra-urbaine) et, parallèlement, on identifie les populations par lesquelles l’épidémie se répand, les mauvais citoyens qui sont à surveiller, à cadrer, à punir. Ce lien entre épidémie et tensions politiques est éclairé également par J. Ward : il est essentiel, nous dit-il, de s’intéresser à « la manière dont les vaccins se voient traités politiquement. » Les vaccins, somme toute, « ce n’est vraiment pas que de la science. » La critique politique caractérise également la communauté rastafari du Drill Hall (Johannesburg), en résonance avec la culture de la résistance à l’apartheid ; mais on y reconnait aussi la marque des réseaux sociaux et de la circulation de certaines thèses dites « complotistes ».
13Pour rester sur cet exemple, les rastafaris réinventent des modes de faire qui sont à la fois des formes de travail symbolique et des pratiques exprimant des relations complexes à la nature en ville. Leur jardin urbain devenu élément de purification pour faire obstacle à la maladie en témoigne. Finalement, la relation à la crise sanitaire joue aussi sur des soubassements postcoloniaux : que cela soit à Bure (France), à Johannesburg (Afrique du Sud) ou encore en pays igbo (Nigeria), le monde occidental est vu comme colonisateur et extractiviste alors que ces groupes expriment une volonté de réappropriation de leurs racines, notamment alimentaires. La pandémie fournit alors des opportunités d’éroder le système dominant et agit comme un accélérateur de la désertion du monde capitaliste, comme l’écrit Lucie Dubois.
14Finalement, les auteur·e·s nous montrent que la crise sanitaire inscrit des individus et des groupes dans de nouvelles relations à l’espace urbain et rural, selon les principes de l’autosubsistance et de la solidarité : la résistance à l’époque de la Covid à Bure est le signe de l’attachement à un territoire, paradigme d’un changement radical où l’implication féministe fait écho à des mobilisations écoféministes et antinucléaires antérieures.
15Le surgissement de ces nouvelles cosmogonies holistiques, bien que bigarrées, débouche sur de nouvelles envies d’être au monde. L’importance donnée aux signes, aux symboles, aux bricolages frappe et invite à mieux comprendre la richesse sémantique de ces mouvements qui se servent abondamment de la performance et de l’image médiatique. L’éparpillement des mouvements, leur composition hétéroclite en termes de classes sociales, leurs contradictions internes qui ont fait parler de « confusionnisme » et l’absence d’une hiérarchisation forte sont manifestes. Comment la recherche en sciences sociales se saisit-elle de ces questions ?
16Jeremy Ward pointe un élément auquel nous souhaitons donner une résonance particulière : il pose la question du rapport de la « communauté scientifique » au vaccin et à la recherche sur les réactions aux vaccins ; par le terme de « communauté scientifique » il entend surtout le milieu médical qui a des difficultés à penser la vaccination en relation au politique et, plus largement, à des systèmes de valeur. En ce sens, la « science » est incapable de structurer et d’influencer le débat public et elle est largement instrumentalisée par le politique. Mais quelle est la place des sciences sociales dans ce débat ? Selon Ward, le plus souvent il y a absence de débat entre ces deux communautés de recherche ou encore, il y a le risque que la recherche en sciences sociales soit assujettie à l’univers médical, sauf là où des projets sont pilotés par des chercheur·e·s en sciences sociales. D’ailleurs et de manière générale, il nous parait clair qu’il ne faudrait pas isoler les chercheurs du reste de la société. Il serait désormais utile de se pencher sur les changements internes au champ de la recherche en sciences sociales en relation avec la pandémie. La période de la Covid s’est accompagnée d’une conscience écologique amplifiée des risques que court la planète. Elle s’est traduite par un nouvel élan donné aux idées de coproduction des connaissances, de recherche collaborative, coopérative et participative. On y croise une foule d’acteurs et d’actrices doté·e·s de savoirs et savoir-faire à valoriser parmi lesquelles les femmes et les autochtones sont au premier rang. Recherche appliquée, impliquée, d’intervention sociale à visée émancipatrice, cette perspective remanie considérablement les méthodologies en usage depuis les années 1960‑70, en faisant de la/du chercheur·e un élément mobilisateur et de la recherche un dispositif de transformation sociale.
17Si ce type de postures a été très en vogue à différentes périodes du XXe siècle où elles se fondent généralement sur des représentations politiques associées à la révolution, leur renouvellement connaît un succès d’autant plus grand que des sentiments d’urgence en regard du climat, de l’environnement et des disparitions d’espèces multiples font éclore l’éco-anxiété, dite aussi « solastalgie » et la détresse psychique. Face aux orientations méthodologiques actuelles qui érigent différentes formes de collaboration avec les sujets étudiés en nécessité éthico-sociale — et qui concernent au plus haut point les anthropologues —, certaines démarches ont connu une aura nouvelle avec la pandémie. C’est notamment le cas du « tournant ontologique » en anthropologie qui mérite une attention particulière (Keck, Regehr & Walentowitz, 2015). Il faut en effet comprendre son succès à deux niveaux, celui, interne au champ académique comme orientation scientifique, mais aussi sa dimension de gîte pour les croyances de toutes sortes qui pénètrent les chercheur·e·s comme tou·te·s les citoyen·e·s. En se situant à l’interface des engagements pour l’environnement et des nouvelles pratiques et formes de vie plus respectueuses de la « nature », le tournant ontologique se donne à penser comme une réconciliation entre la société civile et la science, mettant fin à une rupture entre ces deux univers appréhendés dans un rapport de domination. Sans entamer la réflexion critique de l’ontologie invoquée, soulignons qu’il y a là un réel basculement épistémologique par lequel se voient abandonnées les questions d’organisation sociale, économique, politique, hiérarchique, de pouvoir — centrales pour l’anthropologie — pour s’interroger sur les relations personnelles avec le vivant, y compris sous l’apparence des entités invisibles qui l’habitent dans les représentations symboliques revisitées.
18Dernier élément qui nous parait intéressant à souligner, durant ces trois dernières années de pandémie, peut-être à cause des temps de confinement, des chercheur·e·s se sont lancé·e·s au terme de leur carrière dans la rédaction de leur autobiographie, choisissant de la publier, de la réserver — avec un tirage à compte d’auteur — à de petites dizaines d’ami·e·s ou encore, de la fictionner pour rendre méconnaissables tous ceux et celles qu’ils et elles allaient citer (Jean-Pierre Digard, Daniel Welzer-Lang, Sonia Dayan-Herzbrun, Djallal G. Heuzé, Rose-Marie Lagrave, etc.). Ces documents qui, dans leur diversité, impliquent un retour plus ou moins critique sur soi, sont un matériau qui apporte beaucoup à une réflexion diachronique sur les choix méthodologiques de position du/de la chercheur·e et sur la manière dont les temps sociaux, économiques et politiques ainsi que les crises globales — comme celle que nous venons de traverser — les bousculent, les réinitient et les remodèlent. Ces auto-récits de vie permettent ainsi de penser de manière réflexive la pandémie et les croyances qu’elle a enclenchées dans notre propre communauté professionnelle. Celles-ci constitue un reflet et un analyseur spécifique de la société globale.