« J’avais envie de peindre, de dessiner, oserais-je ? Je ne saurais jamais ! Ce que je voyais me rappelait un souvenir de mon enfance lorsque, armé d’un large couteau (hele) ou d’un bâton, je dessinais sur les plages désertes de grossières pirogues ».

2Au début de l’année 1960, Aloï retourne voir sa famille à Wallis mais, très vite, il accepte l’invitation de Nicolaï de venir le rejoindre à Futuna, où celui-ci est établit depuis la fin de l’année 1959 comme directeur d’une société chargée de la commercialisation du Coprah. C’est donc à Futuna, voisine de son île natale, qu’il va commencer sa carrière artistique.

3Comme je l’ai déjà écrit (2006 : 173) ce séjour à Futuna va être le catalyseur de l’amitié indéfectible entre Nicolaï et Aloï, le début d’un regard commun et d’une réflexion profonde sur les cultures océaniennes. Les parcours artistiques des deux hommes commencent effectivement à se concrétiser durant ces deux années passées à Futuna et Aloï y découvre des coutumes un peu différentes de celle de Wallis (Pilioko, 1980 : 5). Il rencontre alors de nombreuses personnalités de l’île, des chefs coutumiers, des tufungas et des guérisseurs. Il accumule ainsi de nombreux savoirs traditionnels et travaille beaucoup, il dessine et peint ce qui l’entoure : des plantes, des animaux et des personnes dans leurs activités journalières ou cérémonielles. C’est ainsi qu’il va trouver son style. Il s’initie même à la broderie auprès de Louise Varin, une amie de Nicolaï. Au mois d’août 1961, Les deux hommes doivent quitter Futuna pour se rendre aux Nouvelles-Hébrides (l’actuel Vanuatu) où ils doivent organiser une exposition sous le patronage du commissaire-résident de France. Après un séjour dans les îles d’Ambrym et de Malakula, ils sont séduits par l’accueil des populations locales et ils décident de s’établir dans ce pays en espérant y trouver de nouvelles sources d’inspiration. Aloï a la satisfaction de voir exposées pour la première fois ses œuvres réalisées à Futuna. En 1963, Marcel Gaillot commente cette exposition intitulée « Futuna » et organisée à l’Institut français de l’Océanie de Nouméa (l’actuel ird) dans le jso. Il évoque le travail de Pilioko qui a été remarqué par le critique Bazilière de la revue Sud Pacific :

« Une pièce réservée aux œuvres de Aloïsio Pilioko place ce jeune parmi les tout premiers du genre. Des broderies sobres, aux dessins bien rythmés et hauts en couleurs, des peintures naïves et expressives […] Un ensemble plein de qualités et de jeunesse » (Gaillot, 1963 : 213)

4Aloï prend la ferme décision de continuer dans la voie artistique. En 1962, ne désirant pas être à la charge de son ami, il travaille comme aide-cuisinier dans un restaurant, ce qui lui permet de payer son voyage pour aller rejoindre ce dernier à Tahiti. Il est alors très impressionné par les danses tahitiennes, différentes et plus lascives que celles de son île. Elles l’inspirent pour ses peintures dont l’une d’entre elles sera sélectionnée pour l’édition d’un timbre de 100 francs en Polynésie française en 1972. Il y découvre en même temps une certaine unité des peuples polynésiens (Pilioko, 1980 : 15). Il fait la connaissance de nouveaux artistes comme Kimitete, Mara et Rui Juventin. À leur retour aux Nouvelles-Hébrides, en 1964, les artistes acquièrent un terrain au bord du lagon d’Erakor qu’Aloï va transformer petit à petit en un jardin extraordinaire (Pilioko, 1980 : 24) :

« C’est à Esnaar que je vais désormais tisser ma plus belle toile, jamais finie, celle de mon jardin où je rassemble tout ce qui m’a le plus frappé dans mes voyages. C’est là que je trouve quotidiennement l’inspiration de mes nouvelles créations. Là, je suis chez moi avec la Terre, le Soleil, les tambours et la mer, mes chiens et mes poules qui sont mes « filles ».

