• 1 Kinky « tordu » fait référence à des pratiques entre adultes qui s’opposent au straight « droit », (...)
• 2 À la CJCE, suite à l’arrêt K. A. et A. D. du 17 février 2005, la libre disposition de son corps a é (...)
• 3 Quelques exemples d’initiatives: La Suède projette, par l’adoption d’une loi, d’imposer la formulat (...)

1Le consentement forme le cadre légal des interactions sexuelles, y compris kinky1, en Europe depuis 20052. Il est juste stipulé que le consentement doit être « libre et éclairé » pour être valable. En outre, ce qui conduit à la recherche de consentement n’est pas précisé en matière de sexualité. À la suite de scandales (affaires Strauss-Kahn et Weinstein), des propositions de protocoles émergent pourtant dans la société contemporaine. Ces propositions rejoignent les protocoles en usage dans d’autres sphères d’activité encadrées par le consentement : travail, rapport médecin/patient... Elles proposent notamment de verbaliser l’accord, qui était souvent implicite et acceptable comme tel, et de délimiter le champ en matière d’activité sexuelle3. Cet élan va dans le sens d’une réduction des violences tout en délaissant l’aspect qualitatif de l’expérience : le consentement se concentre sur la prévention des abus mais n’assure en rien la satisfaction sexuelle ; il peut même advenir sans désirer (Simard, 2015). Le consentement peut alors être vu comme l’outil légal permettant d’évaluer les interactions sexuelles. Mais d’autres manières de les évaluer existent, comme le précise Gayle Rubin dans son entretien avec Rostom Mesli (Rubin, 2012).

• 4 La définition de ce qui donne satisfaction est dévolue à chaque individu même si j’ai relevé des po (...)
• 5 L’exemple est un résumé du récit d’Étienne. Pour l’analyser je prendrai appuis sur les entretiens m (...)

2À travers une enquête menée auprès de créateurs d’artefacts érotiques, j’ai découvert une forme d’évaluation qui s’intéresse à l’aspect qualitatif de l’interaction. La population, créée de toute pièce par mes soins, se rejoint sur plusieurs points concernant la sexualité. Ils ont un goût pour les activités kinky mais ne pratiquent pas nécessairement dans le cadre de communautés érotiques. Ils se sont beaucoup intéressés à la sexualité et disposent de connaissances théoriques mais également d’une grande expérience. Ils sont particulièrement au fait des contours de leur sexualité (fantaisies et limites) et informés de la variété des activités sexuelles. En somme, ce sont des experts. Des experts pour qui une large partie de leur sexualité relève du ludique, de l’aventure. Pour eux, les activités sexuelles n’ont de sens que si elles sont source de satisfactions personnelles4. Enfin cette population partage une éthique commune qui comprend la figure du « sadique » et du « pervers narcissique » comme modèle de violence. Elle réprouve le déséquilibre dans l’échange des satisfactions, particulièrement en cas d’abus de pouvoir, ainsi que l’absence d’attention bienveillante à l’égard du partenaire. Comment et par quelles techniques cette population procède afin de générer un échange équilibré de satisfactions lors de l’interaction sexuelle ? Un exemple, tiré d’un ouvrage érotique autofictionnel (refusé à la publication) rédigé par l’un de mes informateurs et intitulé L’enfance de l’obsédé5 servira le développement de mon propos. Dans un premier temps, nous verrons en quoi, pour la population étudiée, la verbalisation et la définition en amont du champ des activités possibles peuvent nuire à la qualité de l’interaction. Dans un second temps, il s’agira de mettre en relief les techniques développées pour assurer l’échange équilibré des satisfactions et en quoi cela implique de se préoccuper de la liberté du partenaire et de la prévention des violences.

• 6 Terme emprunté au titre de l’ouvrage.
• 7 Manipulateur ? Étienne est un « chasseur » (terme employé par un autre informateur) et ne s’en cach (...)

