- 1 Beaux-Arts, Arts décoratifs, Musique, Ethnographie européenne et extra-européenne, Histoire naturel (...)
- 2 3 Les membres de cette commission sont Paul Broca, Édouard Charton, Charles Maunoir, Alphonse Milne (...)
1Le onze août 1944, les bombardements sur la ville de Douai détruisent une grande partie du bâtiment qui hébergeait les différents musées municipaux1, au 6 rue Fortier. Cette catastrophe a amené à la destruction totale d’une institution d’importance pour les collections océaniennes en France, le musée Berthoud. Sur les 7 335 artéfacts ethnographiques inscrits à son inventaire, 1 122 sont enregistrés comme provenant d’Océanie, ce qui en aurait fait l’une des plus larges collections océaniennes conservées dans l’hexagone, au même titre que Lille et Toulouse (Boulay, 2007). Ces collections sont mentionnées en 1880 dans le rapport sur le développement et l’état des collections ethnographiques rédigé par Ernest Théodore Hamy. Nommé conservateur au nouveau musée d’Ethnographie du Trocadéro par décret le 19 juillet 1880, Hamy le présente en janvier 1880 au ministère de l’Instruction publique, dans le cadre de la commission2 créée le 30 octobre 1879 et chargée du classement les collections. L’établissement douaisien est décrit comme
« un musée spécial, de premier ordre, [...] où se voient les produits des voyages de Delegorgue, Dumoutier, Serval, etc., et la grande collection de M.S. Berthoud. » (Hamy, 1880 : 59)
- 3 Les sources d’archives citées dans cet article se trouvent dans les archives du musée de Boulogne-s (...)
- 4 Samuel Henry Berthoud étudie à Douai en tant que boursier au Collège royal entre 1817 et 1822 (Quer (...)
2Dans ce texte, Hamy attribue la création de l’institution à Edme François Jomard, information erronée que le fondateur du musée, Samuel Henry Berthoud, ne manque pas de contester (Hoffmann, 2019 : 18). Car si le musée abrite effectivement les collections de Jomard, c’est par l’intermédiaire de Berthoud qu’elles ont été transmises. Né le 11 janvier 1804 à Cambrai, fils de l’imprimeur-libraire Charles Berthoud (Briffaut, 1974), Samuel Henry débute sa carrière de journaliste dans le Journal de l’arrondissement de Cambrai avant de fonder, en 1828, la Gazette de Cambrai. Rédacteur à la Revue des deux Mondes à partir de 1830, il s’installe à Paris en 1832 et devient en avril 1834 directeur de publication du Musée des familles (Huart et al., 1841). Journaliste prolifique, il est également l’auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique à l’instar des Fééries de la Science (Berthoud, 1866b). C’est sa collection, donnée en 1864 (amcd, registre des procès-verbaux de la commission générale – ci-après rpvcgm –, séance du 4/2/18643) à la ville de Douai4, qui permet la création d’un musée consacré à l’ethnographie, inauguré les 29 et 30 juin 1872 (L’indépendant, 2/07/1872), soit six ans avant le musée d’Ethnographie du Trocadéro.
- 5 Le rapport d’Hamy cite ainsi huit villes possédant un musée dédié aux collections ethnographiques : (...)
- 6 Il s’agit là d’une référence à une œuvre de Berthoud intitulée Contes du Docteur Sam (Berthoud, 186 (...)
- 7 L’expression est aussi employée au xxe siècle comme en témoigne son usage en 1937 sur une affiche d (...)
3La création de ce musée s’inscrit dans un contexte propice à l’ethnographie. En Europe, un grand nombre d’institutions dédiées sont alors en train de voir le jour (Dias, 1991 : 109-115). En France, le projet d’un musée national couve depuis plusieurs décennies (Dias, 1991 : 93-109). À l’échelle régionale au nord de la France, plusieurs musées dont Douai, Boulogne et Lille consacrent tout ou partie de leurs espaces à l’ethnographie, aux « curiosités » et notamment à celles provenant du Pacifique5. Aussi la création du musée Berthoud ne dénote pas dans le paysage muséal. Le conseil municipal douaisien accepte la proposition de don Berthoud lors de sa séance du 18 février 1864 (Rapport à messieurs les membres…, 1867, amcd). Lorsque le maire informe le président de la commission générale du musée de Douai de la volonté de Berthoud, il précise que cette collection « est excessivement curieuse et paraît pouvoir rivaliser avec la collection Moillet de Lille, comme intérêt et importance » (amcd, dossier « Ethnologie, Musée Berthoud », courrier du 19/01/1864). Elle est, dans un premier temps, exposée à son domicile parisien, 48 rue de la Rochefoucault dans le 9e arrondissement. Paul Parfait (1841-1881), journaliste au Soir et ancien secrétaire d’Alexandre Dumas père, décrit ce cabinet dans un article (Parfait, 1866) intitulé « Les Sauvageries du Docteur Sam6 ». Il indique que la visite permet de faire, « en deux heures, son petit tour du monde », expression employée dans la presse et la littérature du xixe siècle7, en particulier les récits de voyage (Venayre, 2007 : 46-56). De la même manière, une notice sur le musée, datée de 1886, précise qu’il est possible de contempler
- 8 Il est possible qu’elle soit de la main de Berthoud lui-même car l’écriture est très similaire.
