1Depuis sa démocratisation croissante via la photographie, une déclinaison au moins du portrait a cette spécificité d’être une pratique à double facette : selon les moments de la vie sociale, une même personne pourra faire portrait ou être l’objet du portrait, c’est-à-dire l’émettre et le réaliser, le travailler ou, de l’autre côté du miroir, le réceptionner et, peut-être, le décortiquer, se l’approprier ou le rejeter. En ce sens le rapport que chacun et chacune entretient au portrait visuel est devenu ordinaire et expansif, sans attache à une discipline particulière, de l’ordre d’une expérience totale, dans une synchronie entre position d’objet et de sujet. Dans les pages et articles qui suivent, loin de vouloir faire du portrait un champ constitué, une approche large et parfois contradictoire des différentes tournures de portraits se dessine tant visuelles que textuelles. Celles-ci peuvent être inclusives ou exclusives, relever des sciences sociales et en être à l’occasion la béquille, ou proposer des pas de côté, avec pleins et déliés, quelques risques aussi. « La force de l’image », nous dit Louis Martin (cité par Belting, 2004 : 241), « c’est la lumière et son inséparable et transcendantal revers, l’ombre, l’invisible de la lumière dans la lumière-même ». Le portrait, ce n’est pas toujours une image mais même alors, il y a comme des airs de famille.

Les motions du portrait

2Évoquer la notion de portrait peut se référer aux domaines scripturaires, picturaux, épistolaires, radiophoniques, cinématographiques, épigraphiques… Le portrait, c’est tout à la fois le rendez-vous littéraire de mots souvent académiques, parfois techniques – pensons aux notices qui décrivent, par le menu, le mode d’emploi, le fonctionnement et les rouages d’un appareil électroménager – et des images fixes, en mouvement ou en volume. Une omniprésence en somme, qui mobilise tous nos sens et fait appel à la raison autant qu’à l’émotion, émotion qu’il faut entendre comme émoi et comme motion, c’est-à-dire déplacement.

3C’est bien par ce potentiel de déplacement, de décentrement du regard et de la perception, pour qui le reçoit mais aussi le modèle, que le portrait intéresse à la fois la littérature et l’art (pensons au cubisme qui en décomposant les visages et les corps questionne notre rapport à la forme) ou encore la philosophie (le garçon de café de Jean-Paul Sartre dans L’Être et le néant (1943), qui « joue à être garçon de café » faute d’oser ou de pouvoir exister librement). Pour les sciences humaines et sociales, ce potentiel, régulièrement étendu et transformé par de nouveaux outils – de l’appareil photo et sa pellicule argentique au téléphone portable et ses clichés numériques, dématérialisés et démultipliables au fil des réseaux sociaux – justifie à lui seul que le Journal des anthropologues s’empare du sujet. Car le portrait porte le fond et la forme, la production de connaissance ou de réflexion, contre la fatalité, la possibilité d’interférence sur L’Histoire à venir (Boucheron & Hartog, 2018) et la manière d’y accéder. Les cartons d’archives, les entretiens, les observations et autres carnets de terrains sont constitués de bribes de portraits. Pour donner vie aux restitutions d’enquêtes, des esquisses, des montages d’extraits d’entretiens, des bouts de conversation, de récits, d’anecdotes jugées significatives, de statistiques, de photographies et de références triées sur le volet accompagnent les conceptualisations. Les portraits sont autant matériau, méthode que discrétion du sens selon qu’on se focalise sur leur recueil, leur langage de partage ou ce dont ils témoignent en creux.

5À la suite de cet ouvrage, ce dossier du Journal des anthropologues tente à sa mesure de questionner la place du portrait, son statut et sa pertinence en anthropologie et en sociologie, comme en histoire et en art. Doit-on nommer la théorie pour faire théorie ? En quoi le portrait est-il une manière spécifique de l’exprimer ? Comment ses traits se dessinent-ils ? S’apparente-t-il, lorsqu’il est unique, à la monographie ? À ce titre, craint-on que s’éloignant de la mise en abîme de la comparaison, il soit rétif aux montées en généralité ? Dans l’échelle de nos hiérarchies académiques, il peine à atteindre le prestige de l’abstraction, entendue comme la plus noble des théorisations. Quelles formes d’écritures font alors légitimité ? Déchéance, oraison, hommage, ego-histoires d’une HDR (davantage apparentée à l’autoportrait), lynchage, in memoriam (voir celui consacré à Marc Augé) ne sont-ils que des mises en scène de l’autre ou de soi, de simples instrumentalisations ? Sont-ils à l’inverse toujours davantage que des singularités ?