4Étienne a rencontré Isabella lors d’une manifestation « contre la pénalisation des clients de prostituées ». Elle lui plaît. Il lui propose de poursuivre leur échange ailleurs, elle « n’a pas dit non » ; ils ont échangé leur numéro de téléphone. Isabella lui propose qu’ils se retrouvent le soir même, histoire de « causer ». Ils se rendent dans un restaurant qu’Étienne affectionne, où « Faujour, un pote dessinateur de presse exposait ses dessins refusés par les journaux bien-pensants. » Ils boivent, discutent, rient… Étienne précise qu’ils se sont « déjà pas mal confiés l’un à l’autre » et qu’il avait « pris deux trois fois sa main dans la mienne en particulier au moment où elle a raconté la mort de son père. » Pas de rebuffades, Étienne progresse… il n’hésite pas à jouer la carte de la franchise et déploie son personnage d’« obsédé »6 enjoué et assumé. Il lui conte une anecdote d’enfance : comment il aimait ramper au sol car le frottement du parquet était agréable et lui procurait des érections. Il profite de cette histoire pour « allumer les bien-pensants qui voient là des comportements suspects d’enfants « limites ». » Cela fait réagir Isabella qui aborde alors la question des viols intrafamiliaux et la difficulté de repérer ces dérives. Étienne n’aime guère que le sujet de la sexualité infantile soit toujours relié à la pédophilie, il sent ici un point de désaccord, il se tait…stratège7.

• 8 Il serait également possible d’y lire une tentative de se dérober au désir masculin. Tout dépend de (...)

5Une fois sortis et de retour à Bastille, Étienne demande à Isabella où elle habite et lui propose de cheminer ensemble. Elle accepte. Arrivés devant chez elle, Isabella propose « non pas le dernier verre mais de monter voir les photos de la manif. Bien entendu, Isabella avait deux enfants, […] bien entendu, ils étaient chez leur papa, bien entendu, elle avait un petit ami et bien entendu, ce n’était pas évident puisque ce dernier vivait avec une femme et que tous deux avaient trois enfants dont le dernier avait 6 ans […] ». Ils parlent alors plus en détail de ce « petit ami » qui lui rend visite une fois par semaine. Elle dit ne pas savoir si elle a envie de le tromper, qu’elle est amoureuse car il est différent du père de ses enfants, « inconstant, machiste et ringard ». Elle dit que Philippe « lui fait bien l’amour » parce qu’il « pense au plaisir de l’autre ». Étienne entre en négociation. Il explique qu’avec lui « ce n’est pas vraiment tromper ! » Isabelle répond à la dérision par la dérision et précise qu’elle est satisfaite sexuellement avec Philippe. Il ajoute « moi, c’est juste un petit pas de côté. Un bonbon pour la route ! Ça compte pas… ». Face au refus, Étienne tente une ultime approche, physique cette fois. Il l’embrasse sur le front, les joues et lui caresse les épaules « elle n’a pas résisté » et il demande alors « je continue ? » elle lui répond qu’elle « ne sait pas », que « ce n’est pas très loyal pour Philippe… ». Il présume que l’inactivité d’Isabella est une façon de se déresponsabiliser8. Il continue, déboutonne son chemisier, caresse ses seins, lui embrasse le ventre. Elle dit enfin que « ce n’est pas bien ». Il confirme « Non, ce n’est pas bien. » Étienne tente d’ouvrir son pantalon, le vêtement fait de la résistance… Isabella prend soudainement une initiative : « elle a détaché elle-même le ceinturon et ouvert largement la braguette sans se déshabiller complètement. Je l’ai imitée. ». Tous deux torses nus ils se sont « frotté l’un contre l’autre longtemps ». Étienne prend plaisir à gober, sucer les seins de sa partenaire et explique alors : « Le plaisir était intense et j’ai pensé un instant que l’on pourrait s’arrêter là, en chemin comme un apéritif interrompu. Pourquoi pas ? Parfois les femmes nous expliquent qu’elles se moquent de l’orgasme, que le plaisir de la caresse peut être aussi agréable et peut leur suffire. » Il lui dit « si tu veux, on s’arrête là ! » Isabella rétorque « Ah non, pas maintenant, je suis excitée comme une puce… continue ». Il l’aide à quitter son jean et promène sa langue sur son sexe. Elle lui demande s’il préfère qu’elle prenne une douche, il refuse et lui dit « J’aime ce goût-là, ça me donne faim, j’ai envie de manger ton cul. » Il se fraie un passage entre les fesses d’Isabella et y fourre sa langue. « Tu es fou ! », dit-elle. Il répond, fidèle à lui-même, « j’aime le trou ! » Elle saisit le sexe d’Étienne et le gobe. Ils termineront au sol. Isabella « s’est perchée sur ma bite, bien profondément en remuant le bassin comme pour faciliter la pénétration. J’ai continué de caresser son trou du cul avec mon doigt. Elle a joui très vite m’entraînant dans son sillage de petits cris suraigus. Nous sommes restés ainsi, l’un dans l’autre quelques minutes puis nous sommes revenus à la réalité. » Elle lui demande s’il reste dormir, Étienne lui demande si ça la dérange, elle répond que ça ne l’arrange pas, qu’elle « doit réfléchir ». Il s’en retourne alors chez lui…elle lui proposera plus tard par SMS de rester amis…

