2Pourtant, ces territoires, leurs populations et écosystèmes sont exposés aux aléas climatiques et à leurs conséquences : augmentation des températures (température de l’air comme de l’océan) et du niveau de la mer ; variabilité des précipitations (causant inondations et sécheresses) ; érosion du littoral et salinisation des nappes phréatiques ; acidification des océans et blanchissement des coraux, etc. (Hoegh-Guldberg et al., sous presse ; cmep, 2018).

3Les impacts des changements climatiques renforcent significativement la vulnérabilité des populations, des systèmes socio-économiques mais aussi des systèmes naturels. Ainsi, les populations touchées par les cyclones ou par une salinisation des nappes phréatiques les empêchant de cultiver leurs terres par exemple se voient parfois obligées de changer de lieu de vie et de migrer. Si ces migrations sont principalement internes aux États, devant l’ampleur des impacts, les populations et leurs décideurs politiques cherchent parfois à trouver asile auprès de voisins dans la région Pacifique (cf. l’exemple décrit par Chaumeau en 2011 de l’atoll de Napuka aux Tuamotu qui demande à ses voisins de l’archipel des îles Marquises de les accueillir, ou celui que décrit Cournil en 2010 sur Tuvalu et l’Australie). Reposant principalement sur les secteurs primaires, les économies de ces territoires sont ainsi fragilisées. Selon la Banque asiatique de développement, le coût économique d’une augmentation du niveau de la mer entre 1 et 1,7 m est estimé entre 3 et 15 % du pib des pays concernés en raison de pertes de production agricole, d’attractivité touristique, des pêcheries et de dommages subis par les infrastructures (un-ohrlls, 2017). Au niveau des écosystèmes, des phénomènes de blanchissement des coraux causés par des températures récifales anormalement chaudes sont constatés (Hughes et al., 2017). C’est le cas lors d’épisodes El Niño dont les conséquences peuvent être amplifiées par les changements climatiques (Dutra et al., 2018).

4Les peid se caractérisent par leur insularité, et l’isolement qui en découle pose des problèmes logistiques d’approvisionnement et de déploiement des secours le cas échéant ; Campbell et Barnett (2010) parlent ainsi de « Titanic States ». Les îles du Pacifique en appellent en effet à une nécessaire « adaptation au monde » (Bambridge et Latouche, 2016). Ceci résulte d’une combinaison de facteurs : économies ouvertes du fait de leur éloignement et de leur environnement maritime, désavantages en termes d’économies d’échelles, forte dépendance aux importations et vulnérabilité aux chocs des prix de l’énergie et des matières premières comestibles, niveaux d’endettements relativement élevés – des facteurs que les impacts des changements climatiques viennent aggraver (Argyriou et al., 2018).

5Les circonstances particulières de ces États ont conduit la communauté internationale, dès 1992, au sein de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (ccnucc), à reconnaître le statut spécifique des États insulaires, tant sur le plan environnemental que sur celui du développement. Leur vulnérabilité spécifique est inscrite dans le préambule de la ccnucc – le premier texte multilatéral qui permet de mieux cerner ce qu'est le changement climatique et comment y remédier – comme suit :

« Sachant en outre que les pays de faible élévation et autres petits pays insulaires, les pays ayant des zones côtières de faible élévation, des zones arides ou semi-arides ou des zones sujettes aux inondations, à la sécheresse et à la désertification, ainsi que les pays en développement ayant des écosystèmes montagneux fragiles, sont particulièrement vulnérables aux effets néfastes des changements climatiques […] » (ccnucc, 1992 : 3)

6La ccnucc reconnaît aussi, au sein de son article 4 intitulé « Engagements », que les Parties doivent étudier les « mesures − concernant notamment le financement, l’assurance et le transfert de technologie » notamment dans les catégories spécifiques que sont « les petits pays insulaires » comme « les pays ayant des zones côtières de faible élévation » (ccnucc, 1992 : articles 4.8a et b).

8Dans cet article, l’Océanie fait référence à la région Pacifique des petits États insulaires en développement élargie aux territoires tels que Tokelau ou Wallis-et-Futuna. Ainsi, l’Océanie correspond ici aux territoires insulaires de la Micronésie, la Polynésie et la Mélanésie, englobant les petites îles au sens de Petzold et Magnan (2019) ; c’est à dire au sens de territoires et pas seulement d’États ; mais en excluant l’Australie et la Nouvelle-Zélande (carte 1).