6Des portraits sont dressés de qui a un nom, voire est célèbre, de qui n’en a pas ou plus ou de qui s’en est vu changer par le truchement d’anonymisations jugées protectrices (Coralie Morand interroge ici cette pratique dans la restitution de son terrain en zone génocidaire au Guatemala). Des portraits se dessinent en négatif, sans visages mais avec une histoire commune : pensons autant au soldat inconnu et à sa flamme que, sur les murs des édifices mémoriaux du monde entier, aux listes de noms de victimes, de la Shoah ou de la guerre au Vietnam par exemple, ou encore aux collages sauvages sur les bâtiments des villes de France qui rappellent qu’à telle date, un nouveau féminicide a eu lieu. Que propose le portrait pour faire sens et garder trace ? Comment dialoguent la rencontre – l’émotion de cette rencontre, la possibilité de projection qu’elle provoque (par exemple le Donjon, édifice anthropomorphisé de Liège qui émerveille et que décortique Emeline Curien) – et la prétention de faire recherche ?

7Ce dossier invite à tordre et à distendre un ensemble de portraits, de personnes ou de choses, inconnues ou connues, ordinaires ou prestigieuses, à les faire parler autant d’elles-mêmes qu’au-delà d’elles-mêmes, du poids du monde social et environnemental qu’elles portent, des peines et des bonheurs arrachés ou arrangés dont elles témoignent. Il vise autant à penser la complexité par le petit trou de la serrure, qu’à soulever parfois le pan d’une illusion, un manque, une futilité. Entre les lignes ou de front, il entend questionner de quoi l’usage du portrait peut être le nom, entre les tactiques et stratégies chères à Michel de Certeau.

Les moments du temps

8Autre caractéristique du portrait : l’articulation qu’il permet entre le temps long des annales, nécessairement anthropologique dans son rapport à l’histoire, et la saisie des étapes de la contemporanéité, cette saisie faisant pleinement partie de la politique éditoriale et des ambitions du Journal des anthropologues au cours de ses plus de quarante années d’existence. Car « le facteur temps sous-tend toute élaboration du portrait » (Vincent-Massard, Camelin, Jungen, 2011 : 21). Le portrait consigne plusieurs temporalités, permet de faire éprouver la durée d’une vie et de faire ressortir la part de l’histoire dans les trajectoires individuelles. À suivre Albert Piette, faire portrait c’est « étudier des existences, des individus singuliers qui vivent, c’est-à-dire qui continuent d’instant en instant, de situation en situation » (Piette, 2011 : 206).

9Historiquement, le portrait est d’abord une tradition ancienne réservée à une élite, par exemple les portraits des filiations nobiliaires le long des escaliers monumentaux, les chefs de lignées et parfois leurs épouses, plus tard les patrons d’industrie – les hommes et les femmes qui laissent un nom et un visage dans l’histoire. Il devient vite une possibilité transformée, démocratisée et renouvelée par le progrès technique. Depuis Nicéphore Niépce et Louis-Jacques Daguerre, entre caves et greniers, les cartons de vieux albums qui prennent l’humidité s’accumulent. On ne compte plus les photos en noir et blanc puis en couleur du nourrisson poseur, des mariés captés devant le plus beau parc de la ville, du baptisé et de la communiée, parfois même du défunt endimanché, raide et veillé dans sa chambre dernière. Il s’agit de fixer l’événement par leurs acteurs, héros et héroïnes du moment. C’est alors une réappropriation du prestige et de la respectabilité par des gens de moins, des femmes et des hommes ordinaires. En ce sens, le portrait est davantage qu’une simple figuration. Plus exactement, la figuration et « l’envisagement » (pour reprendre le terme employé dans les pages qui suivent par Dominique Dehais) parlent et, à y être attentifs, sont même particulièrement loquaces, au-delà des figures, visages, personnes, édifices, usines… représentés ou décrits. Soit une écriture à rebours du caractère secondaire dont le cinéma a abîmé la figuration, comme une discrétion ou une foule indistincte qui ne fait que mieux mettre en lumière la star, soit un focus qui rappelle des temps où seuls les puissants étaient l’objet de l’histoire et des portraits. À contre-courant, la figuration et l’envisagement qui nous intéressent ouvrent sur des processus sociologiques (Jean-François Laé dans l’entretien qu’il nous a accordé pour ce dossier et dans ses publications, notamment 2018) ou anthropologiques (David Le Breton dans les mots qu’il échange avec Laura Apolonio, et 2022). Autrement dit, pour paraître détail d’un monde, moment parmi le temps, événement dans la grisaille ou le quotidien, le portrait cache souvent un tout, un système, et ses déraillements : il déborde quasi systématiquement son cadre. Ce débordement vers le social est compris dans les portraits eux-mêmes, dans leur incarnation (chez Laé, ce sont des matriochkas de portraits), ou il est l’objet de la théorisation, lorsque parfois les noms, les traits et les histoires de vie s’estompent à la faveur d’une réflexion sur leur sens global à une époque donnée (c’est davantage le cas avec Le Breton).

