1Évoquer la mémoire du professeur Jean Guiart est un exercice tout en subtilités tant le personnage était secret, complexe, imprévisible, difficile à cerner et, dans le domaine de la recherche océanienne, incontournable.

2Un anthropologue sera plus qualifié pour dire son apport et sa place dans l’ethnologie océanienne, entre Maurice Leenhardt et les jeunes générations venues après lui. Aussi m’en tiendrai-je à évoquer un personnage singulier que rien, sinon le hasard d’un terrain, ne me prédisposait à croiser et qui a joué un rôle important dans le déroulement de mes recherches en Nouvelle-Calédonie.

3J’ai eu l’occasion de le rencontrer alors que j’étais encore étudiant. D’emblée, le contact fut bon et par la suite s’est maintenu. Pendant plus d’un demi-siècle, nous avons conservé des rapports distanciés mais sereins. Ce n’était pas gagné d’avance car, loin d’être simple, l’homme avait son caractère. Il pouvait se montrer, suspicieux, caustique et avoir la dent dure jusqu’à pouvoir parfois devenir injuste. Complimenter n’était pas sa tasse de thé. Flagorner encore moins. Dans ses propos ou ses écrits, il ne ménageait pas grand monde, qu’il s'agisse de chercheurs, de responsables politiques ou administratifs, ou de leaders mélanésiens et non des moindres. Aussi avait-il des difficultés relationnelles avec nombre de ses collègues ce qui, dans l’université, ne saurait en faire un cas d’espèce. Mais il n’était pas que cela. Il pouvait être aussi de bon conseil, serviable et coopératif. On ne saurait lui dénier du courage. Il n’était pas de ceux qui hurlent avec les loups, ne suivait personne, restait lui-même, seul, assumant et faisant face. Le moins que l’on puisse en dire est qu’il était loin d’être banal.

4Notre première rencontre n’eut rien d’extraordinaire, pourtant elle est restée gravée dans ma mémoire. À l’automne 1964, avant mon départ pour la Calédonie, François Doumenge, professeur à Montpellier iii, parlant de lui comme d’un disciple de Maurice Leenhardt, m’avait recommandé de ne pas m’embarquer sans l’avoir vu. Entre deux trains de nuit, je l'ai donc rencontré à Paris.

5Je ne connaissais pas Jean Guiart sauf pour avoir lu le livre Tahiti, Nouvelle-Calédonie, Nouvelles-Hébrides qu’il avait publié quelques années plus tôt (1957) avec le gouverneur Hubert Deschamps. J’ignorais qu’il avait déjà un passé de recherches en Mélanésie, enquêté sur les religions, l’art ou les structures sociales aussi bien aux Nouvelles-Hébrides à Tanna, Mallicolo, Ambrym, que sur la Grande Terre calédonienne et aux îles Loyauté, à Maré et à Ouvéa. Je n’étais donc pas sous pression.

6Il m’a reçu dans un petit bureau du musée de la Porte dorée pour un entretien d’une bonne heure dont j’ai gardé un souvenir précis. L’entrevue s’est déroulée en deux temps : celui où il me fit passer un examen et celui où il me fit des recommandations.

7D’entrée, il me questionna sur mon parcours à la Fac des Lettres et à l’ensa de Montpellier. Il s’enquit des terrains sur lesquels j’avais déjà travaillé. En indiquant le causse du Larzac et la Vallée française dans les Cévennes, j’eus conscience qu’il devait trouver que ce n’était pas la carte la plus probante pour prétendre œuvrer dans une île d’Océanie. De fait, il enchaîna en me demandant pourquoi la Calédonie et ce que je comptais y faire. J’essayais d’être convaincant. Il écouta sans broncher.

8Vint ensuite la deuxième phase de l’entrevue où, plus bonhomme, il parla de la Grande Terre, surtout des Mélanésiens envers lesquels allait visiblement sa sympathie. Il me dit que je pourrais loger en tribu, que j’y serai bien reçu mais que les Mélanésiens étant pauvres, il fallait compenser en leur apportant des produits d’épicerie. Il m’apprit aussi l’existence de « la coutume » : deux bâtons de tabac-figue et une boîte d’allumettes enveloppés dans un billet de banque, en insistant sur la portée symbolique du geste, plus importante que la valeur des choses. Il me recommanda de m’y conformer, ce que, sur place, aucun Européen de cette époque ne faisait. Curieusement il me dit aussi qu’en Calédonie, le Français venu de métropole vivait dans une maison de verre, qu’il était épié et jugé sur son comportement. J’en conclus qu’il fallait bien se tenir. Le ton, de sa part, était plus détendu, avec un demi-sourire mi-moqueur mi-amusé. Il évoqua aussi les Calédoniens. On sentait sa préférence pour les petits colons de brousse qui, précisa-t-il, votaient Union calédonienne, « deux couleurs un seul peuple », plutôt que pour l’oligarchie nouméenne. In fine, je posais quelques questions pratiques sur les conditions de séjour en brousse auxquelles il répondit, m’indiquant quelques points de chute possibles. Avant de clore l’entretien en me souhaitant bon voyage, il ajouta qu’il allait venir à Nouméa et qu’on se reverrait là-bas. Je sortis avec une impression favorable, ayant trouvé l’homme accessible et la rencontre plutôt sympathique.

