La liberté académique à l’épreuve
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- 1 https://liberte-academique.fr/
- 2 Pascal Maillard, Un professeur d’université suspendu pour un tweet, Le club de Mediapart, 28/11/202 (...)
- 3 Notamment, l’Observatoire des libertés académiques et du droit d’étudier (OLADE, 2021) d’Academia h (...)
1L’Association française des anthropologues a adhéré à l’Association pour la liberté académique ALIA, créée en juillet 2024 et qui compte déjà 350 adhérents, un site1, des statuts, une liste de diffusion. Dans le contexte politique actuel où chercheur·ses et enseignant·es chercheur·ses se voient bâillonné·es et sanctionné·es – y compris pour un tweet situant le début d’incendie sur le site de l’Université de Nouvelle Calédonie dans une spirale de violence et appelant à « recréer du lien social »2 – promouvoir et défendre la liberté académique est essentiel. Il y a encore deux ou trois ans, cette liberté était peu présente dans nos débats et principalement pointée du doigt dans d’autres contextes nationaux. Aujourd’hui, la multiplication des initiatives d’observatoires3 et des rencontres sur la liberté académique accompagne celle des atteintes à son encontre, y compris depuis nos propres institutions d’enseignement et de recherche. Il y a urgence à ne pas se contenter des dispositifs légaux existants et à ne pas laisser la liberté académique aux mains des politiques et de l’État et de sortir de positions uniquement défensives.
2L’assemblée générale d’ALIA se tenait le 28 novembre 2024 avec près d’une soixantaine de personnes en ligne. Une grande partie de la discussion a porté sur la rédaction d’une charte « Pour la préservation et la promotion de la liberté académique » à laquelle le bureau d’ALIA s’est consacré pendant plus de 6 semaines. Cette dernière, ouverte à la discussion et disponible sur le site de l’association, inclut également les précaires et le personnel administratif et technique. La question de l’intégration des étudiant·es et des enseignant·es du primaire et du secondaire a aussi été posée. Il s’agit dans cette charte de préciser les conditions d’exercice de la liberté académique, sa protection et les responsabilités institutionnelles en jeu en se référant aux textes existants. La liberté académique y est définie comme liberté de recherche, liberté pédagogique, liberté de publication et liberté d’expression dans le cadre académique, bref les conditions d’une liberté intellectuelle. La création dans chaque institution d’un collège de déontologie et de liberté académique est proposée par la charte, de même qu’est requise la protection fonctionnelle de tout membre attaqué. Un des objets de l’Association est par ailleurs de prendre activement part aux actions de défense des chercheur·ses.
3Ce programme est éminemment convaincant. Néanmoins, les débats autour de la charte lors de l’Assemblée générale pointent des divergences de conceptions et de stratégies qui donnent à voir la complexité des enjeux, notamment s’agissant de distinguer liberté académique « soumise à l’intégrité scientifique » (définie à l’alinéa 7) et liberté d’expression, ainsi que le champ de la liberté académique et la manière de s’y prendre pour que la charte devienne effective.
4En l’état, la charte présuppose que « L’expression des universitaires, quand elle s’exerce à titre professionnel, a pour objet principal leurs domaines de spécialité » (Alinéa 24). Or, notamment en sciences sociales, les demandes, en particulier médiatiques, faites aux scientifiques font généralement appel à leur réflexion transdisciplinaire pour s’adresser à la société. Par ailleurs, le postulat selon lequel « Une expression publique, quelle qu’en soit la modalité, ne tolère pas de confusion entre la production d’une expertise scientifique et un propos qui relève de l’opinion personnelle » est à double tranchant quand – y compris lorsque les chercheur·ses s’y plient avec intégrité – toute parole dérangeante est soupçonnée d’être une opinion militante.
- 4 Soazig Le Nevé, « Les universités franciliennes devront signer une “charte républicaine” pour touch (...)