• 9 Fassin cite Foucault : « la violence est "action sur des corps", comme le pouvoir est "une action s (...)

6Étienne aime la séduction. Cependant c’est un jeu délicat, comme le souligne Éric Fassin, car à tout moment il est possible de glisser dans la violence (Fassin, 2012). En effet, il y a de la domination dans la séduction, l’individu fait usage de ses pouvoirs en vue de « provoquer le désir de l’autre » (ibid.) mais il précise qu’user de pouvoir ne signifie pas nécessairement faire violence. En s’appuyant sur la différence opérée par Foucault entre pouvoir et violence9 il propose une autre façon de penser la séduction : « Penser la séduction en termes féministes suppose de rompre avec un imaginaire d’Ancien Régime : "la femme séduite" (avant d’être "abandonnée") n’est qu’une victime passive. Il faut donc essayer d’appréhender la relation de séduction comme une relation de pouvoir, qui n’a de sens que si elle confronte deux sujets "libres" au sens foucaldien : non pas affranchis de la domination, mais confrontés à un "champ de possibilité", en particulier bien sûr celle de dire "non", mais aussi de dire "oui". On sort ainsi d’une théorie du consentement préalable : loin d’être donné d’avance, le consentement devient l’enjeu même de la relation de séduction. Il ne s’agit donc nullement de mettre le risque de violence entre paren­thèses, mais au contraire de partir de cette menace par rapport à laquelle se constitue la relation de pouvoir entre deux sujets » (Fassin, 2012).

• 10 Je mets l’accent ici sur la vulnérabilité féminine car c’est la problématique que pose cet exemple (...)

8En premier lieu il importe de faire un point sur le contexte historico-culturel. L’interaction a lieu au début des années 2000 et Isabella jouit de certains droits : d’avoir des rapports sexuels en dehors du mariage, de vivre en dehors de la tutelle d’un homme ou encore d’avorter. Elle fait partie d’une génération de femmes qui a gagné en liberté même si l’égalité des sexes n’est pas acquise. Des conventions sociales persistent et compriment le champ d’action des femmes mais Isabella est un « sujet libre » au sens de Foucault : malgré les contraintes elle dispose d’une marge de manœuvre, ne serait-ce que parce que la loi lui reconnaît le droit de refuser une interaction sexuelle. Il reste toutefois probable qu’Isabella soit sensible aux conventions sociales qui stipulent qu’une femme devrait se soumettre au désir masculin10.

