Tableau 1 – Articles du JSA rédigés par des femmes d’après l’Index général 1896-1946 (Harcourt 1948)

2Marguerite Béclard d’Harcourt (1884-1964), épouse du célèbre américaniste dont elle porta le nom, était avant tout musicologue et compositrice, et c’est à ce titre qu’elle épaula successivement son conjoint puis un collègue de ce dernier. Paule Barret-Reichlen (1905-1988) travaillait comme assistante au Muséum, et c’est donc en tant que collaboratrice du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme qu’elle cosigna avec son époux (Henry Reichlen), puis avec l’explorateur Bertrand Flornoy.

3Relevons en outre que les premières femmes à publier dans le JSA traitaient surtout de sujets « artistiques », tels la musique (Marguerite d’Harcourt), la céramique (Jeanne Nique) ou le tissage (Anna Barnett), domaines à l’époque évidemment plus volontiers associés aux femmes. Si l’article signé par Jeanne Roux avait été rédigé par un collègue barbu, le mot « expédition » aurait-il figuré dans le titre à la place du nettement moins viril « excursion » ? Quoi qu’il en soit, en fin de compte, moins de la moitié des autrices de notre liste (4 sur 10) peuvent être rétrospectivement considérées comme des anthropologues professionnelles, ou à tout le moins spécialistes reconnues de la discipline, et toutes quatre étaient de nationalité étrangère : Signe Rink (1836-1909), Zelia Maria Magdalena Nuttall (1857-1933), Elsie Clews Parsons (1875-1941) et Frederica de Laguna (1906-2004). Le cas d’Elizabeth Dijour (1910-1991), née à Kiev mais ayant surtout œuvré en France et aux États-Unis, est pour sa part atypique : membre d’une mission dirigée par Alfred Métraux, elle renonça finalement à la carrière d’anthropologue peu après la parution de son article de 1933 (Lemaire 2011).

4Lancé en 1895, le JSA aura donc attendu dix ans avant d’ouvrir enfin ses pages à une autrice (scandinave), bientôt timidement suivie par quelques autres. Pour déplorable qu’elle puisse paraître, cette sous-représentation des femmes dans les premières publications de la Société des américanistes ne reflète pourtant rien de plus que les conditions de l’époque. Les exemples abondent, de par le monde, de situations où, pour se frayer un chemin dans nos disciplines, les femmes devaient surmonter une quantité invraisemblable d’obstacles. En Colombie, Edith Jiménez fut excommuniée parce que ses recherches l’obligeaient à monter à cheval de façon jugée trop peu catholique par les autorités ecclésiastiques de ses zones d’enquête (Pineda Camacho 2016, p. 181). Aux États-Unis, Gertrude Dole ne put consacrer sa thèse, comme elle le souhaitait, à l’organisation sociale des Kuikuru : les mandarins de l’université du Michigan craignaient que son mari ne la rédige à sa place, puisqu’ils avaient séjourné conjointement sur le terrain (Barnes 2003, p. 485). Sans doute l’hypothèse inverse ne leur inspirait-elle pas autant de crainte… Même Franz Boas, qui fit tant pour encourager des jeunes femmes à s’engager dans la carrière d’anthropologue, estimait qu’on ne pouvait pas leur en demander autant qu’aux garçons (Cole 1992). Bon nombre des plus talentueuses de ses étudiantes durent d’ailleurs trouver leur voie en marge du monde académique, et leurs succès médiatiques hors du commun contrastent fortement avec des carrières universitaires en demi-teinte. Ruth Benedict dut attendre la veille de sa retraite pour être enfin titularisée à Columbia ; Zora Hurston Neale opta finalement pour la littérature, et on a pu dire que Margaret Mead mena l’essentiel de sa carrière à l’American Museum of Natural History plutôt qu’à l’université pour éviter l’adversité qu’elle était certaine d’y rencontrer (Kincheloe 1980, p. 23).