9Les États et territoires océaniens ont généralement en commun des priorités comme celle de réduire leur dépendance aux énergies fossiles et de s’adapter à la hausse du niveau de la mer et aux phénomènes extrêmes de type cyclone. Certains pays comme la Papouasie Nouvelle-Guinée présentent, eux, des enjeux forestiers qui ne sont pas forcément partagés par d’autres territoires. Ces espaces insulaires sont aussi divers de par leurs tailles. Les îles polynésiennes et micronésiennes ne font que quelques dizaines à centaines de km². Les trois atolls composant l’archipel des Tokelau ne font que 12 km² et Tuvalu, un peu plus du double, avec 26 km². Seules les îles de Tahiti, en Polynésie française, et de Upolu et de Savai’i, qui appartiennent à l’État indépendant des îles Samoa, font plus de 1 000 km². On trouve des territoires plus vastes en Mélanésie (plus de 18 000 km² pour les îles Fidji ou la Nouvelle-Calédonie et plus de 460 000 km² pour la Papouasie Nouvelle-Guinée). Ces territoires océaniens sont également peu peuplés : les populations des Tuvalu et de Nauru par exemple, qui ont fait entendre la voix des États insulaires dans les négociations climat entre 2005 et 2006, et entre 2011 et 2014 respectivement, dépassent à peine la dizaine de milliers d’habitants. Aucun État, à l’exception de la Papouasie Nouvelle-Guinée, ne dépasse le million d’habitants. Le poids économique et démographique des territoires insulaires dans la région Pacifique et au-delà se ressent dans les dynamiques politiques multilatérales.

10Dans ce contexte, quelle place l’Océanie occupe-t-elle sur la scène internationale des négociations climat ? Comment les territoires insulaires océaniens ont-ils transcendé leurs différences, parfois flagrantes – notamment de développement –, pour faire entendre leurs voix à l’unisson, liés par leur vulnérabilité physique aux changements climatiques (Quinquis, 2012) ? Cette vulnérabilité physique est un facteur qui, structurellement, rapproche les économies ultra-marines françaises des États insulaires (Goujon et al., 2015), de même que l’importance partagée de leur environnement océanique et le désir de préserver les singularités de leurs modes de vie insulaires.

11Cet article apporte un éclairage sur le rôle joué par les différents territoires d’Océanie dans la préparation et la négociation de l’accord de Paris, le premier accord universel sur le réchauffement climatique. Il s’appuie sur la connaissance et, entre 2013 et 2017, sur l’expérience professionnelle des trois auteurs en lien avec la 21^e conférence des Parties (21^st Conference of the Parties ou cop21), qui a menée à l’accord de Paris. Dans leurs rôles respectifs de chargé des relations bilatérales avec les peid au sein de la diplomatie française (la France avait le rôle de présider les négociations de la cop21), de conseiller du gouvernement de Polynésie française et de conseillère du ministère du Changement climatique du Vanuatu, les auteurs ont été en première ligne de la préparation et de la négociation des insulaires dans les négociations climatiques. Ayant vécu « de l’intérieur » et au contact des États océaniens la préparation de la cop21, les auteurs cherchent à mettre en lumière les dynamiques portées par les États insulaires qui ont aidé à aboutir, en clôture de la cop21, à l’accord de Paris. Le but de cet article est d’apporter un éclairage sur la manière dont les insulaires océaniens ont utilisé ces négociations pour se positionner sur l’échiquier politique international et développer une diplomatie climatique innovante et efficace. Il s’agit aussi de voir comment ils ont défendu leurs positions et intérêts pour se placer sur la nouvelle carte de la géopolitique climatique (Aykut et Dahan, 2015).

L’Océanie dans les négociations climatiques onusiennes : des positions et une préparation communes

14L’appartenance à ces six différents groupes de négociation procure aux leaders Océaniens une capacité de plaidoyer, de portage de leurs priorités auprès des autres groupes de négociations, ainsi qu’une marge de manœuvre et d’influence non négligeable.

15S’appuyer sur des coalitions et des groupes de négociations est indéniablement une nécessité pour les États océaniens en développement dont la participation aux cop constitue un défi. Par exemple, Tuvalu, un des membres les plus actifs des négociations climat depuis de longues années, notamment lors de la cop15 de Copenhague, peut faire entendre ses arguments et influencer la position du groupe des peid. En étant porte-parole des pma lors des négociations de la cop21, Tuvalu représente également la singularité des États insulaires au sein de ce groupe spécifique, doublant sa capacité d’influence et d’intervention.