• 11 Phrases tirées de mon expérience personnelle.

9Venons-en maintenant au déroulement de l’interaction. Étienne lui fait de multiples propositions depuis leur première rencontre et ce sans pression, autrement dit il n’incite pas Isabella à se soumettre à ses désirs en usant de conventions sociales qui joueraient en sa faveur. Par exemple il ne lui dit pas « si tu m’as fait monter chez toi ce n’est pas sans raison » ou « maintenant que tu m’as allumé tu dois assumer »11. Étienne va faire tout le contraire, notamment lorsqu’ils s’approchent d’un moment critique : le contact génital qui pourrait faire basculer Isabella dans l’infidélité. Afin de respecter cette limite, il lui propose de s’arrêter là, estimant qu’il a eu son content de satisfactions et présumant, sur la base de son expérience des femmes, que cela pouvait également satisfaire Isabella.

• 12 C’est la raison pour laquelle il propose de s’arrêter aux premières caresses car la pénétration et (...)

10Il montre d’ores et déjà ici son intérêt pour un échange équilibré de satisfaction et respectueux de la limite évoquée par la femme. En suggérant d’arrêter l’aventure à ce qui est courant d’appeler « préliminaires », sa proposition laisse entendre qu’il est possible et acceptable de se défaire des conventions sociales et particulièrement de celles qui pourraient jouer en sa faveur (du moins si son objectif était uniquement de pénétrer sexuellement Isabella). Étienne ne se contente pas de supposer qu’Isabella est un « sujet libre » capable de dire « oui », « non » ou d’initiatives. Il montre ici qu’il a conscience des normes sociales qui pourraient l’inciter à outrepasser ses limites et qu’il est soucieux qu’elle agisse par désir et non par convention. En cette situation, Isabella dispose de sa marge d’action et Étienne tend à l’augmenter. Toutefois il reste dans ce processus un acte critiquable. En effet, lorsqu’ils commencent à aborder l’éventualité d’un rapport sexuel, Isabella exprime un refus. Étienne ne prend pas en compte son refus, ce qui peut être considéré comme du harcèlement. Comme certaines féministes l’ont relevé avec une justesse un peu aveugle à la multiplicité des situations, « quand c’est non, c’est non ». Je note qu’à ce moment là Étienne n’a usé ni de menace ni d’intimidation. Il faut alors préciser que, comme la plupart des informateurs rencontrés, une large partie de la satisfaction qu’Étienne tire de ces rencontres est liée au plaisir manifesté par la partenaire ainsi qu’à ses initiatives : lorsque le partenaire fait usage de sa liberté il crée de la surprise et contribue ainsi à la dimension ludique, aventureuse de l’interaction. Il ne saurait prendre plaisir à simplement pénétrer Isabella jusqu’à la jouissance surtout si cette dernière ne manifeste aucun enthousiasme et ne fait preuve d’aucune initiative personnelle12. Dans cette approche de la sexualité, plier l’autre à sa volonté serait insatisfaisant, même contre-productif.

• 13 L’envie, tout comme le consentement, n’est pas toujours une évidence. Amsellem-Mainguy, Cheynel et (...)
• 14 Je ne donne pas ce crédit à tous les individus, mais l’octroie à l’homme que j’ai interrogé et dont (...)