5Ils voyagent dans diverses régions du Pacifique, Nouvelles-Hébrides, îles Salomon, Nouvelle-Guinée, et Australie où Aloï participe au Festival des Arts d’Adélaïde. Aloï Pilioko est d’un caractère discret et plutôt réservé, soit tout le contraire de son ami Nicolaï, très extraverti. Grâce à l’entregent et à la faconde de celui-ci, Aloï va bientôt être présenté comme le premier grand artiste du Pacifique (dans le sens occidental du terme) et va être reconnu dans de nombreux pays. Les voyages et les expositions se poursuivent à Tonga, où il rencontre le futur roi Tupou, à Fidji où le conservateur du musée acquiert plusieurs de ses œuvres, à Rotuma où la vision des nattes décorées par les femmes avec des laines de couleur l’incite à reprendre ses créations de « peintures à l’aiguille » (Pilioko, 1980 : 27) :

« De la pointe de cette aiguille, je traçais sur la toile des lignes très proches des dessins de tapa et je commençais à broder. D’un seul coup, tout prit sens. J’avais trouvé ma voie. Par la suite, des personnages vont naître […] J’avais maintenant une façon bien à moi de m’exprimer ».

6En 1965, il est fêté à Wallis, son pays d’origine. Ses œuvres sont exposées au Palais royal (Coiffier, 2006 : 177 ; 2008 : 81). Heureux de se voir ainsi reconnu par les siens, il cherche néanmoins à appartenir à un monde encore plus vaste, celui du Pacifique. Il s’envole alors vers les îles Marquises, les Australes et Tahiti où ses dernières œuvres reçoivent un grand succès à la galerie de Poche (Pilioko, 1980 : 29). Après une année d’intense travail, les deux artistes partent pour la France où ils doivent présenter, en février 1967, une exposition au musée de la Ville de Paris. Aloï découvre Paris pour la première fois en plein hiver et est accueilli avec enthousiasme par les nombreux amis de Nicolaï. Il profite de la bourse Louis Jacquinot qui lui a été octroyée pour faire un stage dans l’atelier de Louise Vautrin où il apprend de nouvelles techniques artistiques. C’est alors que la Société uta lui propose de décorer les chambres du nouvel hôtel Maeva Beach à Tahiti. En 1969, il retourne donc dans le Pacifique et fait diverses escales au Sri Lanka, en Malaisie, en Thaïlande, au Vietnam et à Bali. Pilioko réalise deux cent quarante dessins pour les chambres du Maeva Beach. Son style s’est alors affirmé grâce aux visites effectuées dans de nombreux musées parisiens et à l’enseignement de Louise Vautrin. Gilbert Bladinières (2008 : 45) écrira plus tard :

« Peu à peu, à force de travail et nourri par tant de voyages et de rencontres, Aloï Pilioko invente un langage pictural gai, naïf et coloré qui lui est propre. Dans le terreau fertile de son imaginaire prennent vie des coqs-serpents aux crêtes écarlates, des chats bleus ou verts aux corps ondulants, des poissons multicolores et des personnages enlacés aux yeux immenses et intrigants ».

7Dans les années 1970-1971, l’artiste est sollicité pour réaliser des décorations de façades de bâtiments publics comme l’École des Unions de Crédit à Suva. C’est également dans cette même ville qu’il est le premier artiste océanien à être invité pour le Festival des Arts du Pacifique. Il crée alors des panneaux et des tapisseries destinés à orner les salles et les couloirs de l’Université du Pacifique Sud. En 1973, il est de nouveau sollicité pour les décors du nouvel hôtel Château Royal de Nouméa. L’année suivante, son projet de façade pour l’hôtel des Postes de Port-Vila est retenu et réalisé en ciment avec inclusion d’éclats de verre. En 1975, il doit de nouveau voyager avec Nicolaï pour présenter ses œuvres à Tokyo, ce qui lui donne l’occasion de visiter le Japon et la Corée. Aloï est devenu un artiste très connu et très demandé ; il travaille beaucoup car il reçoit de très nombreuses commandes. Après une nouvelle invitation au World Craft Council de Mexico où il représente le Pacifique, Aloï retourne en 1977 à Paris où il loge dans le minuscule appartement acquis par Nicolaï dans le passage de Clichy à deux pas du mythique Gaumont Palace détruit en 1973. Chaque matin, les deux amis prennent leurs petits déjeuners dans les cafés et les brasseries du quartier fréquentés jadis par les plus grands artistes. Ils voyagent à travers la France et l’Europe en compagnie de leurs fidèles amies, les deux sœurs Louise et Cécile Varin ou Hélène Sturdza. Aloï découvre la Russie, pays d’origine de son ami. Mais le travail reprend et il faut organiser une exposition au Konsthall de Malmö en Suède. En novembre 1979, Aloï et Nicolaï me demandent de venir les aider au montage de leur exposition au Centre culturel de l’abbaye des Prémontrés à Pont-à-Mousson. Je suis alors fasciné par la dimension nouvelle que prennent les œuvres éclatantes de couleurs de Pilioko sous les voûtes plusieurs fois centenaires de cette abbaye.