La préparation d’une délégation aux négociations : l’exemple du Vanuatu

16Les pays les moins avancés bénéficient d’un soutien financier de la part des Nations unies pour leur participation aux négociations climat. Au Vanuatu par exemple, ce soutien leur a permis d’assurer la participation d’au moins trois représentants officiels à chaque cop. Une fois sur le lieu des négociations cependant, cette petite délégation ne peut assurer une présence à l’ensemble des sessions de négociations. Il arrive en effet très souvent que des items de négociation soient traités en parallèle, de nombreuses séances de négociation ayant lieu au même créneau horaire, rendant impossible la participation à la totalité des négociations aux délégations de taille modeste. Bien souvent, à ces contraintes financières vient s’ajouter une concentration de l’expertise technique des négociations « climat » au sein d’un petit nombre de représentants gouvernementaux. Un programme de renforcement des capacités du gouvernement à négocier lors des conférences climat a été mené. Avec l’appui d’organisations régionales telles que le Programme régional océanien pour l’environnement (proe), des sessions de formation ont été proposées aux représentants de gouvernements et de la société civile se rendant à la cop19 afin de préparer la cop21 (https://www.sprep.org/​news/​vanuatu-well-represented-global-climate-forum). De manière inédite, une consultation et une sensibilisation de la population ont été menées afin d’identifier les priorités des habitants et de construire les positions de négociations nationales en prenant en compte les réalités des différentes provinces. La consultation a été menée à plusieurs niveaux : implication de la société civile, des ong et des étudiants qui ont pu, aux côtés des ministères du Changement climatique, des Finances et de l'Agriculture, contribuer à l'identification des priorités portées par le Vanuatu à la cop (https://www.pacificclimatechange.net/​news/​vanuatu-well-represented-global-climate-forum ; https://www.nab.vu/​event/​agenda-climate-change-seminar-%E2%80%93-usp-27th-september-2013). Un travail a également été produit avec deux journalistes qui ont suivi des ateliers de formation sur le changement climatique et publié des articles dans la presse locale sur le climat et la cop19.

17Le programme a également soutenu l’élaboration de la première soumission officielle du Vanuatu à la ccnucc portant sur l’accès direct à la finance internationale (https://unfccc.int/​resource/​docs/​2013/​cop19/​eng/​misc03.pdf) et la prise en compte du genre dans les politiques climatiques. Cette représentation variée d’acteurs gouvernementaux et d’organisations non gouvernementales (ong) œuvrant auprès des communautés locales a permis au Vanuatu d’être plus présent et plus influent lors des négociations climatiques.

Les coalitions informelles

18Au-delà des groupes formels de négociation présentés dans la figure 1, l’Océanie dispose d’autres voies d’influence.

19Il existe des réunions insulaires décennales au sein des Nations unies. Suite au programme d’action de la Barbade, en 1994, la troisième conférence internationale des peid (la « sids Conference ») s’est tenue aux îles Samoa en 2014 et a débouché sur l’adoption du sids Accelerated Modalities of Action (samoa) pathway (samoa pathways, 2015). Ce samoa pathway a permis de réaffirmer que les peid restent des « cas particuliers », appelant à une « approche plus intégrée du développement durable », et reconnaissant également leur leadership sur les questions climatiques.

20C’est aussi au travers de coalitions qui, bien que non formelles au sens des Nations unies, sont pour autant très actives dans, et autour, des enceintes de négociation. Il en est ainsi pour la Coalition of Low Lying Atoll Nations on Climate Change et la High Ambition Coalition.

21La majorité des atolls du monde se trouve en Océanie, et près de 25 % d’entre eux se situent dans l’archipel des Tuamotu (un des cinq archipels de la Polynésie française). De par leur géologie et leur faible altitude, les représentants des populations insulaires des atolls se revendiquent comme étant en première ligne des impacts des changements climatiques (augmentation du niveau de la mer, salinisation des eaux souterraines, effets des cyclones et érosion côtière, etc.) et seraient même menacés, à terme, de disparition (aosis, 2016). Depuis juillet 2014, la Coalition des nations atolls de faible altitude (Coalition of Low Lying Atoll Nations on Climate Change) regroupe cinq États, dont quatre océaniens : Kiribati, les îles Marshall, Tuvalu et Tokelau. Cette coalition est une force de pression supplémentaire, notamment médiatique. Ces atolls se définissent comme un système d’alerte mondiale face aux changements climatiques – un discours repris à travers le concept de « sentinelles du climat » (cf. ci-dessous la déclaration de Taputapuātea) – et ils argumentent de l’impératif moral de lutter contre les changements climatiques, qui menacent l’existence même de leurs territoires et de leurs cultures.