11S’il outrepasse un refus c’est peut-être parce qu’il sent qu’il y a du jeu, une marge de manœuvre, qu’Isabella est entre l’envie d’aventure et l’envie de respecter son partenaire13. Le texte, aussi précis soit-il, ne dit pas tout de l’atmosphère, des soupirs, des re­gards, qui comptent dans la lecture de l’autre et donc la stratégie. Il peut y avoir contradiction entre propos et signes non verbaux no­tamment lorsque l’envie est là mais qu’elle n’est pas libre d’impératifs moraux. Jean-Claude Kaufmann souligne qu’au sein d’un couple, « les gestes disent le contraire des mots et les mots le contraire des pensées ; où la parole est une façon de se taire et le silence une façon de parler […] » (Kaufmann, 2014 : 17). Ainsi à la question « s’agit-il d’un manque de respect ? » je réponds non. Cela fait partie du jeu de séduction dans la mesure où il n’y a aucune menace. Quant à l’inactivité d’Isabella dans les premiers temps de l’interaction sexuelle, je l’interprète comme une hésitation entre désir d’aventure et volonté de respecter la norme de fidélité, et non comme une forme de soumission à la domination masculine. Je sais que ce n’est pas l’opinion majoritaire mais c’est la mienne, en ce qui concerne Étienne14.

• 15 Il n’y a pas un script sexuel unique. C’est pourquoi la problématique de la différence d’attentes e (...)
• 16 Il n’y pas que les expériences nouvelles qui nécessiteraient une telle démarche. Dans l’absolu il f (...)

14Cette différence de conception, de goûts, laisse présager des problématiques que les partenaires sont susceptibles de rencontrer durant l’acte sexuel. Comment s’assurer que les propositions de l’un apporteront satisfaction à l’autre, sachant qu’une sensation trop importante de trouble, de stress ou de violence pourrait empêcher la perception de satisfaction ?15 Or la nouveauté peut générer ces émo­tions délétères. L’expérience de l’anulingus, nouvelle pour Isabella vu son étonnement, aurait pu s’avérer une mauvaise surprise qui aurait desservi l’émergence de sa satisfaction. La génération de satisfaction implique de se préoccuper de prévenir ce type d’émotion. Un temps de négociation verbale, de projection et de réflexion aurait sans doute permis de s’assurer qu’elle était bel et bien prête à s’adonner à cette pratique et favoriser ainsi l’émergence de satisfaction16… mais cela implique de faire le deuil de l’effet de surprise.

• 17 Ce qui ne signifie pas que tout est possible. C’est avant tout une mise en scène.
• 18 Outils souvent employés dans le milieu SM pour sécuriser les jeux.

17Pour lui, sans surprise ou du moins sans impression que « tout est possible »17, l’expérience est décolorée, elle perd de son épaisseur émotionnelle. L’usage de contrats ou de safeword18 peut également contrarier les fantaisies des amateurs de jeux SM. Catherine Robbe-Grillet (Jeanne de Berg) rapporte dans son ouvrage Alain que son mari avait rédigé un contrat à son égard, qu’elle n’a jamais signé, et que la formulation de ce contrat avait cassé quelque chose sur le plan érotique : « L’idée même de contrat heurtait mon imaginaire érotique où le Maître, dès lors qu’il avait été élu, n’avait pas à requérir quelque autorisation que ce soit d’une femme qui avait accepté de lui être soumise, à s’assurer de son bon vouloir, quitte à devoir affronter quelquefois des mouvements de révolte, ouverte ou larvée. Un Maître, ça s’imposait, ça ne négociait pas. Dans cet esprit, je ne pouvais que buter sur des formules telles que "en accord mutuel" ou "par consentement réciproque". » (Robbe‑Grillet, 2012).

• 19 Il y a toujours une marge concédée au hasard.
• 20 C’est un phénomène qui a déjà été observé via l’étude des interactions sexuelles anonymes entre hom (...)