8Aloï Pilioko avait eu le secret espoir de voir son neveu Sioli Pilioko, formé à la muséographie en France et en Suisse auprès de Jean Gabus, prendre la direction d’un musée que Nicolaï Michoutouchkine voulait faire édifier à Port-Vila et dont le projet avorta. C’est alors qu’est créée, en 1978, la Fondation Michoutouchkine-Pilioko dédiée à la préservation des valeurs artistiques du Pacifique et placée, dès l’Indépendance du Vanuatu en 1980, sous le patronage du Premier ministre Walter Lini. Cette même année 1980, je partis les rejoindre à Moscou pour y voir leur grande exposition réalisée à l’initiative de l’Académie des Sciences de l’urss à l’occasion du xiv^e Congrès des sciences du Pacifique. Cette exposition fut ensuite présentée dans d’autres villes de Russie (Leningrad – l’actuelle Saint-Pétersbourg –, Khabarovsk, Novossibirsk) et diverses capitales des républiques du sud de l’urss (Tbilissi, Erevan, Frounze – l’actuelle Bichkek –, Samarcande et Tachkent). Aloï avait alors beaucoup de succès auprès des visiteurs moscovites qui se pressaient par centaines pour le voir peindre devant eux, préparer du kava, réaliser des guirlandes de fleurs ou frapper un tambour à fente. Il signait des autographes à tour de bras (Mwà véé, 2004 : 57). Vilsoni Tausie (1981 : 103) note que le succès de Pilioko est en partie dû au soutien constant de Nicolaï Michoutouchkine, mais il considère que :

« Cet artiste a su très habilement réussir un amalgame de l’ancien et du nouveau. En effet, il puise son inspiration dans les scènes quotidiennes et dans les expressions des visages tant mélanésiens que polynésiens mais il utilise des supports non traditionnels pour son travail créatif. Ses dessins et ses tapisseries décrivent des scènes pittoresques, bien familières aux insulaires du Pacifique. »

9Aloï et Nicolaï souhaitent faire profiter les jeunes artistes du Pacifique de leurs expériences, ils les invitent, au frais de leur Fondation, à participer à des ateliers où ceux-ci peuvent travailler librement tout en confrontant leurs points de vue sur la création artistique. Une nouvelle génération d’artistes émerge de ces rencontres fructueuses. Jacques Gaudron (1982 : 42) écrit à ce sujet :

« Esnaar, une brousse hostile, est devenue après vingt-deux ans, par la volonté de deux hommes, un lieu de rencontre, de culture et de créativité dans le Pacifique mais aussi le centre du rayonnement de la culture océanienne dans le monde ».

10Conscients de leur rôle dans le Pacifique, les deux artistes deviennent des adhérents de la sdo. Un nouveau timbre représentant les chatoyantes couleurs d’une des tapisseries de Pilioko est édité en 1982 par la poste de Wallis-et-Futuna. Ses toiles et ses tapisseries font l’objet de plusieurs couvertures de livres ou de revues.

11Des photos de ses œuvres sont publiées dans un catalogue en langue russe, une seconde édition est traduite en français et en anglais par l’Institut d’ethnographie de l’Académie des Sciences (Bromley, 1989 : fig. 25-27 et 129-130). En 1993, après une nouvelle tournée en Pologne, Australie, Taïwan, Thaïlande, Malaisie et Indonésie, l’exposition rentre au Vanuatu avec ses promoteurs. Mais des dizaines de nouvelles expositions sont encore organisées dans des musées, universités, centres culturels français et centres de vacances, comme le Club méditerranée, où les œuvres de Pilioko sont mises à l’honneur. L’artiste est honoré de multiples distinctions officielles de différents pays. Il est successivement nommé chevalier, puis officier de l’ordre des Arts et Lettres, chevalier de l’ordre national du Mérite, commandeur de l’Académie internationale des lettres, arts et sciences de Verbano (Italie) ; il reçoit la médaille du président de la République du Vanuatu à l’occasion du 20^e anniversaire de l’Indépendance de ce pays. Un travail universitaire d’histoire de l’art (Aloï Pilioko, un singulier artiste entre coutume et contemporanéité) est réalisé, en 2005, par Hélène de Montgolfier (Montgolfier, 2005).