22Les Océaniens ont aussi su manœuvrer et travailler avec les forces constructives de groupes de pression tels que la High Ambition Coalition, une coalition politique lancée pendant la cop21 afin de préserver les options de négociations les plus ambitieuses dans le texte de l’accord de Paris. Regroupant, parmi les insulaires, européens et africains majoritairement, des pays désireux d’avancer et d’obtenir une issue positive lors des négociations, cette coalition a pris des positions communes, souvent sous forme médiatique, comme ce fut le cas dans les dernières heures de la cop21, ou encore récemment lors de la cop24 en novembre 2018. Cette coalition a notamment permis de renforcer l’objectif de long terme de l’accord de Paris sur l’augmentation de la température et de faire spécifier que la communauté internationale ferait tous les efforts nécessaires pour contenir si possible le réchauffement climatique en deçà du seuil de 1,5 °C (cf. ci-dessous). C’est une victoire symbolique pour les plus vulnérables, et les Océaniens en particulier, car cet objectif rajoute de facto la pression sur les grands émetteurs, eux seuls étant en mesure d’inverser les courbes des émissions mondiales.

Préparation spécifique de l’Océanie à la cop21

23En préparation des sessions officielles de négociation au sein de la ccnucc, de nombreuses réunions et déclarations politiques ont permis aux Océaniens d’établir leurs positions et de gagner en visibilité en amont de la cop21. Comparativement à leurs poids démographiques, économiques et à leurs niveaux d’émissions de gaz à effet de serre, on note une visibilité internationale des leaders océaniens, et ce, de manière plus importante que pour les autres régions qui composent les petits États insulaires en développement (aims et Caraïbes). L’Océanie s’est ainsi fortement mobilisée pour la cop21, via un nombre de réunions politiques spécifiquement dédiées au climat, dès 2013, appuyant et développant un momentum pré-cop21.

25En ce qui concerne la Mélanésie, le sommet Oceania 21, organisé en Nouvelle-Calédonie en 2013, 2014 et 2015 a réuni, parfois au plus haut niveau institutionnel, jusqu’à 21 États et Territoires océaniens. Ces conférences se voulaient être des contributions océaniennes en vue de la cop21. L’adoption, le 30 avril 2015, de la déclaration de Lifou intitulée « Paris 2015 : Sauvez l’Océanie ! » (Oceania 21, 2015) a constitué le sommet de l’engagement en zone mélanésienne. La déclaration constate le statut de victimes de ces États et leur absence de responsabilités dans le dérèglement climatique. Elle demande à ce que la dépendance aux énergies fossiles soit traitée et qu'un accompagnement vers des transitions « bas carbone » soit mis en place. Elle propose aussi l’essor de l’« économie bleue ». Ce concept économique est indissociable de celui de soutenabilité. À l’origine, l’« économie bleue » est décarbonée et vise à ne plus produire ni déchets ni polluants en s’inspirant de la nature. Cependant, le concept est parfois rapproché de l’économie maritime. L’existence d’un « ministère en charge de l’économie bleue » en Polynésie française, qui possède en son sein à la fois la Direction des ressources marines et minières et les grands travaux urbains l’atteste. Malgré ces nuances, les perspectives d’essor d’une « économie bleue » restent chères aux insulaires, qui notent que, s’ils n’émettent que très peu, l’Océan Pacifique, via le plancton notamment, agit comme un puits de carbone et séquestre du co₂.

26Le Groupe des dirigeants polynésiens s’est aussi réuni le 16 juillet 2015, au sein du Polynesia Against Climate Threats (pact), et a adopté la déclaration de Taputapuātea (pact, 2015). Cosignée par les dirigeants de l’ensemble culturel Polynésien (Tokelau, Niue, Samoa, Tuvalu, Tonga, îles Cook, Samoa américaines et Polynésie française), le « peuple de la pirogue » place au cœur de ses préoccupations les enjeux maritimes et son « droit à la survie », des termes symboliquement forts.

27Toutes ces déclarations ont en commun la mise en avant de la vulnérabilité de ces territoires, et l’engagement des leaders à mettre en œuvre leurs stratégies de réduction de gaz à effets de serre. La démarche est tout d’abord un signal fort d’un point de vue politique et symbolique. Les îles envoient un message au reste du monde, et en particulier aux grandes puissances émettrices de gaz à effet de serre : si des petits États peuvent mettre en œuvre la transition énergétique, elles le peuvent aussi. Les Océaniens souhaitent ainsi porter le sujet de l’ambition climatique et être force d’entraînement. L’enjeu est aussi celui d’une transition énergétique pour ces territoires ayant un mix énergétique souvent totalement ou très fortement gouverné par les énergies fossiles et d’obtenir un soutien financier de la communauté internationale afin de pouvoir réaliser cette transition. Il s'agit enfin d'obtenir le soutien à l’adaptation aux impacts déjà ressentis des changements climatiques, qui peut être considéré comme une question de survie, et le corollaire des pertes et préjudices subis et à venir.