Aux risques du portrait

10Mais si, le plus souvent, en sciences sociales, le portrait vise officiellement à faire éprouver et à illustrer les normes, les représentations, les difficultés et résonances structurelles et conjoncturelles, les échos entre une socio-histoire particulière et une société contextualisée dans son ensemble, l’usage qui en est parfois fait explique qu’il n’ait pas toujours bonne presse. Parce qu’il a pu servir des entreprises dogmatiques, glorifier des dictateurs, établir la hiérarchie des « Grands Hommes », il a pu être suspecté d’installer des hagiographies héroïques trompeuses et d’asseoir des propagandes. Il aurait donc un pouvoir, un pouvoir à ne pas mettre entre toutes les mains – un pouvoir du portrait comme il y a un « pouvoir du récit » (Laé, Madec, Murard, 2016), pour le meilleur et pour le pire. Transposés aux sciences sociales, ces risques continuent-ils insidieusement de se manifester ou sont-ils contrés ? Si oui, comment ? En somme, de quoi le portrait est-il le nom pour qui s’en empare afin de tricoter sens et communication ? Dans ce tricotage, que trouver de commun ou de divergent entre la peinture du monarque en majesté, les éternelles photos de classe et les rafales de selfies des smartphones ? Il arrive que plutôt qu’être une bribe qui permet d’accéder à un tout, de rendre ce tout perceptible – en d’autres termes, d’être la possible pédagogie du système ou encore la manifestation concrète de l’abstraction – le portrait soit le cheval de Troie faussement anodin d’entreprises affirmées ou inconscientes de contrôle et de domination, en somme un instrument idéologique.

11Pourtant, le portrait ne nous confronte-t-il pas toujours à une forme d’insaisissabilité des individus et des mondes sociaux que nous essayons de décrire ? Toujours fragmentaire, conjuguant plusieurs regards, ces portraits restent bien souvent des « esquisses anthropographiques » (Vincent-Massard, Camelin, Jungen, 2011), une faille et une honnêteté peut-être, les limites de la certitude. Le portrait donne également accès aux cuisines de l’enquête en laissant voir la relation de l’ethnographe aux personnes rencontrées – telle la présence du portraitiste ou son reflet dans la peinture. Dans notre échange, Jean-François Laé revient justement sur la relation au long cours avec celles et ceux qu’il a rencontré·es dans les cités pauvres ou les archives. Ainsi, dans bien des cas, le portrait dévoile moins l’assurance des savoirs scientifiques que les mouvements, parfois indéchiffrables, du vif que l’on saisit. Lorsque la chercheuse ou le chercheur ne sait plus trop, le portrait peut venir à l’aide.

Le tri, toujours le tri

12Faire portrait, c’est aussi toujours opérer un tri, en l’occurrence, un tri significatif : pourquoi tante Odile n’a-t-elle jamais son gros plan lors des photos de famille de Noël ? En souffre-t-elle en silence ou à hauts cris ? Est-elle la mal-aimée ou se soustrait-elle volontairement à l’objectif ? Mais alors, faire portrait peut-il faire violence ? Certaines religions s’en méfient voire le bannissent. On pense à l’Islam mais on se souviendra également de la bataille des iconoclastes contre les iconodoules dans l’empire byzantin, « crise des images » des vii^e au viii^e siècle qui vida les églises des portraits de saints et de saintes, des représentations de Marie et du Christ, et les remplaça par des formes abstraites, sans visages, sortes de peintures modernes avant l’heure. De même, de nombreuses obédiences du protestantisme expliquent leur rejet des représentations des personnages bibliques par le fait que ces dernières limitent l’élévation spirituelle et la relation directe à un dieu insaisissable, précisément rétif au portrait charnel.