5L’examen de l’Index général du JSA pour 1947-1976 (Guyot 1977) montre que le pourcentage de femmes autrices d’articles, dans les décennies d’après-guerre, a certes augmenté, mais dans des proportions encore relativement modestes. Sur environ deux cents noms (191 si mes décomptes sont bons), seuls 43 sont féminins, soit 22,5 %. Seuls les premiers auteurs ayant été pris en considération, le pourcentage de femmes aurait sans doute été légèrement supérieur si on avait également considéré les coauteurs, qui étaient souvent des coautrices. Mais, en tout état de cause, pour la période considérée, les femmes représentent moins du quart des signataires d’articles de notre revue. Encore le chiffre aurait-il été moindre si on avait considéré le nombre total des articles, plutôt que la seule identité de leurs auteurs. En effet, les publiants « multi-récidivistes » étaient essentiellement des hommes (Harcourt, Lafaye, Lehmann, Métraux, Rivet…), même si quelques femmes de cette époque se sont également montrées prolifiques (Chapman, Durand-Forest, Helmer, Laming-Emperaire…).

6S’il est malheureusement impossible de refaire l’histoire, il n’en demeure pas moins pertinent de s’intéresser de plus près à l’œuvre et à la carrière de nos précursœurs américanistes. Tel est l’objectif de ce dossier du JSA, qui aura la particularité, étant donné l’ampleur du sujet, de paraître au fil des livraisons, pendant plusieurs années, à raison de quelques articles par numéro, selon leur ordre d’arrivée plutôt qu’en fonction de critères chronologiques, thématiques, géographiques ou autres. On aurait, autrement, dû attendre plusieurs années pour finalement publier un hors-série encyclopédique…

7Ce projet a été réalisé à l’initiative de Mickaël Brohan qui, devant l’ampleur de la tâche, a judicieusement choisi de s’entourer d’une équipe plurinationale composée de trois collègues d’Argentine et du Brésil, intéressés comme lui à l’histoire de l’anthropologie : Federico Bossert, Mariana Sombrio et Elena Welper. Ce groupe de travail a demandé à des spécialistes renommés de leur fournir des textes – en anglais, en espagnol, en français ou en portugais – portant sur la vie et l’œuvre des femmes pionnières de l’américanisme, au sens large du terme, puisqu’il inclut des archéologues aussi bien que des ethnologues ayant œuvré au sud du continent. Nos précursœurs, même en s’en tenant aux plus reconnues d’entre elles, étant trop nombreuses pour être toutes prises en considération, il manquera inévitablement quelques noms à l’appel au bout du parcours. Les éditeurs scientifiques de ce dossier n’en visent pas moins la plus grande exhaustivité possible et, à cette fin, ont sollicité pas moins d’une quarantaine d’autrices et d’auteurs pour un projet qui se poursuivra pendant plusieurs années.

8Une autre question épineuse concernant le choix des portraits à brosser est celle des limites chronologiques. Où s’arrête l’ère pionnière ? L’option choisie a été de considérer, plutôt que les dates de naissance, les dates du premier séjour sur le terrain, et de retenir l’année 1972 comme limite supérieure. Autrement dit, les textes présentés dans ce dossier concerneront des collègues dont les premières expériences ethnographiques de terrain, les premières campagnes de fouilles archéologiques ou le début de la carrière institutionnelle sont antérieures à la date butoir de 1972. Celle-ci coïncide en effet avec le début d’une période caractérisée par une véritable explosion du nombre des chercheurs (femmes incluses) se dédiant à plein temps aux études américanistes.

9Quatre textes seront présentés dans cette première livraison. Trois d’entre eux sont consacrés à des collègues émérites mais encore actives et que l’auteur de ces lignes est heureux de saluer au passage : Alcida Rita Ramos, Jean E. Jackson et Esther Jean Langdon. Le quatrième porte sur la vie et l’œuvre de Berta Gleizer Ribeiro, née en 1924 et qui nous a quittés en 1997.

10La suite au prochain numéro…