28Au final, ces rencontres sont l’occasion de débats ainsi que d’une meilleure appréhension, par les leaders et négociateurs, des enjeux. S’y tissent aussi des liens interpersonnels et des prises de positions communes autour d’un sujet clef pour la diplomatie des leaders océaniens. Le processus aboutissant à ces déclarations contribue à faciliter l’obtention d’un consensus et à une unité de voix des pays du Pacifique.

Relations entre l’Océanie et la présidence française de la cop21

29L’Océanie se distingue d’autres régions/groupes d’acteurs nationaux des négociations climatiques. En effet, en associant les territoires dépendant de grandes nations (par ex. Tokelau et les outre-mer français du Pacifique) et les États insulaires membres des Nations unies, les leaders de la zone océanienne ont cherché à se faire entendre de la France, présidente de la cop21. L’enjeu était de taille car la présidence d’une cop revêt des enjeux stratégiques, dont la conduite des débats ainsi que la maîtrise du processus (Depledge, 2005). Comme le notent les députés Sage, Aboubacar et Letchimy en 2015 dans leur rapport à l’Assemblée nationale à propos de la France et au sujet des déclarations et réunions qui se sont tenues dans les outre-mer pré-cop21 :

30« la revendication exprimée par les États-îles mérite une compréhension positive. » (Sage et al., 2015)

31Celle-ci s’est matérialisée lors du sommet France-Océanie qui s’est tenu quatre jours avant l’ouverture de la cop21 et a regroupé les leaders (souvent des chefs d’État) des États océaniens, des territoires ultra-marins et du gouvernement français, qui allait prendre quatre jours plus tard la présidence de la cop21. Ce sommet aura permis de mettre l’accent sur les revendications et les attentes des Océaniens dont il a été question lors des réunions précédemment citées et de leur assurer un soutien du gouvernement français (Déclaration du 4^e sommet France-Océanie, 2015).

32Afin d’assurer la réussite de la cop21, la France s’est efforcée de montrer qu’elle était à l’écoute de tous, et notamment, de la « France du Pacifique » (François Hollande, président de la République, lors du sommet France-Océanie de 2015) afin d’apporter des réponses aux Océaniens, et au-delà, aux pays vulnérables. Les États voisins des territoires ultra-marins ont ainsi trouvé une possibilité de porter leurs positions et de tisser des liens de confiance avec la présidence française (Ourbak, 2017).

33Ce lien a continué de perdurer : citons le pact 2016 qui a entériné la déclaration sur l’océan-Te Moana Nui O Hiva. Y sont reprises les paroles du président de la République française qui a déclaré, lors de sa visite sur le site du marae de Taputapuātea, trois mois après l’accord de Paris en février 2016 :

« C’est aussi ici que la cop21, la conférence sur le climat, s’est finalement jouée. On dit tous que c’est la Conférence de Paris ; peut-être que nous devrions réévaluer cette appellation en disant que c’est aussi la conférence du marae puisque c’est là qu’il y a eu cette fameuse déclaration […] où tous les leaders polynésiens se sont retrouvés là, autour de cette vaste zone, pour appeler le monde à prendre des engagements pour la planète. Parce que c’est ici aussi que vous avez à souffrir du réchauffement, c’est ici que vous avez à redouter la montée des eaux. C’est d’ici que, finalement, tout est parti, mais que tout peut être détruit si nous ne faisons rien. » (pact, 2016)

Négociation technique et communication politique

34Les négociations proprement dites sont avant tout techniques. Cela peut lancer des défis aux délégations océaniennes, on l’a vu pour le Vanuatu. Dans les négociations climat sensu stricto, c’est-à-dire lors des réunions organisées au sein de la ccnucc, on peut considérer le nombre de délégués comme un révélateur de l’activité et du dynamisme des États. Sur les cinq nations insulaires les plus souvent représentées dans les négociations entre 1995 et 2010, quatre sont océaniennes (Tuvalu, la Papouasie Nouvelle-Guinée, la Micronésie et Samoa ; Betzold et al., 2012). Ceci dénote à nouveau le rôle influent joué par les territoires océaniens.