« l’Australie, la Nouvelle-Guinée, ici les Iles Marquises et Taïti, plus loin le Mexique, le Brésil, l’extrême Nord, la Nouvelle- Zélande, la Nouvelle-Calédonie, l’Egypte [...] on fait en une heure le tour du monde. » (amcd, dossier « Commission », « Le Musée S. Henry Berthoud de Douai », 2e version)8
- 9 Opinions que Berthoud exprime par ailleurs dans ses ouvrages (1865 et 1866b).
4La description de Paul Parfait permet également à Berthoud d’exprimer une appréciation personnelle des artéfacts qui composent sa collection et des peuples qui les ont produits9. L’article du Soir évoque aussi les opinions monogénistes du collectionneur pour qui « il n’y a qu’une seule grande famille humaine », théorie populaire en France à la fin du xixe siècle (Grognet, 2010 : 203-208). De plus, il semble que Berthoud ait également été influencé par l’archéologie comparative, évoquant
« une chaîne étrange qui unit, à travers les siècles, les sauvages, nos aïeux, aux sauvages de la Polynésie. » (Parfait, 1866)
5On retrouve chez Berthoud le sentiment de l’urgence de la collecte face à la disparition de certains peuples en lien avec la colonisation, théorisée notamment par les Anglo-Saxons comme la notion du before it’s too late (Penny, 1960 : 48-49 ; Hinsley, 1981 : 81-189). Cette idée est également relayée par d’autres personnalités françaises telles qu’Edme Jomard (Rivallain, 2001 : 332). Ce sentiment de regret lié à l’extinction supposée d’une « race » humaine participe à la perception des collections ethnographiques (Henare, 2005, 179). Et cette rhétorique est reprise dans l’article de Paul Parfait :
« combien de peuplades primitives disparues déjà dans ce nouveau monde, où la civilisation ne cesse de disputer le terrain pied à pied à la barbarie. » (Parfait, 1866)
6Dans les Petites chroniques de la science en 1862 (Berthoud, 1862 : 584-586), Berthoud définit ce qu’il estime correspondre aux motivations du collectionneur, donnant un aperçu de ses motivations personnelles :
« Les plaisirs des collectionneurs ne consistent pas, comme on serait tenté de le croire au premier abord, dans l’unique satisfaction de découvrir, de conquérir et de classer parmi d’autres reliques de même nature un objet rendu rare, soit par le temps, soit par l’éloignement. Mille études curieuses, piquantes, irritantes même, se rattachent à une passion assurément la plus inoffensive de toutes les passions. L’objet conquis et possédé, il s’agit la plupart du temps de le déchiffrer, de lui assigner une patrie, un usage, de le déterminer, en un mot ; et il y a dans l’accomplissement de cette besogne toutes les émotions de l’attente, toutes les impatiences du doute, toutes les satisfactions d’une victoire difficile, presque toujours obtenue à force de travail, de persévérance, et, il faut bien l’avouer, trop souvent à force de hasard. »
- 10 Ce courrier de Berthoud, s.d., est probablement le brouillon de la lettre adressée à Milne-Edwards.
7Le journaliste a vraisemblablement constitué sa collection grâce à son réseau parisien (Hoffmann, 2019 : 174-176). Berthoud est un familier d’Edouard Verreaux (1810-1868), marchand naturaliste à Paris (Mulsant, 1878 : 116). Il a également pu se fournir auprès de Gustave Delesalle (1837-1894), autre marchand naturaliste parisien que Berthoud qualifie d’« ami » (amcd, correspondance Berthoud, lettre du 11/05/1872) et à qui il demande d’organiser le classement et l’installation de sa collection à Douai (amcd, dossier « Ethnologie », lettre du 31/09/1869). Il fréquente aussi les ventes publiques comme l’indique la présence d’une affiche annotée annonçant la vente chez Drouot, le 10 août 1866, d’une collection « réunie par un colon de l’Australie pendant le cours de ses voyages » (amcd, Notes des envois Berthoud). De même, l’inventaire des dommages de guerre précise que le « fétiche » d’Australie n°208 figurait à l'Exposition universelle de Paris en 1867 et a été « disputé aux enchères au British Museum » (arch. mun. de Douai – ci-après amd –, Dommages de Guerre). Son réseau personnel est mis à profit dans l’enrichissement de sa collection comme l’illustre, par exemple, le rachat d’une partie de la collection Jomard à ses héritiers (amcd, dossier Affaire Hamy10). Edme François Jomard (1777-1862), ingénieur géographe, conservateur du Dépôt général de géographie à la Bibliothèque impériale à partir de 1828, est un partisan de la création d’un musée d’Ethnographie nationale (Hamy, 1988 : 40). Il proposera d’ailleurs d’adjoindre sa propre collection « au noyau existant » dans la bibliothèque afin d’inciter à la création de ce musée (Hamy, 1988 : 47). Mais le projet échoue et, à son décès survenu le 23 septembre 1862, sa collection est léguée à sa fille, Bathilde Jomard (1818-1888) et à son époux, François Louis Boselli (1806-1877). En 1866, Mme Boselli transmet les artéfacts de son père à Berthoud, à la condition qu’ils deviennent, à sa mort, propriétés du musée de Douai (amcd, rpvcgm, 29/11/1866). Le catalogue Jomard réalisé en 1863 précise que la collection se compose de 357 artéfacts de diverses provenances géographiques (Afrique, Asie, Océanie, Amériques) ainsi que de trente-deux ouvrages (Anonyme, 1863). La collection de Jomard vient compléter celle constituée par Berthoud ; ensemble, elles rejoignent les collections municipales douaisiennes et constituent le don fondateur d’un musée consacré à l’ethnographie, réalisant ainsi le souhait de Jomard. Certains objets seront exposés à Douai dans les années qui suivent l’accord entre la municipalité et Berthoud : ainsi, en février 1867, le Courrier douaisien décrit les artéfacts provenant du Mexique et d’Égypte alors présentés dans les vitrines du musée (Courrier douaisien, articles du 4/02/1867 et du 20/02/1867). Toutefois, la majorité des collections ne sera envoyée à Douai que plus tard, au début de l’année 1870 (ibid.).