13Depuis le numérique, quels clichés imprime-t-on et selon quels critères ? Dans la masse des archives judiciaires et des paroles soutirées, comment l’histoire de cette prévenue a-t-elle su se retrouver sous la plume du chercheur lorsqu’une autre, qui a tout autant laissé traces, n’a pas les faveurs des écritures académiques ? Ces questions, apparemment banales, rejoignent celles concernant les faits divers : lesquels font succès, s’étalant à loisir et à répétition dans la presse quotidienne régionale et nationale, sur toutes les ondes, lorsque d’autres s’arrêtent au mieux à un maigre entrefilet ? Lorsque Jean Rolin choisit, dans son roman La clôture (2002), de doubler sa présentation des maréchaux d’Empire qui donnèrent leur patronyme aux boulevards qui enserrent Paris avec la fin tragique de Ginka Trifonova, jeune prostituée bulgare assassinée en 1999 près d’un de ces boulevards du XIX^e arrondissement, ce n’est pas un hasard. D’autres assassinats de travailleuses ou travailleurs du sexe sont recensés chaque année dans la capitale. Pourtant, celui de Ginka Trifonova aura occupé les médias, les journalistes et les chercheuses pendant plus de 20 ans. Au début des années 2000, des prostituées des bois de Vincennes et de Boulogne s’y référent en ayant transformé l’affaire en légende urbaine (Deschamps, 2011) ; en 2007, France 3 produit Un corps sans vie de 19 ans ; en 2018 le journaliste Philippe Broussard publie À la recherche de Ginka ; en 2021, la justice rouvre le dossier ; en 2023, Europe 1 diffuse un feuilleton fort mal nommé « La morte qui n’intéressait personne »… Comment saisir, autre aspect de « l’hôtel-portrait », que voulant rendre hommage ou sortir de l’ombre, il dessert parfois ? Ainsi, jusqu’à très récemment, lorsque l’on évoquait une femme architecte, peintre ou sculptrice, on parlait surtout de la personne, de sa vie sans son œuvre, se dédouanant à bon compte de ne citer le plus souvent que les réalisations de ses confrères. Autrement dit : que cache de l’action la vie mise en récit ?

Le portrait comme médiation

15L’Oblomov d’Ivan Gontcharov (2016), l’Alice de Lewis Carroll (1996), le Jean Valjean de Victor Hugo (2009) sont des « portraits mythes » de la littérature universelle. L’homme au ressort cassé est paresseux par goût, léthargique par choix. La petite fille endormie embarquée dans un conte onirique, fantaisiste, nostalgique, témoigne d’un monde que l’adulte a perdu et ne peut retrouver. Le forçat condamné, impérissable, absous, devenu industriel puis maire n’hésite pas à tout sacrifier pour le bonheur de Cosette, sa fille adoptive. Tous trois sont des personnages paradigmatiques de la condition humaine dans ce qu’elle a de minable, fantasmagorique et aventureuse. Plus récemment, des écrivaines et des écrivains ont su saisir et offrir au lecteur les dessous, strates, couches de la vie ordinaire de leurs concitoyens. Pensons à Svetlana Alexievich, dont l’un des points communs avec Jean-François Laé est d’avoir été éducatrice, et à sa méthode d’enquête (leur méthode d’enquête), visant à éclairer les intimités des inconnus, sans voix et autres laissés pour compte. Son travail de journaliste finit par faire littérature, avec la consécration du Nobel en 2015 : elle fait raconter la guerre aux femmes soldats de l’Armée Rouge pendant la Seconde Guerre mondiale (1985) ; dans son livre le plus connu, La Supplication, ce sont les conséquences de l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl pour des milliers de biélorusses vivant à ses alentours (1997) ; les traumatismes des soldats soviétiques engagés dans la guerre contre l’Afghanistan sont aussi parlés par le biais de portraits (1990) ; enfin les affres des désillusionnés de l’espace post-soviétique depuis la Perestroïka, les suicides, sont décrits dans Ensorcelés par la mort (1995). Son écriture, alimentée à partir de centaines de témoignages ordonnés, reste sobre, limpide, franche. Sans relater jamais une histoire singulière, son inflexion narrative devient celle de millions de femmes et d’hommes qui dans la seconde moitié du xx^e siècle ont cherché à combattre l’envahisseur, se sont sacrifiés pour défendre leur nation, se sont soutenus pour atténuer les outrages de la guerre et de la catastrophe. Ses portraits ne sont et ne font qu’un. Ils transpirent de récits du malheur sans fin, du particulier à l’universel, où la mémoire collectée devient collective et trace le chemin d’une historicité.