35Les négociations sont aussi stratégiques, et il y a eu des dissensions parmi les insulaires, sur les tactiques de négociation par exemple. Lors de la cop21, des rencontres spécifiques des leaders politiques des États insulaires du Pacifique (les Pacific sids ou psids en anglais) ont eu lieu. Si ces rencontres permettent une meilleure coordination parmi les Océaniens, elles isolent ceux-ci au sein de leur propre groupe, l’aosis. Leur démarcation peut s’expliquer par la très grande diversité des contextes politico-économiques des 44 nations insulaires faisant partie de l’Alliance. On y trouve les Océaniens, qui comptent parmi les moins avancés comme le Vanuatu, les îles Salomon ou le Timor oriental, tout comme Singapour, dont le pib est équivalent à celui d’un pays industrialisé comme la Suisse. Malgré ces disparités, cette Alliance apporte une voix constructive tout en étant une « véritable force de lobbying vis-à-vis des grands pays industriels » (Hourçourigaray et al., 2014).

36Enfin, les négociations sont, pour les insulaires, un enjeu de visibilité et un outil pour communiquer et alerter sur leurs situations. Ils utilisent dans les arènes onusiennes (et dans les médias) des stratégies de communication offensives et efficaces. Les aléas météorologiques et climatiques sont ainsi mis à profit pour mettre en lumière les impacts au niveau des territoires et font partie intégrante du narratif politique. Ainsi, le passage du cyclone Pam en 2015 a-t-il été utilisé par le président du Vanuatu Baldwin Lonsdale pour présenter à l’ensemble de la communauté internationale les conséquences et réalités des changements climatiques. Alors que les gouvernements se trouvaient à Sendai, au Japon, pour y adopter le cadre du même nom sur la réduction de risques de catastrophes, la mise en lumière d’un des États d’Océanie a permis de communiquer efficacement et de sensibiliser le grand public sur les situations des Océaniens. Il en est de même avec la revendication de cette position de victimes, certes décriée (Kelman, 2014), mais qui se révèle être particulièrement efficace sur le plan médiatique. Les pertes économiques entraînées par le cyclone Pam et estimées à 450 M usd, soit 64 % du pib annuel du Vanuatu (adb, 2015), ont ainsi permis aux États océaniens de rappeler que les efforts menés en matière de développement sont dès aujourd’hui menacés par les impacts des changements climatiques.

37Si le fait de pouvoir représenter ou être représenté dans différents groupes de négociations est indéniablement un atout, la taille des délégations impose de faire des choix et de se concentrer sur les sujets stratégiques. Ainsi, lors des négociations de la cop21, les peid ont montré qu’ils avaient les mêmes positions de négociation sur différents sujets. Tout d’abord, l’inclusion d’un objectif ambitieux de limitation de l’augmentation de température à + 1,5 °C au lieu de 2 °C en fin de siècle et par rapport à l’ère pré-industrielle (1850-1900), une de leurs lignes de négociation depuis quelques années, qu’ils avaient notamment portée en vue de la conférence de Copenhague, en 2009 (Jaschik, 2014). Arguant avec force de l’urgence vitale que revêt la lutte contre les changements climatiques pour les États insulaires, les peid ont porté la question de la vulnérabilité spécifique de ces États, avec comme corollaire leur accès préférentiel à la « finance climat ». Cette dernière permet de mettre en œuvre des mesures d’adaptation aux effets des changements climatiques ainsi qu’un développement bas carbone. Les insulaires et les océaniens en particulier ont poussé pour l’inclusion, au sein des négociations préparatoires et lors de la cop21, de la thématique des pertes et préjudices causés par les changements climatiques anthropiques, l’une des lignes rouges et combat de longue date des États insulaires face aux impacts économiques, sociaux, culturels, voire éthiques, des changements climatiques (Ourbak et Magnan, 2018).

Bilan de ce positionnement et répercussions de l’accord de Paris pour l’Océanie

cop21 et accord de Paris

38Entre 2013 et 2015, sous l’impulsion de leaders charismatiques comme Anote Tong, président des Kiribati, Tony de Brum, ministre des Affaires étrangères des îles Marshall, ou encore Enele Sopoaga, Premier ministre de Tuvalu, accompagné de l’ambassadeur Ian Fry, tous bons connaisseurs et figures historiques des négociations, les États insulaires océaniens ont eu une position incontournable dans les négociations climat. Parmi les insulaires, les océaniens jouent un rôle clef, et ce n’est pas un hasard si, au démarrage de la cop21, le président des États Unis, Barack Obama, a déclaré « I am an island boy » et rencontré cinq représentants des États insulaires dont trois chefs d’État et de gouvernement océaniens (Worland, 2015). Ce n’est pas un hasard non plus si Laurent Fabius, président de la cop21, a rencontré en entretien bilatéral le Premier ministre des îles Marshall, Tony De Brum, à la fin de la première semaine de cette conférence (voir la photo de l’afp qui illustre la poignée de mains entre Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international de la France et président de la cop21, et Tony de Brum, ministre des Affaires étrangères de la République des îles Marshall, à l’issue de leur entretien bilatéral lors de la cop21 à Paris sur https://www.francetvinfo.fr/​meteo/​climat/​cop21/​accord-sur-le-climat-trois-raisons-de-rester-optimiste-apres-une-nuit-chaotique-a-la-cop21_1217047.html)