- 11 Alfred Félix Asselin (1824-1876), maire de Douai de 1863 à 1869 et membre de la Société nationale d (...)
8Si, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, un grand nombre de musées français possèdent des artefacts océaniens, la question de leur classification lors de leur inscription à l’inventaire et de leur exposition reste souvent reléguée derrière la notion de « curiosités ». Ce n’est qu’à partir des années 1870 que les musées de province, comme celui de Boulogne-sur-Mer (ambm, Règlement du musée, 1873), commencent à aborder ces collections avec une approche scientifique intégrant le terme « ethnographie » dans leur classification. Pour la commission du musée Berthoud, il ne s’agit pas seulement d’inscrire les objets à l’inventaire, il convient également de les décrire et de les intégrer à un ordre scientifique, de les classer. Le processus de classification constitue un élément clef de l’institution muséale douaisienne, d’abord suivant les directives de Berthoud puis celle de la commission. Ainsi, une note, rédigée en 1870 par Alfred Asselin11 et adressée à la commission du musée (amd, 556W54), témoigne de la réception de « 25 caisses contenant 3 000 objets [...] classés méthodiquement » selon leur provenance géographique (ibid.). La classification par série, élaborée par Berthoud, répartit les objets en sept catégories :
-
A : Océanie
-
B : Australie
-
D : Amérique du Sud
-
E : Asie
-
G : Afrique
-
H : Sumatra, Java, Bornéo
-
L : 121 ouvrages
9D’autres lettres apparaissent progressivement à l’inventaire (C, F, I, N) mais aucun document ne permet de comprendre leur rattachement à la classification.
- 12 Comme indiqué précédemment, la lettre A désigne les artéfacts provenant d’Océanie et la lettre B, c (...)
10La nécessité de classement est perceptible au travers des divers documents conservés au musée de Douai relatifs à l’enregistrement des collections. Cela inclut un registre d’inventaire spécifique à l’ethnographie et plus de 6 000 fiches d’inventaire rédigées par les membres de la commission du musée grâce, dans un premier temps, aux indications de Berthoud (Rapport de M. Escallier, amcd). Ces documents permettent d’identifier une double numérotation liée à un classement géographique : un numéro est attribué à chaque objet au registre d’ethnographie, complété par un numéro rapportant l’objet à l’une des catégories géographiques définies lors de la réception de la collection Berthoud en 1870. Cependant, cette double numérotation se heurte souvent à la méconnaissance des cultures matérielles océaniennes de Berthoud et de la commission muséale, qui peinent à attribuer la provenance de nombreux objets. Ainsi, les trois statuettes qualifiées de « fétiches » n°217 à 219 sont, dans un premier temps, attribuées au Pérou. La première est inscrite sous le numéro 217 au registre d’ethnographie, mais elle porte également le numéro D211, ramenant sa provenance à l’Amérique du Sud. Ces statuettes sont ensuite réattribuées à la Nouvelle-Guinée. D’autres objets possèdent ainsi jusqu’à trois numéros d’inventaire, comme la corbeille de Nouvelle-Zélande inscrite sous les numéros 5, A221 et B20012. Il est très probable que cette confusion résulte de problèmes d’attribution géographique, de nombreux objets océaniens portant, entre autres, un numéro commençant par les lettres E (Asie) ou G (Afrique). Ces confusions et la multiplication des numérotations témoignent de la difficulté pour les membres de la commission, mais aussi pour Berthoud, d’identifier la provenance de certains objets.
11Les fiches d’inventaire comprennent un grand nombre d’informations sur les objets permettant d’appréhender un peu plus cette collection disparue :
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le numéro de vitrine (à l’exception des 1 000 dernières fiches)
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la provenance géographique
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la division à laquelle l’objet appartient
-
- 13 L’encre ainsi que la calligraphie diffèrent de celles employées pour les fiches, ce qui laisse pens (...)
une estimation de la valeur de l’objet13
-
la description de l’objet (de plus en plus succincte au fil du temps)
-
la provenance (donateur/vendeur)
12Les fiches sont complétées par différents auteurs, élément qui se perçoit à travers la diversité des graphies. Ce qui est également confirmé par des archives du musée datées de 1872 :
« il est décidé que chaque membre cataloguera quelques vitrines et que l’on consacrera une feuille à chaque objet de manière à pouvoir y noter tout ce qu’on pourra savoir ou apprendre sur chacun d’eux. » (amcd, rpvcgm, 1/07/1872)
Figure 1. – Fiche n°25, massue, îles Fidji, musée Berthoud, amcd
(cliché Marie Hoffmann)
- 14 Il est à noter que celle-ci est inscrite à l’inventaire comme un fétiche de la Nouvelle-Zélande, la (...)