19L’évitement, autant que faire se peut, de la verbalisation et la délimitation du champ des possibles est justifié par leur effet délétère sur la qualité de l’interaction sexuelle ludique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas négociation ou projection, plus ou moins précises19, quant à ce qui va advenir mais qu’il est nécessaire de conserver une marge de suspens, d’improvisation et de « magie ». Plusieurs recherches ont souligné qu’il était possible de communiquer et de contractualiser des interactions sexuelles dans le silence le plus complet et sans avoir à définir avec précision le champ des possibles20. Humphrey, ayant étudié les relations impersonnelles entre hommes dans les pissotières de Middle West, relève que tout le processus de séduction et de « contractualisation » pouvait se dérouler sans le moindre mot (Humphrey, 2007). Dans le cas des pissotières le silence était une nécessité (activité clandestine et punissable par la loi) mais l’anthropologue a l’intuition qu’il y a là quelque chose de l’ordre de l’érotique, que ce silence contribue au travail de l’excitation et du désir. On retrouve ce même processus silencieux dans les backrooms, salles mises à disposition dans certains clubs/bar pour que les clients puissent y avoir une interaction sexuelle. Dans ce cas précis le lieu est conçu pour la promiscuité sexuelle, il n’est donc plus besoin de se faire discret. Le maintien du silence permet de présumer qu’il y a un intérêt érotique. Il arrive que le lieu, les positionnements dans l’espace parlent pour eux tout comme les comportements, ou encore les vêtements comme le relève Pollak (1982) concernant les soirées homosexuelles. L’interaction est ainsi cadrée mais de sorte qu’on puisse oublier le cadre (Czuser, 2017). Or, l’exemple choisi ne se déroule pas dans un tel contexte. Un problème se pose alors : comment pallier l’absence de codes communs permettant de se passer de la verbalisation et de la délimitation du champ des possibles ?

• 21 J’emploie le terme « personnage » car c’est quelque chose qu’il joue mais c’est également une façon (...)

20Dans un monde où chacun est considéré comme un individu, on ne peut présupposer ses désirs et façons de prendre du plaisir sans risquer de le réduire. Il faut donc rencontrer l’autre, cerner ses fantaisies et limites. Étienne s’adonne à tout un travail de récolte de données visant à cerner les contours de celle qu’il désire. Il présume, par exemple, qu’Isabella a comme lui une sensibilité de gauche : leur lieu de rencontre (manifestation contre la pénalisation des clients de prostituées), le tee-shirt imprimé du signe de l’anarchie qu’elle portait ce jour-là ainsi qu’une discussion qu’ils ont eu sur l’homoparentalité l’y incitent. Leur seconde rencontre donne lieu à un long échange à propos de sujets intimes, qui permet de pour­suivre la collecte d’informations. Mais ces échanges ne sont pas forcément propices à l’évocation des goûts sexuels. Sur ce terrain, une méthode employée par Étienne pour amener l’autre à se dévoiler consiste à se dévoiler lui-même. Par le lieu où il l’invite, orné de dessins irritant les bien-pensants, il introduit son goût pour la transgression des bonnes mœurs. Il pose son « personnage » 21 et continue à en révéler les contours en contant sa petite anecdote con­cernant ses jeux de masturbation enfantine sur le parquet, révélant ainsi son côté « obsédé ». Cela amène Isabella à parler de sa con­ception de la sexualité ainsi que de son rapport aux conventions sociales, à la morale, sans que la question soit explicitée. Étienne déduit de sa réponse qu’« elle, en tout cas, ne se touchait pas en étant petite ». Il pressent une potentielle discordance qu’il évite d’envenimer en n’entrant pas dans ce débat. En outre, en dévoilant ses goûts il permet à son interlocutrice de formuler à son tour des hypothèses le concernant. Peut-être même que ses révélations vont piquer la curiosité d’Isabella. Enfin, cette conversation lui offre également l’opportunité de tenter plusieurs approches tactiles pour voir si elle accepte le contact physique venant de lui, si elle l’accueille avec tranquillité ou réticence. Étienne est très sensible à ce qu’il nomme l’« infra-verbal », autrement dit tous les mouvements du corps qui viennent combler les creux du discours. Pour cerner l’autre il ne suffit pas de s’en tenir à ce qu’il dit. De la sorte il récolte, analyse et dessine progressivement les contours hypothétiques d’Isabella et estime sa marge de manœuvre. Cette méthode se rapproche de celle employée par les chercheurs en sciences sociales : usage de questions-excuses pour aborder le sujet de façon détournée, usage de supports pour « faire parler », obser­vation des comportements et de toute donnée pouvant compléter ou nuancer les discours.