39On peut citer plusieurs conséquences de l’implication des États océaniens au sein de la cop21. Tout d’abord, le sujet des pertes et préjudices liés aux incidences des changements climatiques, porté depuis plus de vingt ans par les insulaires, a pris au sein de l’accord de Paris une place particulière. Ce sujet fait l’objet d’un article à part entière, l’article 8, et est clairement séparé de celui de l’adaptation aux changements climatiques, ce qui lui donne de la visibilité. En 2013, la cop19 qui s’était tenue en Pologne avait permis la création du « Mécanisme international de Varsovie relatif aux pertes et préjudices liés aux incidences des changements climatiques », dont la place a été réaffirmée dans l’accord de Paris. Ce mécanisme a ouvert des travaux sur la question des déplacés, par le biais de la mise en place d’une task force dédiée à ce sujet qui a été porté par les Océaniens, certains considérant que leurs territoires seront inhabitables dans les années à venir.

40L’accord de Paris a fait l’objet d’une pression forte pour l’insertion d’un seuil du réchauffement de la température mondiale à +1,5 °C au-dessus du niveau pré-industriel (cf. article 2 de l’accord de Paris). Une des conséquences a été la demande des pays vulnérables, inscrite dans l’accord de Paris et adressée au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (giec), de produire un rapport décrivant les conséquences d’un tel réchauffement, mais aussi la faisabilité de rester sous cette limite de 1,5 °C (Ourbak et Tubiana, 2017). Ce document a été approuvé par les gouvernements en octobre 2018 (ipcc, 2018) et devrait désormais servir de boussole scientifique aux négociations sur le climat.

41Ensuite, la reconnaissance du statut spécial des États insulaires leur a permis d’obtenir une flexibilité dans la production de rapports rendant compte de leurs actions mais aussi de continuer à bénéficier d’un accès préférentiel aux financements. Bien que les nouveaux engagements en matière de « finance climat » n’aient pas été à la hauteur des attentes des pays en développement dans leur ensemble, les Océaniens ont réussi à se positionner de manière avantageuse pour y accéder. Ainsi, ce point de négociation peut aussi être vu comme un succès du point de vue des États insulaires (Fry, 2016).

42Les États océaniens ont aussi aidé à porter d’autres sujets : la place de l’océan par exemple, qui figure désormais au sein de l’Accord, est une reconnaissance pour les habitants du continent maritime, qui préfèrent dorénavant le qualificatif de « Grand pays maritime » à celui de « Petit pays insulaire ». Il en est de même pour la question de la justice climatique (Hoad, 2016), un champ désormais en pleine expansion. Ces deux termes sont désormais inscrits dans le préambule de l’Accord.

43Au final, les États insulaires trouvent reconnues, au sein de l’accord de Paris, la majorité de leurs positions (Ourbak et Magnan, 2018 pour plus de détails). Les leaders politiques du Pacifique ont réussi à peser au sein d’un des grands enjeux des négociations intergouvernementales, en déployant une narration qui cherche à les positionner comme de « grands États insulaires océaniques » plutôt que comme de « petits États insulaires ».

Au-delà de l’accord de Paris

44Forts de ce succès, les Océaniens continuent de montrer la voie. Ils ont ainsi été parmi les premiers à ratifier l’accord de Paris, permettant d’entraîner d’autres nations et ainsi d’obtenir une entrée en vigueur précoce de l’accord de Paris, le 4 novembre 2016. En 2017, la désignation des Fidji à la présidence de la cop23 a marqué l’accès, pour la première fois, d’un pays insulaire à un rôle clé des négociations internationales sur le climat ; cette attribution a continué d’amplifier le momentum politique océanien, et au-delà, des insulaires de l’aosis.