13De plus, une gravure ou un croquis accompagne parfois la fiche. Les croquis peuvent inclure des dimensions comme pour la massue des îles Fidji n°25 (fig. 1), voire un schéma pour le manteau de Nouvelle-Zélande n°15 (fig. 2). Ces dessins ne semblent pas concerner des objets sélectionnés pour leurs critères esthétiques, mais plutôt avoir pour but d’illustrer l’étrangeté des artéfacts, des éléments qui auraient pu paraître à l’auteur comme difficiles à décrire ou encore des détails techniques, à l’exemple du croquis de pagne maori n°34 (fig. 3). Quant aux gravures, elles sont issues d’une des publications de Samuel Henry Berthoud, Les Fééries de la Sciences, à l’exemple de la fiche de la statuette de l’île de Pâques n°714 (Berthoud, 1866b : 85) (fig. 4). Dans cet ouvrage, Berthoud s’adresse à un public adulte et évoque plusieurs nouveautés et théories scientifiques (Kahn, 2002 : 77). Dans le chapitre, « Le cabinet du Japonais » (Berthoud, 1866b : 65-87), il décrit une collection appartenant à un personnage fictif d’origine japonaise vivant à Paris, M. Tsoui-tsine alias Félix Mercoeur, dont les artéfacts sont classés en trois catégories :
- « les armes et les ustensiles en pierre de toutes les époques et des tous les pays du monde »
- « les idoles et les fétiches de l’Asie, des deux Amériques, de l’Océanie et de certaines contrées de l’Europe »
- « des armes, des costumes, des bijoux, des instruments de pêche et de chasse, et de tout ce qui se rapportent aux habitudes et aux mœurs des sauvages » (Berthoud, 1866b : 66)
Figure 2. – Fiche n°15, manteau, Nouvelle-Zélande, musée Berthoud, amcd
(cliché Marie Hoffmann)
- 15 En effet, ces clichés, conservés également au musée de Douai, portent au dos la mention « Luquet 19 (...)
14Ce classement est à l’image de celui du collectionneur, Berthoud, qui prend vraisemblablement prétexte de ce récit pour décrire sa propre collection. Tous les artéfacts illustrant ce chapitre, ainsi que le précédent, intitulé « Le culte du serpent », sont ainsi issus de sa collection ; les gravures ont été réalisées par le peintre Jean-Edouard Dargent (1824-1899) sous le pseudonyme Yan’ Dargent. Des photographies, qui ont peut-être été réalisées en 1919 par Georges Henri Luquet (1876-1965)15, provenant du fonds de la photothèque du musée de l’Homme et aujourd’hui conservées au musée du quai Branly - Jacques Chirac (mqb-jc), offrent également un aperçu de certains objets de la collection Berthoud, tels que les deux tiki des îles Marquises n°56 (A12) et 57 (A65) représentés sur un cliché de 1919 (cliché C.36.1297, musée Berthoud, photothèque du musée de l’Homme, mqb-jc) (photo 1).
Figure 3. – Fiche n°34, pagne, Nouvelle-Zélande, musée Berthoud, amcd
(cliché Marie Hoffmann)
15Berthoud semble attaché à la publication des collections et il insiste auprès de la commission du musée d’Ethnographie pour qu’un catalogue soit publié (L’indépendant, 2/07/1872). Malgré l’intérêt qu’il exprime pour ces objets, Berthoud est souvent peu informé sur les artéfacts, n’ayant qu’une connaissance livresque et théorique des contrées dont ils proviennent (Hoffmann, 2019 : 260-261) ; ce qu’Antoine Schnapper qualifie de « géographie embryonnaire », phénomène commun dans l’enregistrement des collections ethnographiques aux xviiie et xixe siècle (Schnapper, 2012 : 237). Les méprises du vulgarisateur sont ainsi nombreuses au sein de l’inventaire. C’est par exemple le cas des objets n°5984, 5985, 5987, 2432, 2433 et 6007, désignés comme des « sculptures polynésiennes servant à imprimer le tapa » qu’un échange avec Hamy permet de ré-identifier comme étant des moules du Velay ou d’Auvergne (amcd, rpvce, 5/06/1890). La publication d’un catalogue des collections ethnographiques, demandée instamment par Berthoud, est freinée par ces lacunes. En effet, la commission du musée maintient son refus en 1891 « en raison des attributions douteuses d’un trop grand nombre d’objets » (amcd, rpvce, 5/02/1891). Ce refus de la commission traduit un souci de l’exactitude scientifique du classement des collections et des informations se rattachant aux objets et renvoie aux prémices de la science ethnographique en France.
Figure 4. – Gravure de Yan’ Dargent
(in Berthoud, 1866b : 85, bnf, Gallica)
16Afin de parer aux lacunes, la commission s’appuie sur sa bibliothèque. En effet, le don de la collection Berthoud s’accompagne également d’une série « de 300 ouvrages, formant environ 5 000 volumes qui traitent des sciences, de littératures, de voyages et de beaux arts » qui va former l’embryon de la bibliothèque spécialisée établie par la commission pour l’étude des collections ethnographiques. Ainsi en 1891, l’administration décide de s’abonner à l’Homme : journal illustré des sciences anthropologiques de MM. G. et A. Mortillet au motif qu’il « contient des renseignements très utiles pour le classement des objets d’ethnographie » (amcd, rpvce, 2/07/1891). Des dons permettent également d’élargir la collection initiale. Les fiches d’inventaire conservées dans les archives du musée permettent d’avoir un aperçu des ouvrages employés par la commission. Certaines d’entre elles comprennent des références précises ainsi que des citations, comme le n°2 qui renvoie à Lesson (Lesson, 1839 : 362) et Domeny de Rienzi (Domeny de Rienzi, 1836) ou le n°14 à Charton (Charton, 1883 : 311). En 1874, la commission d’ethnologie décide de s’établir comme société savante afin d’intégrer les réseaux scientifiques et d’être reconnue à l’échelle nationale (amcd, rpvce, 25/04/1874).