16L’œuvre d’Alexievich et la maîtrise qu’elle a du portrait ont cet intérêt pour les sciences sociales d’être un trait d’union, entre une attention à qui connaît et vit les difficultés par ses premières implications dans le travail social, une volonté d’informer et de faire penser via son activité de journaliste, et l’émotion, l’émoi et le déplacement, qu’elle espère provoquer chez ses lectrices et lecteurs. Cette écrivaine de pays russophones, entre Ukraine et Biélorussie, est par ailleurs bien placée pour connaître les deux facettes du portrait, tantôt propagande et appui au dictateur, tantôt débordement du cadre pour espérer faire vaciller des pouvoirs oppressants. Ses écrits obligent aussi à décloisonner les registres et, implicitement, à répondre à qui, en sociologie ou en anthropologie, affirmerait que le portrait n’a sa place qu’en image, en art ou en littérature.

Résonances

18Tous quatre, sur nos terrains respectifs ou communs (Deschamps, Laé, Overney & Proth, 2018), avons étiré le portrait de lieux et de quelques-unes de nos figures vues et revues, écoutées et réentendues. Les lieux peuvent être le grand ensemble de la Duchère à Lyon et son formidable tissu associatif (Overney, 2019), une école d’architecture et ce qu’elle porte de tensions entre différentes façons de faire discipline (Deschamps, 2021), le Volcan au Havre, via un collaborateur d’Oscar Niemeyer (Dousson & Proth, 2020). Quant aux personnes croisées lors de nos enquêtes, elles ont pu nous livrer leur intimité empêchée (Proth, 2005) ou les petits riens de leur vie quotidienne consignés dans leurs correspondances privées (Overney, Laé, 2021), ou encore évoquer leurs débrouillardises à s’arranger avec la pauvreté, l’orientation et le stigmate sexuels (Deschamps, 2011), la contamination par le VIH, l’exclusion, l’addiction… Leurs paroles, signes, situations nous ont servi à éclairer les pans d’une histoire sociale, où se jouent des moments d’accalmie familiale, de maîtrises d’excès, de boulots journaliers en embauches temporaires, d’hébergements négociés, de dettes oubliées… Des événements qui, bout à bout, nez-à-nez, au ras du sol font et défont nos enquêtes. Car sans le bon vouloir de se laisser voir de nos informatrices et informateurs, nous, sociologues et anthropologues, ne serions rien.

19Non que, à la manière de Rose-Marie Lagrave dans sa Conversation avec Annie Ernaux (2023) ou dans son autobiographie Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe (Lagrave, 2021), le portrait (ou l’autoportrait) soit à nos yeux le sujet en soi. Mais à l’instar du récit, il est la chair, le sensible, l’accessible. Faire avec le portrait, l’écrire, le composer, le monter dans l’arsenal global du social et de la narration, nous y invitons sans en faire forcément l’alpha et l’oméga des sciences sociales, sans en faire le passage obligé… Excepté par touches d’actualisation et de réitération, la lecture de ce dossier n’apportera ni réponses définitives ni nouvelles perspectives théoriques ou empiriques. Nous aimerions simplement qu’elle invite à partager des événements narratifs reliant des témoignages, des moments et des lieux singuliers porteurs d’une trajectoire universelle. Peut-être, également, prenons-nous, entre les lignes de cette introduction et des articles qui la suivent, position contre une tendance contemporaine au calibrage linéaire des attendus sociologiques ou anthropologiques (et de nombreuses publications), laissant croire un peu vite que nous savons à coup sûr faire science froide, sans le secours de celle, de celles et de ceux qui, sur le terrain, dans nos archives, dans nos paysages, disent pourtant que rien n’est tout à fait d’équerre.