45Les îles Marshall ont été l'un des premiers pays en développement à proposer leur stratégie à long terme de développement à faible émission de gaz à effet de serre tel que proposé au sein de l’accord de Paris (article 4.19). Ce même pays est le tout premier à avoir, en 2018, révisé à la hausse sa Contribution déterminée au niveau national (cdn ou ndc en anglais, c'est-à-dire les plans « climat » élaborés au sein de chacun des pays qui participe à la cop et qui forment le socle de l’accord de Paris ; celui-ci en prévoit le rehaussement en 2020 pour de nombreux pays), montrant là encore la voie aux autres pays en développement, et aux pays développés.

46On peut ajouter la thématique de la sécurité, qui gagne en visibilité au sein des instances et institutions onusiennes et dont se sont saisis les leaders océaniens. Ainsi, en septembre 2018, lors du Forum des îles du Pacifique, les leaders du Blue Pacific (voir la page internet du Pacific Islands Forum Secretariat : https://www.forumsec.org/​the-blue-pacific-pacific-countries-demonstrate-innovation-in-sustainably-developing-managing-and-conserving-their-part-of-the-pacific-ocean/​), ont rappelé, dans la déclaration de Boe sur la sécurité régionale :

« We reaffirm that climate change remains the single greatest threat to the livelihoods, security and wellbeing of the peoples of the Pacific and our commitment to progress the implementation of the Paris Agreement. » (pif, 2018)

Le Pacifique et la « finance climat » internationale

47Cette fenêtre de visibilité internationale apporte aussi des opportunités d’accès à la « finance climat » internationale. Au sein de l’Union européenne par exemple, il existe des fonds dédiés comme au sein de l’Alliance mondiale contre les changements climatiques, qui peuvent être obtenus par le biais de la Banque européenne d’investissement ou les institutions publiques de financement bilatérales. Enfin, les voisins australiens et néo-zélandais ont pris des engagements financiers post-cop21 vis-à-vis de leurs voisins océaniens.

48Le Fonds vert pour le climat (fvc, https://unfccc.int/​fr/​news/​fonds-vert-pour-le-climat-nouveau-module-dans-le-portail-de-donnees-sur-la-finance-climat-de-la) est l’instrument majeur et central de la « finance climat » multilatérale. Ce Fonds a pour mandat de

« réaliser le transfert de fonds des pays les plus avancés à destination des pays les plus vulnérables afin de financer des projets de lutte contre les effets du changement climatique. »

49Il est un instrument privilégié pour mettre en œuvre des projets « climat », et les Océaniens ont été parmi les premiers à en bénéficier. Ainsi, 2 des 15 premiers projets approuvés concernaient des États insulaires océaniens, et actuellement, 10 États insulaires océaniens bénéficient de ce Fonds vert. Aucun autre espace géographique n’a réussi à être aussi efficace dans sa recherche de financements auprès du fvc en si peu de temps.

50Les territoires ultra-marins français localisés dans le Pacifique souhaitaient bénéficier du Fonds vert pour le climat du fait de leur vulnérabilité. Ils ne le pouvaient pas, n’étant pas des pays en voie de développement au sens de la Convention climat. Le gouvernement français a proposé un « équivalent Fonds vert », mis en place par l’Agence française de développement. Celui-ci, d’un montant de 60 millions d’euros en 2017, dans sa phase initiale dédiée aux territoires d’outre-mer français du Pacifique, est désormais accessible aux outre-mer dans leur ensemble, fort du succès de l’expérience menée dans le Pacifique.

51Les exemples d’appui à la transition énergétique et écologique sont nombreux et on peut citer des résultats probants, le plus emblématique et pionnier étant probablement celui de Tokelau, qui est devenu, en 2011, un des premiers territoires « 100 % énergie renouvelable » (grâce au solaire et à l’huile de coco), l’accord de Paris ayant permis une multiplication de ces soutiens.

52Les efforts menés par les territoires océaniens dans le domaine de la diplomatie climatique leur ont permis de se placer sur la carte de la géopolitique climatique. L’accord de Paris a été un révélateur de l’influence de ces territoires qui constituent probablement, proportionnellement à leur poids géopolitique, un des groupes de négociations les plus importants. Les répercussions de ce positionnement durant les négociations font que cette zone de la planète est celle qui bénéficie le plus, au regard du nombre d’habitants, des dispositions prises lors de l’accord de Paris, même si beaucoup reste à faire au regard des enjeux. Nul doute que la communauté océanienne continuera de pousser en 2019 et, au-delà, les sujets évoqués dans cet article qui lui sont chers, à travers, par exemple, la revue à mi-parcours de la « Voie samoa », mais aussi lors des événements One Planet portés par la France, les prochains devant être organisés à la cop25 mais surtout en Polynésie française en avril 2020.