5En second lieu, la charte est destinée à être signée par les établissements d’enseignement supérieur et les organismes de recherche. Or, il est – provisoirement – annoncé en introduction qu’« elle peut être modifiée et adaptée en fonction de la nature et des missions de chacun des établissements ». Ce point a semblé difficilement soutenable à de nombreux·ses présent·es lors de l’AG, tant il apparait prévisible que les établissements vont l’affaiblir à leur convenance, car elle entre en contradiction avec leur capacité de contrôle et d’obstruction comme lors des interdictions frappant les séminaires discutant du sort de la Palestine et l’entrée de la police dans les établissements à l’encontre des franchises universitaires. Déjà des établissements adoptent des textes défensifs permettant de contrer l’action d’ALIA. Ainsi certain·es à Science-Po Paris souhaitent faire de l’atteinte à la réputation de l’établissement le pivot de leur propre charte. L’initiative de la région Ile-de-France d’obliger les établissements à signer une charte républicaine pour bénéficier de ses subventions4 rappelle s’il le faut, que le financement – de plus en plus conditionné – est un puissant levier d’entrave à la liberté académique et au choix des objets de recherche. Le bureau d’ALIA justifie cette formulation « amendable » par la stratégie d’ouvrir le débat, de « convaincre » en évitant les blocages. Cette stratégie qui aboutit au brouillage et à l’invisibilisation de positionnements objectifs est appelée à être rediscutée. Revendiquer sans condition le contenu de la charte implique que chacun·e d’entre nous fasse pression auprès de son établissement pour son adoption. Malheureusement, la répression ou la censure ne sont pas seulement institutionnelles. De véritables chasses aux sorcières sont parfois déclenchées par des collègues, se liguant éventuellement pour demander l’exclusion de celui ou de celle qui fait figure de dissident·e.
6Le débat qui s’engage met en évidence l’émergence du champ, paragon bourdieusien, déjà antagonique des libertés académiques, avec d’un côté des initiatives comme celle d’ALIA et de l’autre des camps adverses qui, dans des retournements de sens, dont nous sommes désormais coutumier·es, s’emparent des libertés académiques pour mieux les réprimer au nom de la sécurité et de l’ordre public, de la neutralité du service public et de la préservation de différentes « valeurs » rabattues et détournées de leur sens originel (valeurs de la République, laïcité, universalisme contre wokisme, islamo-gauchisme, théorie du genre, etc.). Parce que leurs champs de recherche touchent au fondement idéologique de l’État, de sa légitimité et de l’établissement de l’ordre social (le « roman national »), les sciences sociales et politiques sont particulièrement visées et en proie à l’instrumentalisation. Nous rappelons que les différents groupes de travail d’ALIA sont ouverts et comprennent nombre d’axes paradigmatiques pour les anthropologues afin de penser dans l’engagement les rapports entre liberté académique et démocratie, l’interface des sciences et de la société, l’organisation institutionnelle de la recherche et les dynamiques attentatoires au niveau international. Bref, il s’agit de défendre ce qui se joue de nos libertés, y compris au-delà de l’académie dans un contexte de montée de l’illibéralisme en Europe et ailleurs.
Notes
1 https://liberte-academique.fr/
2 Pascal Maillard, Un professeur d’université suspendu pour un tweet, Le club de Mediapart, 28/11/2024.
3 Notamment, l’Observatoire des libertés académiques et du droit d’étudier (OLADE, 2021) d’Academia hébergé par https://fr.hypotheses.org/, l’Observatoire des atteintes à la liberté académique (OLA, 2023) hébergé par l’Association française de sciences politiques (AFSP), le blog de Pascal Maillard sur Mediapart.fr, et les communiqués de presse d’ALIA.
4 Soazig Le Nevé, « Les universités franciliennes devront signer une “charte républicaine” pour toucher une subvention de la région », LeMonde.fr, 14/11/2024. Voir notamment sur le site « iledefrance.fr » la charte régionale des valeurs de la République et de la laïcité.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Équipe rédactionnelle du Journal des Anthropologues, « La liberté académique à l’épreuve », Journal des anthropologues, 178-179 | 2024, 9-11.
Référence électronique
Équipe rédactionnelle du Journal des Anthropologues, « La liberté académique à l’épreuve », Journal des anthropologues [En ligne], 178-179 | 2024, mis en ligne le 02 avril 2025, consulté le 19 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/jda/14562 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13mrc
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