12Pour faire vivre leur Fondation, les deux artistes ouvrent un magasin dans la rue principale de Port-Vila dans lequel ils vendent leurs créations peintes à la main sur textiles (robes, chemises, paréos, …) qui font le bonheur des touristes de passage. Aloï continue de se rendre régulièrement au marché de Port-Vila parmi les maraîchères et les marchandes de poisson, lieu qui l’inspire depuis bien des années. En 1997, il est sélectionné, avec vingt-trois autres artistes représentant leurs pays respectifs pour participer à une exposition internationale itinérante, Art Beyond Borders, au siège de l’Organisation des Nations unies à New York et au siège de l’unesco à Paris. L’année suivante, une de ses toiles est choisie, à côté de celles des artistes Ben, Christo, Folon et Niki de Saint-Phalle, pour illustrer une publication de la Déclaration universelle des droits de l’Homme éditée par l’onu (Bladinières, 2008 : 46). En 2007-2008, une grande exposition rétrospective de leurs parcours a lieu au centre culturel Jean-Marie Tjibaou de Nouméa pour célébrer les cinquante années de création commune des deux artistes (Bladinières, 2008). En 2009, Philippe Augier demande aux deux artistes d’installer une partie de leur collection d’objets océaniens dans une grande salle de son nouveau musée à Nusa Dua dans l’île de Bali et plusieurs œuvres d’Aloï Pilioko y sont alors exposées (Bladinières, 2009 : 113 et 228-231).

13Les cyclones qui dévastent le jardin et les édifices d’Esnaar ne désespèrent jamais Aloï, car il reconstruit toujours.

14Mais la disparition de Nicolaï en 2010 (Coiffier, 2011) va l’affecter profondément. Il saura cependant se ressaisir et continuera de créer tout en entretenant la maison-atelier et le jardin d’Esnaar.

15Dans ce lieu qu’il adore, entouré de ses animaux favoris, il continue d’inviter les amis et les personnalités de passage, comme dans le passé, sous le regard d’une photographie représentant son ami Nicolaï. En 2011, il reçoit pour un déjeuner mémorable un groupe d’Amis du musée de l’Homme en voyage au Vanuatu ; ce fut la dernière fois que j’eus l’occasion d’apprécier son hospitalité et son amitié. Le complice des deux artistes, Paul Gardissat, ancien élève d’Albert Camus, un des créateurs de Radio-Vanuatu habitant une maison voisine sur le domaine d’Esnaar, disparaît à son tour en 2013. Aloï se retrouve alors plus seul encore, quoi qu’il soit encore entouré des membres de la famille du personnel entretenant la propriété d’Esnaar. Ses journées, ponctuées parfois par les visites de ses neveux de Wallis, se passent à peindre au gré du bruit des vagues et des cris des perruches qui nichent dans les arbres voisins. Toute personne ayant eu la chance d’être invitée à un déjeuner ou à dîner à Esnaar dans la salle à manger à ciel ouvert au bord du lagon en garde un souvenir impérissable. La décoration florale de la table et la préparation des plats océaniens étaient principalement l’œuvre d’Aloï. Le déroulement des festivités était bercé par le ressac des vagues venant se briser à quelques mètres des convives, alors que les crabes venaient leur chatouiller les pieds. La vodka remplaçait plus souvent le kava préparé par Aloï. Toute la vie de celui-ci est digne d’un roman d’aventures. La maison-atelier d’Esnaar avec son jardin peut être considérée comme une œuvre à part entière. Déjà classée depuis 2005 comme site historique national par le gouvernement du Vanuatu, il faut souhaiter que cet endroit enchanteur qui vit passer toute une génération de jeunes artistes du Pacifique comme de nombreuses personnalités du monde entier, puisse être conservé comme musée national. À l’annonce de cette disparition, le président du musée du quai Branly-Jacques Chirac, Emmanuel Kasarhérou, a réagi ainsi :

« Aloï était sans doute l’un des premiers si ce n’est le premier artiste contemporain du Pacifique. »