Photo 1. – Tiki, îles Marquises, n°56-57, musée Berthoud
(Cliché C.36.1297, photothèque du musée de l’Homme, © mqb-jc)
- 16 Médecin vétérinaire et conservateur de la section d’histoire naturelle du musée à partir de 1872, p (...)
17La classification et la présentation de la collection Berthoud reposent principalement sur la provenance géographique, mais ce n’est pas le seul critère défendu par le collectionneur et la commission du musée. En effet, le classement définit par Edmond Delplanque16 en 1872 et les galeries du musée Berthoud témoignent d’un second critère majeur, la fonction de l’objet. L’une des fiches d’inventaire présente une autre classification, qui est probablement l’œuvre d’Edmond Delplanque (Offret, 1886-1888). Dans cette notice, Delplanque définit neuf divisions (amcd, dossier « Inventaire ») :
-
production du pays
-
habitants
-
habitation
-
vêtements et parures
-
ustensiles de ménage
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objets servant au culte
-
armes
-
instruments de musique
-
objets divers
18En 1890, la commission du musée proposera un remaniement de la classification des fiches, affirmant la préséance du critère géographique, mais aussi l’importance des rubriques d’après l’usage des objets (vêtements, armes, etc.) (amcd, rpvce, 3/04/1890). Dans sa thèse, Nélia Dias recense l’existence de systèmes de classifications des collections ethnographiques dès 1828, inspirés du modèle naturaliste (Dias, 1991 : 44-45). Elle se penche notamment sur les classifications de Jomard et d’Ernest Théodore Hamy et souligne l’existence d’une convergence des méthodes classificatoires à la fin du xixe siècle (Cuvier, Jomard, Brongniart) (Dias, 1991 : 125). Son analyse permet d’appréhender les similitudes entre des classements élaborés par Jomard et Hamy et celui du musée Berthoud. En effet, si Jomard est très attaché à la géographie, déployant ses efforts pour mettre en place un projet de musée Géoethnographique, son système de classification
« privilégiait la fonction de l'objet au détriment de l'ordre géographique et de la nature des matériaux. » (Dias, 1991 : 158)
19C’est au xixe siècle que se construit la notion d’objet ethnographique et Edme Jomard en fournit notamment l’une des premières définitions en insistant sur « les besoins de l'homme et les fruits de son industrie » (Jomard, 1862 : 4). Il définit trois critères de classification : le lieu, l’époque et la nature du travail (Dias, 1991 : 126). À ceux-ci, il ajoute un ordre méthodique classificatoire basé sur la nature et l’usage des objets. Dans son rapport sur le classement d’un musée ethnographique, il propose une division en dix catégories relatives à la fonction des artéfacts (Jomard, Rapport sur le classement d’un musée ethnographique, mnhn) :
-
1 : Images représentant la physionomie des indigènes
-
2 : Objets et ustensiles propres à procurer la nourriture
-
3 : Objets relatifs aux vêtements
-
4 : Objets relatifs au logement et constructions
-
5 : Économie domestique
-
6 : Objets propres à la défense de l’homme
-
7 : Objets relatifs aux arts divers et aux sciences
-
8 : Musique
-
9 : Mœurs et usages
-
10 : Objets de culte
- 17 Les vêtements et parures, les armes, les instruments de musique, objets servant au culte et les log (...)
20Les classements établis par Jomard et Asselin comportent cinq catégories identiques17, ce qui, considérant le rapport entre les collections Berthoud et Jomard, laisse penser à une influence de ce dernier.
21Le classement réalisé par le musée semble découler, dans un premier temps, de celui du collectionneur. Si Paul Parfait décrit l’assemblage au domicile de Berthoud comme des « monceaux d’objets barbares qui envahissent son domicile », il précise qu’il existe
« un ordre réel dans ce désordre apparent »
22et que
« chaque panneau correspond à une division géographique. » (Parfait, 1866)
23L’importance du critère géographique trouve peut-être également sa source dans l’intérêt que portait Berthoud à cette science (Ambrière, 1998 : 190). D’autres sources confirment que le collecteur favorisait, pour la présentation et le classement de sa collection, une approche géographique (Berthoud, 1866 : 65-87). Le projet de classification des collections pour le musée d’Ethnographie du Trocadéro met également en avant un classement géographique pour la répartition ou distribution des collections (sd, amqb-jc). Ainsi, une « Note sur le classement des objets » affirme l’importance de la provenance pour la mise en exposition des artéfacts (sd, conservée aux amqb-jc) :
« Classement général des groupes :
- Les collections du Musée d’ethnographie seront classées géographiquement, d’après leur origine ;
- Les objets de toute nature provenant d’un même peuple seront réunis en un même groupe ;
- Les collections originaires de peuples habitant des contrées voisines seront, autant que possible, placées dans des salles ou des vitrines limitrophes
- Dans chaque salle contenant des objets fournis par un peuple, ces objets seront subdivisés en plusieurs groupes, selon qu’ils proviennent de tribus ou de races différentes, éteintes ou vivantes
- Il sera tenu compte, dans le classement des objets, de la date de leur fabrication ou de leur emploi
- La couleur des étiquettes indique à quel groupe ethnique appartiennent les producteurs de chaque objet »
- 18 Le procès-verbal de la séance du 28/03/1873 mentionne une « sphère » donnée au musée par le ministr (...)