• 22 Je fais référence à une activité qui sort du champ du « commun » tel qu’il est pensé par l’individu (...)

24Les sujets novices représentent un défi et un surplus de surprise à condition de leur laisser de l’espace pour s’exprimer. Il était couru d’avance qu’Étienne tente une excentricité22 avec Isabella afin de la stimuler et assister, peut-être, à une éclosion surprenante. Comment faire alors pour déstabiliser Isabella dans une juste mesure et éviter que la surprise ne se fasse violence ? Reprenons là où nous en étions. Isabella a décidé de franchir le cap des mises en bouche et tente une proposition : se laver. Elle devient actrice. Étienne rejette la proposition arguant que ses odeurs l’excitent et déclare « J’ai envie de manger ton cul ». Par cette déclaration il annonce ce qui va suivre, pratique fréquente dans les expériences SM analysées. Ces annonces préliminaires à l’acte permettent de casser quelque peu l’effet de surprise. C’est une indication déguisée, jouée. Le partenaire peut alors se préparer à soutenir l’acte ou éventuellement manifester un refus de dernière minute. Le soumis d’une informatrice pratiquant le SM relève cette pratique : « [...] elle fera cela plusieurs fois dans la soirée [l’embrasser sur la bouche avec tendresse, puis le mordre], en alternant grande douceur et douleur, prenant plaisir à me prévenir auparavant (je vais te mordre... je vais te gifler...) pour que je sache que je dois me laisser faire. » (de Berg, 1985 : 67).

• 23 Cela inclut tout ce qui semble aller à l’encontre de la notion d’hygiène, autrement dit jeux d’écha (...)
• 24 Peut-être a-t-elle éprouvé d’autres plaisirs que l’orgasme mais je manque d’information la concerna (...)

28Étienne continue de procéder avec lenteur et précaution pour assurer un minimum de satisfaction à Isabella. L’expert ne fait pas preuve de toute l’excentricité dont il est capable dès le premier échange. Il ajoute ci et là, par petite touche : une feuille de rose et un doigt dans l’anus durant la pénétration. Pourtant Étienne aurait sûrement apprécié d’initier Isabella à des jeux d’urine par exemple mais la question est : aurait-elle pu ou su y trouver du plaisir ? Au vu de ce qu’Étienne à révélé d’elle, Isabella a manifestement peu d’expérience en matière de jeux « crade »23 et il y a peu de chances qu’elle éprouve du plaisir si l’expérience se concentre uniquement sur cet axe. Ainsi, pour s’assurer qu’Isabella puisse trouver satisfaction Étienne avance pas à pas, observe ses réactions et confirme certaines hypothèses avant de progresser davantage. Enfin, chose importante, l’expert a certes pris la direction des opérations durant les premiers temps de l’expérience mais dès que sa partenaire commence à faire preuve d’initiative il lui cède volontiers la main, la laissant écrire la suite de l’expérience selon ses désirs. Le dernier acte est alors corédigé : Isabella induit la pénétration, Étienne ajoute un doigt dans l’orifice qu’il a précédemment testé. C’est ainsi qu’Isabella s’offrira un orgasme24. Il y a eu échange équilibré de plaisirs et manifestations d’attention, ils sont quittes. C’est en laissant finalement de l’espace à Isabella, à l’expression de ses désirs, qu’il s’assure un juste échange des satisfactions. Pour en arriver là, il fallait bien tout le processus. Un échange verbal à froid après l’expérience est fréquemment opérée par les experts interrogés pour s’informer de la façon dont l’autre a vécu, perçu l’expérience mais dans ce cas Isabella préfère prendre congé d’Étienne.