“I think I’m getting better, but it’s a slow process”
David Graeber, 28 août 2020

Kasimir Malevitch, Carré noir, (1923~1930)

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© Jacques Faujour – Centre Pompidou, MNAM-CCI

1Alors que le milieu universitaire français n’accordait que peu d’intérêt aux travaux de David Graeber, nous le découvrions en 2006 lorsque son plaidoyer Pour une anthropologie anarchiste fut traduit et publié aux éditions Lux. Cette courte synthèse épistémologique a eu pour effet de réactualiser et revivifier la théorie anarchiste en sciences sociales. Ainsi, le 5 juin 2010, Pour une anthropologie anarchiste servit de base à l’exposition des perspectives anthropologiques à la Ferme de la Briqueterie à Herzeele en France pour une conférence sur l’anthropologie, l’archéologie et l’anarchisme à l’invitation des journaliste et photographe Julien et Maxime Brygo. Ce fut l’occasion, avec l’archéologue Jacob Durieux, de présenter à un public non initié à ces disciplines et à leurs auteur.e.s, les approches anarchistes de Pierre Clastres et Alfred Radcliffe‑Brown jusqu’à David Graeber.

2En septembre 2013, nous abordions dans un édito de l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie (AFEA) la publication de l’article « On the Phenomenon of Bullshit Jobs » de David Graeber paru dans Strike ! Magazine en août 2013. Ce texte développe succinctement les nouveaux emplois « aliénés » de l’industrie du service créés par le régime capitaliste. Cet article, traduit en français, fut massivement relayé dans les réseaux sociaux et dans certains quotidiens hexagonaux. En 2016, Julien Brygo et Olivier Cyran publiaient l’ouvrage d’enquête Boulots de merde ! Du cireur au trader, se référant explicitement à cet article. En 2018, l’éditeur Allen Lane publie l’ouvrage Bullshit Jobs : A theory, suivi de sa traduction française la même année aux Éditions Les liens qui libèrent. Durant le confinement imposé par les politiques pour lutter contre la pandémie du covid-19, les métiers du soin et d’utilité sociale « peu qualifiés » habituellement dévalués furent opportunément valorisés et honorés, ce que David Graeber, par anticipation, avait analysé en les distinguant des métiers à forte rémunération devenant inessentiels durant cette période.

3David Graeber occupa un poste de professeur à Yale University jusqu’en 2007, date où son contrat fut résilié de manière controversée (on évoqua à l’époque une « chasse aux sorcières » digne du MacCarthysme). Depuis, il fut lecteur à l’Université de Londres jusqu’en 2013 puis professeur à la London School of Economics (Anthropology department) de 2013 à 2020. Malgré ses contributions théoriques et critiques à l’anthropologie, son militantisme anarchiste est généralement davantage évoqué que ses travaux scientifiques malgré le succès de son livre Dette, 5 000 ans d’histoire (2011, trad. 2013), où il soutient que le troc est secondaire dans le système d’échange, la dette étant un des principaux éléments des systèmes de domination économique.

4Sa thèse d’ethnologie sous la direction de Marshall Sahlins sur la violence d’État, The Disastrous Ordeal of 1987 : Memory and Violence in Rural Madagascar, ne fut pas traduite en français. Il avait débuté son terrain en 1989 et étudiait une communauté Betafo divisée entre des descendant.e.s d’esclaves et de la noblesse cohabitants dans la province d’Antananarivo, sur les hauts plateaux du centre de Madagascar. De l’esclavage au salariat, il ne cesse d’analyser les concepts marxistes de réification, marchandisation et aliénation du travail. En 2018, il publie avec Marshall Sahlins l’ouvrage On Kings, donnant un nouvel essor à une thématique africaniste dont les classiques structuralistes avaient fait oublier l’actualité.

5En 2015, il publie avec l’archéologue et égyptologue David Wengrow l’article « Farewell to the “childhood of man” » (Adieu à l’enfance de l’humanité). Comme le souligne Jean-Paul Demoule, « ce texte exposait en particulier l’hypothèse du caractère saisonnier de l’inégalité chez certains chasseurs-cueilleurs » (2018 : 30). Leur projet commun annonçait le manuscrit encore non publié The Dawn of Everything (L’Aube de toutes choses) rassemblant des études sur la préhistoire et la question du communisme primitif à l’instar de celles de l’anthropologue Alain Testart.

6En 2016 à la Bourse du travail de Paris, il participait à un débat avec l’économiste Frédéric Lordon organisé lors du mouvement Nuit Debout. La mise en scène volontairement duelliste et spectaculaire entre deux systèmes de pensée, l’un marxiste, l’autre anarchiste, affaiblissait notoirement l’analyse sur la loi Travail et les occupations spatiales contre le gouvernement de La deuxième droite (Garnier J-P., Janouver D., 1986, 2013), en l’occurrence socialiste.

7En juin 2017 à La Parole Errante à Montreuil, dans un des lieux traditionnels de la gauche radicale parisienne créé par le dramaturge anarchiste Armand Gatti, il présentait son livre Bureaucratie, l’utopie des règles (2015) où il analysait les formes de domination imposées par les multiples procédures, formulaires et règlements administratifs, judiciaires et comptables accentuant les inégalités entre les destinataires auxquels ils s’adressent et par voie de conséquence, contrôlent.

8En 2018, nous coordonnions un numéro du Journal des anthropologues, « Anthropologie et anarchisme » où les œuvres de David Graeber et James C. Scott convoquées par les différent.e.s auteur.e.s, s’associaient à leurs études et terrains sur « les structures de pouvoir, les espaces d’autonomie et d’entraide, les marges et les diverses façons de rejeter des normes ».