24Ces différents critères de classification instaurés dans les inventaires du musée jouent un rôle déterminant dans la façon de présenter et placer les collections dans les vitrines. La présentation d’après le critère géographique permet aussi de donner un aperçu des connaissances géographiques de l’époque et est renforcée au musée Berthoud par la présence d’une « sphère »18, vraisemblablement un planisphère, dont le but est de « servir de guide aux visiteurs ».
Photo 2. – Grande salle, vue 1, ancien musée de Douai (rue Fortier), musée Berthoud, salle d’ethnographie
(© musée de la Chartreuse de Douai, documentation)
- 19 Date estimée d’après l’ensemble des documents présents dans le dossier et notamment un rapport d’ex (...)
- 20 Les vitrines sont alignées le long des murs, parfois même surmontées d’une seconde vitrine.
25À partir de 1887, le musée d’Ethnographie de Douai comprend trois salles distinctes (dossier « Matériel détruit », amd) : la salle de l’« Âge de pierre », la « Grande salle » et la « salle de l’Afrique du Nord ». L’Océanie est exposée dans ces deux premiers espaces. À la suite du bombardement, entre 1945 et 194819, une liste est établie par le conservateur afin d’évaluer les destructions et de faire l’inventaire du mobilier et des objets disparus (dossier « Dommages de Guerre », amd). D’après ce document, le bombardement de 1944 détruit six vitrines dans la salle dite « de l’Âge de pierre » ; dans la « Grande salle », onze vitrines ; enfin dans la salle dite « de l’Afrique du Nord », trois vitrines. Il ne subsiste malheureusement aucune photographie des salles consacrées à l’Afrique et l’âge de pierre, mais il existe des clichés, datés de 1893, qui permettent d’appréhender la présentation des collections dans la « Grande Salle » (photo 2 à 5). Les quatre photographies réalisées par Augustin Boutique (1862-1944) (Turpin, 1998 : 180-185) montrent une salle dont les murs sont couverts de vitrines20, incluant des panoplies et des mannequins. La salle comporte aussi cinq vitrines centrales au-dessus desquelles se trouvent des maquettes, trop volumineuses pour figurer en vitrine (photo 4).
Photo 3. – Grande salle, vue 2 (planche n°86, inventaire PH.57), ancien musée de Douai (rue Fortier), musée Berthoud, salle d’ethnographie
(© musée de la Chartreuse de Douai, Documentation)
26Les photographies témoignent non seulement d’une profusion de meubles mais aussi d’objets au sein des vitrines (photo 3). De plus, certaines des vitrines murales se trouvent à une hauteur ne devant pas permettre aux visiteurs de distinguer clairement ce qu’elles conservaient. Cette accumulation d’objets est typique des musées du xixe siècle et se retrouve notamment au musée d’Ethnographie du Trocadéro (Grognet, 2010 : 211 ; Dias, 1991 : 200). Des plaques identifiant la provenance des objets sont placées sur les vitrines (photo). Les quatre clichés présentant la salle sous des angles restreints, il est malheureusement difficile de savoir dans quelles vitrines se trouvait exposée l’Océanie. Toutefois il semble, d’après les objets qu’il est possible de distinguer, qu’elle se trouvait au niveau du mur hébergeant la plaque descriptive du musée (photo 5).
Photo 4. – Grande salle, vue 3, ancien musée de Douai (rue Fortier), musée Berthoud, salle d’ethnographie
(© Douai, musée de la Chartreuse, documentation)
27Il est certain que Berthoud a joué un rôle essentiel dans la mise en exposition des artefacts. Il a probablement été influencé par les modèles scandinaves, à l’instar d’Hamy, étant par ailleurs chevalier de l’ordre de l’Étoile polaire de Suède. Cette influence scandinave se retrouve notamment dans les mannequins ethnographiques qui sont réalisés à la demande de Berthoud (amcd, courrier de Samuel Henry Berthoud, 13/01/1872). La Grande Salle comprend ainsi une série de dix-sept mannequins, réalisés par un artiste local, Edouard Houssin (Hoffmann, 2019 : 317-320). L’un d’entre eux est visible sur les photographies d’Augustin Boutique : il se trouve dans une vitrine murale et correspond à l’un des deux mannequins associés à l’Amérique du Nord, les n°3726 et 3802 (fig. 3). Seuls deux mannequins illustrent l’Océanie : le n°84 représente un « Guerrier tatoué » des îles Marquises et le n°2778 un homme de la Nouvelle-Calédonie. Les mannequins d’ethnographie, communs dans les collections muséales de la fin du xixe siècle (Jacquemin, 1991 : 245), sont répartis géographiquement comme l’ensemble des artefacts. Mais les considérations anthropologiques de l’époque vont amener la commission du musée à questionner dès 1881 la physionomie de ces mannequins. Le souci d’exactitude scientifique dans la représentation humaine, lié au développement de l’anthropologie physique et particulièrement l’anthropologie raciale, qui caractérise Hamy pour le musée d’Ethnographie du Trocadéro, explique qu’en 1881 le conservateur douaisien Delplanque fasse appel à lui pour faire substituer aux « têtes de fantaisies » que possèdent les mannequins douaisiens, « celles d’une authenticité incontestés » réalisées d’après moulages des collections ethnographique du musée (amhn, courrier du 10/10/1881).