9En arrivant à Nouméa, je ne tardais pas à découvrir que l’image de Jean Guiart était plus complexe que je ne l’imaginais. Elle différait selon les interlocuteurs, mais, localement, il sentait plutôt le souffre.

10Un économiste de l’ifo, dont Jean Guiart était le rapporteur auprès de l’orstom et sur lequel il avait barre, le redoutait singulièrement et n’avait de cesse de me mettre en garde. Mais, dépendant de la commission de géographie du cnrs, je ne me trouvais pas dans son cas. Je me sentais plus libre.

12Engagé, Jean Guiart l’était effectivement et assumait ses fidélités. Faut-il chercher dans sa culture protestante et dans l’influence de Maurice Leenhardt, revendiqué comme son maître, ce souci de protection du faible, du plus vulnérable, qui l’a amené à embrasser la cause des Kanak et, toute sa vie, à demeurer constant dans cet engagement ? Face au pouvoir et aux lobbys, il s’est toujours pensé comme leur avocat ou leur porte-parole. Ce que d’aucuns ne lui pardonnaient pas.

13Aussi, on ne saurait faire l’inventaire des jugements variés, souvent contradictoires, émanant des uns ou des autres, sur les mérites ou les défauts, vrais ou supposés, de Jean Guiart. Je n’allais cesser d’en entendre tout au long de mon séjour calédonien. L’homme était un vaste sujet de controverses, ne laissant personne indifférent. Il avait quelques amis et pas mal d’ennemis, du moins de gens ayant des préventions à son encontre. Ce décalage entre mon impression première à Paris et ce qu’on en disait en Calédonie me rendit plus circonspect sans toutefois me faire revenir sur mon opinion.

14Entre temps, j’avais revu Jean Guiart à Nouméa où il était arrivé peu de temps après mon installation. Un matin, sans crier gare, il était passé à la Commission du Pacifique Sud (cps) où j’occupais une chambre de passage. Nous avions poursuivi notre conversation de Paris. Je lui avais fait part de mes premières démarches et de mes impressions de débutant. Il me demanda qui j’avais vu et, avec son demi-sourire, agrémentait mes réponses de commentaires piquants sur tel ou tel. C’était informatif et drôle. J’avais l’autre vision des choses.

15Pendant les presque trois ans que je passais en Calédonie, Jean Guiart y effectua plusieurs séjours. Nous nous revîmes donc à différents moments. Il passait à la cps, toujours à l’improviste et, devant une tasse de Nescafé, s’informait de l’avancement du travail, donnait des conseils, recommandait de voir tel ou tel, ne se privant pas, au passage, de décocher quelque acerbe remarque sur tel autre.

16Je ne le croisais jamais en brousse. Il y allait pourtant mais nul ne l’y voyait ni ne savait ce qu’il y faisait exactement, ce qui alimentait les fantasmes et l’aura de mystère et de secret qui l’enveloppait. On prétendait qu’il arrivait dans les tribus en fin de journée, qu’il discutait avec les vieux jusque tard dans la nuit et qu’il repartait de bon matin pour regagner Nouméa ou sa maison de l’îlot Koniène (à Pouembout), voire quelque autre point de chute. N’ayant pas que des amis, il n’est pas exclu qu’il ait pris des précautions, ne serait-ce que pour éviter tout risque d’algarade. Vu le contexte, on peut comprendre qu’il ait voulu garder ses déplacements discrets. Mais cela contribuait à lui bâtir une légende de conspirateur.

18Si Jean Guiart pouvait à juste titre prétendre connaître les Mélanésiens, la société coloniale, de Nouméa comme de la brousse, n’avait aucun secret pour lui. Il la connaissait de mémoire familiale grâce aux Calimbre, voire à Maurice Leenhardt, et d’expérience personnelle. Il l’analysait en ethnologue et ne pratiquait pas la langue de bois. Il savait beaucoup de choses et, au besoin, ne se privait pas de « balancer » en s’en amusant. Ce n’était pas vain car, derrière l’anecdote, il informait. À l’écouter, par touches impressionnistes qu’il suffisait ensuite de relier entre elles, on apprenait le non-dit, cet arrière-plan explicatif de bien des comportements.