Photo 5. – Grande Salle, vue 4, ancien musée de Douai (rue Fortier), musée Berthoud, salle d’ethnographie
(© Douai, musée de la Chartreuse, documentation)
- 21 Berthoud avait déjà exprimé son soutien aux théories de Lartet et Christy (Berthoud, 1865 : 17).
28La répartition géographique n’est pas le seul critère de présentation des collections océaniennes. En effet, celles-ci sont aussi présentées selon une perspective comparative. Alors qu’il supervise l’installation des collections, Berthoud indique avoir placé « tout l’âge de pierre » dans l’ancienne salle de la galerie douaisienne (amcd, rpvcgm, 1/05/1874). L’ouvrage Les Fééries de la Science permet à Berthoud d’exprimer son soutien (Berthoud, 1866b : 66)21 aux théories développées par Edouard Lartet (1801-1871) et Henry Christy (1810-1865), alors professeurs au Muséum d’histoire naturelle de Paris, sur l’existence d’un homme préhistorique antédiluvien, contemporain du mammouth (Lartet et Christy, 1865). Ce classement comparatif existe au musée Berthoud dès 1870, avec la réception d’une collection de bijoux qu’Asselin décide de réunir à des fins d’« études de comparaison » (amd, 556W54). La vitrine qui contient cette collection est décrite dans un dossier conservé aux archives municipales de la ville (cote 556W60). Comprenant onze tiroirs, elle héberge non seulement des bijoux, mais également d’autres ornements et objets rassemblés par séries, de provenances géographiques et chronologiques variées :
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Premier tiroir : 45 bracelets ;
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Deuxième tiroir : 43 bagues et boucles d’oreille ;
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Troisième tiroir : 14 colliers et bracelets ;
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Quatrième tiroir : 11 colliers ;
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Cinquième tiroir : 8 colliers ;
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Sixième tiroir : 31 bracelets et bagues ;
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Septième tiroir : 11 colliers, bracelets et couronnes ;
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Huitième tiroir : 23 peignes, rasoirs et épingles ;
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Neuvième tiroir : 27 cuillères ;
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Dixième tiroir : 18 objets liés à la pêche (hameçon, harpon, appât, etc.) ;
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Onzième tiroir : 23 instruments de pêche et hameçons.
29Ce meuble est le premier témoignage d’un classement comparatif au sein du musée Berthoud. En 1874, Eugène Farez, président de la commission de 1872 à 1891, exprime sa perception des collections ethnographiques :
« ce sont surtout les origines premières (de l’homme) qui sont représentées : et par les vêtements, l’outillage, les armes, les fétiches, elles fixent l’époque d’évolution à laquelle est arrivé aujourd’hui chaque groupe humain. » (L’Écho douaisien 333, 1/04/1891)
30D’après lui, un grand nombre de ces objets révèlent « les croyances et les naïvetés de l’enfance ». Un autre document conservé aux archives municipales produit par la commission permet d’envisager la façon dont les administrateurs appréhendaient l’« âge de pierre ». Celui-ci est en effet décrit comme le temps depuis « l’apparition de l’homme sur la terre, jusqu’à la découverte des métaux », renvoyant à la répartition tripartite de Christian Thomsen, directeur du musée national danois de 1816 à 1865, qui préfigure le schéma évolutionniste postérieur (Dias, 1991 : 145). Il est précisé que « l’âge de pierre est donc dans l’histoire des nations civilisées, l’époque de leur état sauvage ».
31La classification mentionnée dans le document divise l’âge de pierre en trois périodes :
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époque des animaux d’espèces éteintes (grands ours et mammouths) ou époque de la pierre taillée ;
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époque des animaux contemporains émigrés (rennes) ou époque de la pierre simplement taillée ;
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époque des animaux contemporains ou époque de la pierre polie.
- 22 Cette classification renvoie aux divisions sédimentaires théorisées à l’époque (D’Archiac, 1864 : 1 (...)
32Ces divisions reprennent celles développées par Louis Figuier (Figuier, 1870) et se rapprochent du classement d’après la faune établit en 1861 par Edouard Lartet (Lartet, 1861b : 217-232). Le texte met également en avant « la parfaite ressemblance » entre les productions matérielles des « tribus à travers le monde » et celles de la préhistoire européenne. Il divise la période en cinq « groupes correspondant à autant de périodes de son évolution physique » selon une répartition géologique : les terrains primaires ; les terrains de transition ; les terrains secondaires ; les terrains tertiaires ; les terrains quaternaires et enfin les terrains contemporains22. Mais l’auteur insiste également sur le fait que :
« la science de l’homme primitif est tellement récente que c’est à peine si les auteurs qui ont écrit sur cette matière se sont occupés de débattre et d’adopter une classification rationnelle. »
33Le texte revendique enfin l’influence de la classification établie par Edouard Lartet pour le musée de Saint-Germain-en-Laye. L’auteur fait peut-être ici référence à la classification du Quaternaire définie par Edouard Lartet en 1861 (Lartet, 1861a : 177-253), ou au rôle qu’il a joué en tant que membre de la Commission d’organisation du muséum des Antiquités celtiques et gallo-romaines (Goulven, 1993 : 22-30), inauguré en 1867.
34L’exposition comparative est installée dès l’ouverture du musée Berthoud, et la commission muséale déplore que :
« l’installation des âges de pierre laisse beaucoup à désirer [...] l’étude comparative en est impossible par suite de la place de l’âge de pierre contemporain qui se trouve dans les vitrines du bas, et qui, en autre, ne correspondent pas avec les autres âges reposant dans les vitrines supérieures. » (amcd, rpvcgm, 1/07/1872)
- 23 Vraisemblablement issues des fouilles réalisées par Gabriel Bulliot (Bulliot, 1865).
- 24 Ces derniers sont, pour l’essentiel, constitués de haches, d’herminettes et de lames.
35La perspective comparatiste amène les administrateurs du musée Berthoud à présenter, à la fin du xixe siècle, les collections au sein d’une salle dédiée à « l’âge de pierre » (« Le Musée S. Henry Berthoud de Douai », 2e version, in dossier « Commission », amcd). Ainsi, des artéfacts océaniens présentés comme issus de « l’âge de pierre contemporain » sont mis en parallèle avec des objets classés comme de « l’âge de pierre préhistorique », provenant notamment d’Europe (amcd, 556W60, dossier i « âge de pierre contemporain »). En 1887 (ibid.), la salle comporte 168 objets d’Europe, dont 30 issus des fouilles de l’oppidum de Bibracte23, 41 d’Amérique, 31 d’Afrique, 1 d’Asie et enfin 55 artéfacts d’Océanie24.
36Une notice datée de 1887, probablement de la main de Berthoud, revendique non seulement le « caractère rétrospectif » de la présentation des collections classées « méthodiquement » mais également la présence de séries d’objets inédites. L’auteur s’enorgueillit de la présence de 50 bambous gravés, « véritables archives nationales » des îles Marquises. La notice indique également que « l’histoire des tapas [...], ce genre de tissus [...] particulier à toute l’Océanie » est présentée dans la Grande salle :
- 25 On reconnaît ici le goût pour le récit romanesque de Berthoud, mais aussi le peu de connaissances q (...)
« dans une des grandes vitrines qui occupent le centre des salles, on remarque d’abord les roseaux qui fournissent la matière première des tapas, puis viennent les maillets en bois sur les quatre faces desquels sont creusées des lignes qui vont diminuer de grosseur et de profondeur, c’est en frappant avec ces maillets la bouillie blanche extraite à froid du roseau sacré que de jeunes vierges absolument nues confectionnent, sous la direction de la reine25, des pièces d’étoffes » (« Le musée S. Henry Berthoud de Douai », 2e version, in dossier « Commission », amcd)
37qui sont ensuite peintes.
38La présentation des collections du musée Berthoud est dominée par une perspective évolutionniste qui favorise « l’étude comparative » entre « les différents âges de pierre » (amcd, rpvcgm, 1/07/1872). La profusion des objets, classés selon leur provenance géographique, sert alors à mettre en parallèle les différentes productions extra-européennes et vise à soutenir cette vision évolutionniste. Celle-ci, liée au développement de l’archéologie préhistorique au cours des années 1860-1870, impacte les classifications des musées d’ethnographie et s’inscrit dans les mouvements de théorisations raciales (Tcherkézoff, 2008 : 13). L’administration muséale douaisienne établie ainsi un musée qui allie collections et étude, s’inscrivant dans le concept de « musée-laboratoire » développé à la fin du xixe siècle et mis en œuvre au sein du musée d’Ethnographie du Trocadéro, notamment par Hamy.
- 26 Il s’agit vraisemblablement de l’objet n°5092.
- 27 Le terme d’éventail employé dans l’inventaire ainsi que sur l’étiquette qui se trouvait avec l’obje (...)
- 28 Musenor, Les musées dans la tourmente, exposition virtuelle, Association des conservateurs des musé (...)
39Le musée Berthoud semble donc, par son classement, mais aussi par l’installation des artéfacts, tant au niveau de l’organisation que par l’emploi de panoplies et de mannequins, préfigurer les expositions ultérieures incorporant l’Océanie telles que l’Exposition universelle de 1878 (Felisaz, 2010) mais aussi celles du musée d’Ethnographie du Trocadéro (Dias, 1991 : 194-206). Berthoud et la commission de Douai s’inscrivent ainsi dans la science naissante qu’est alors l’ethnographie : la richesse de ces collections attire l’intérêt de nombreuses personnalités liées aux prémices de cette science tel qu’Hjalmar Stolpe (1841-1905) premier directeur du musée d’Ethnographie de Suède (Stolpe, 1892 : 56-58 ; 1893 : 73-150 ; Stolpe et Retzius, 1911 : 65-66). La destruction de cette collection n’en est que plus tragique. Mais alors que le bombardement semble avoir détruit la totalité des collections du musée Berthoud, la mise en parallèle de l’inventaire et de la liste des dommages de guerre de la section d’ethnographie réalisée entre 1945 et 1948 (dossier « Dommages de Guerre », amd) laisse penser qu’une partie pourrait en être ressortie indemne. Ceci est confirmé par la découverte de onze objets intacts identifiés en 2018 dans le cadre d’une thèse universitaire (Hoffmann, 2018) : une herminette polynésienne26, des « cordes canaques » (nos 7077 et 7078) et un « éventail »27 (n°7069) (photo 6), constitués de matériaux végétaux fragiles et hautement inflammables, ce qui questionne sur la disparition de cette collection. Il est possible que le musée ait aussi fait l’objet de pillages à la suite du bombardement comme ce fut déjà le cas lors de la Première Guerre mondiale28. Il est donc permis d’espérer que d’autres artéfacts puissent être redécouverts dans les années à venir (Hoffmann, 2019 : 222).
Photo 6. – Artéfact n°7069, entré dans les collections du musée Berthoud en 1907, amcd
(© Musée de la Chartreuse de Douai)