20Qu’on me permette un souvenir personnel. En 1979, la publication par les Océanistes de mon livre L’Héritage avait été suivie en Calédonie par une campagne de presse hostile de la part de plusieurs journaux, à l’instigation d’une société d’Histoire locale, créature d’un Français métropolitain, agent des Travaux publics autoproclamé historien du cru. Le livre lui ayant déplu, ce dernier, menant campagne en assenant des contre-vérités, avait persuadé les Calédoniens qu’ils avaient réchauffé un serpent dans leur sein. Travailler en Calédonie me devenait compliqué. Aussi, dire de cet épisode qu’il est mon meilleur souvenir serait excessif. Ce fut une expérience. Dans cette affaire, je pus compter sur le soutien de Jean Guiart qui, en bretteur impénitent, m’invitait à rendre coup pour coup. Il eut même apprécié que je le fisse au centuple. Je l’aurais fait volontiers, encore eut-il fallu que mes réponses soient publiées car, dans son bulletin, la dite société s’en dispensait. Mais Jean Guiart, pragmatique, s’en accommoda, jugeant que l’effet de ce battage médiatique, voulu malveillant, n’était pas que négatif. Il en vint même à penser que le silence eut été pire. Ce fut un point de divergence entre nous, mais qu’importe, cette péripétie inattendue nous rapprocha.

21Comme professeur, Jean Guiart a formé de nombreux étudiants dont certains sont devenus des universitaires reconnus. J’en eus comme collègues à Montpellier qui avaient gardé un bon souvenir de son enseignement, se le rappelant comme d’un professeur exigeant et rigoureux. Leurs étudiants trouvaient ses ouvrages parfois complexes et durs à lire. Sauf son manuel pratique, Clefs pour l’ethnologie (1971), particulièrement utile pour leur formation de jeunes ethnologues en les mettant en garde contre les stratégies élaborées par tous les acteurs de terrain qui orientaient donc tous les discours.

22Une anecdote pour illustrer ce propos et témoigner que l’austère thèse, présumée illisible, de Jean Guiart (1963), était lue en brousse par ceux qui manifestaient de la curiosité pour le pays et pour ses habitants. C’était le cas du chef de brigade de gendarmerie Robert Citron qui, à Canala, s’intéressait aux Mélanésiens, écoutait les vieux, réalisant avec leur concours des films d’amateur devenus aujourd’hui d’authentiques documents. Ayant lu cette thèse avec beaucoup d’attention, il disait que, sur plusieurs points, Jean Guiart s’était trompé. Pour preuve : des vieux dignes de confiance, par lui interrogés, racontaient des récits quelque peu différents de ceux rapportés par Jean Guiart. En fait, il avait questionné des gens d’un autre clan qui lui avaient servi une version conforme à leurs propres visées, ce qu’il ne pouvait deviner.

23Si Jean Guiart a formé nombre d’étudiants, il n’a pas eu d’élève au sens de continuateur, de disciple. Il est resté un homme seul. Cela tient à sa nature et à son caractère ombrageux et difficile. C’est dommage car il possédait cette qualité rare qu’ont les maîtres, d’ouvrir des chemins. Dans une discussion avec lui, il y avait toujours quelque chose à prendre.

24On ne saurait clore cette évocation sans rappeler que ce solitaire fut aussi un homme infatigable, aux multiples activités, rompu à la linguistique par André-Georges Haudricourt, devenu directeur d’études à l’École pratique des hautes études (ephe), professeur à la Sorbonne, directeur du laboratoire d’Ethnologie au musée de l’Homme où, prolongeant l’œuvre de Leroi-Gourhan, il développa les liens entre ethnologie et archéologie, ne rechignant pas à se mettre lui-même en campagne pour aller acquérir des masques et autres objets ethnographiques dans la vallée du Sépik. Il fut président de la Société des Océanistes, auteur, éditeur, inspirateur d’hommes politiques de différents bords en rédigeant d’éclairantes et lucides synthèses sur tel ou tel problème… Bien qu’âgé et retiré à Nouméa puis à Tahiti, il demeura un bourreau de travail. Sa retraite, en guise de repos, fut l’occasion de produire et de publier une œuvre considérable aussi ouverte que diverse, cumulant cahiers, dossiers, essais et même un bulletin dit Connexions, le tout, de façon peu conformiste, diffusé en supermarché ou généreusement offert. Et, aux dernières nouvelles, étant parfaitement bilingue, il avait entrepris de traduire lui-même en anglais sa thèse sur la chefferie (1963).

25Au soir de cette vie jusqu’au bout intense et pleine, parvenu au terme d’un destin peu commun, Jean Guiart s’en est allé. Homme complexe, figure majeure de la recherche océanienne et personnalité controversée, il fut tout cela. Mais, quoi que l’on ait pu en penser ou en dire, il aura marqué son temps. Il part, mission accomplie, en laissant derrière lui une empreinte forte.