L’auteur remercie H. Guiot, secrétaire rémunérée par la sdo, de lui avoir aimablement transmis un petit dossier numérique sur le procès ainsi que les relecteurs et la rédaction du jso pour les précisions apportées sur certains points.
1Les premiers contacts de Jean Guiart avec la Société des Océanistes (sdo) se confondent avec la création de celle-ci en 1945. C’est en tant qu’adolescent, après avoir fait la connaissance du pasteur Maurice Leenhardt, enseignant à la faculté de théologie protestante du boulevard Arago, qu’il participa au renouveau de la Société durant les dernières années de la guerre. Durant plus de quarante ans, les activités de recherches de Jean Guiart furent étroitement associées à la vie de la Société des Océanistes et au jso. Les actes de la Société permettent de suivre en grande partie son parcours. Il y assura diverses responsabilités durant quarante-deux années comme membre élu au conseil d’administration, dont trente-six au sein du bureau.
2Dans son autobiographie Ergo Sum, Jean Guiart (2012b) évoque sa vie dans les premières années de la guerre et sa transition de l’École de théologie protestante à l’étude de l’ethnologie :
« Au bout de six mois à la faculté de théologie protestante, je me suis réveillé un jour en me demandant ce que je faisais là. Je suis allé l’expliquer à Maurice Leenhardt, qui ne m’a pas encouragé à rester – son expérience personnelle, qu’alors j’ignorais, le portait à comprendre ma révolte. Et je suis parti pour m’inscrire à une licence de sociologie-ethnologie à imaginer et construire entièrement, puisqu’elle n’existait pas. […] je me suis embarqué dans une ethnologie où la possibilité de trouver un emploi relevait alors de l’acte de foi. » (2012b : 116)
- 1 1 Marie-Charlotte Laroche, attachée au Museum et membre fondateur de la sdo, était la fille de l’ai (...)
3Marie-Charlotte Laroche1 confirme, dans ses souvenirs (Coiffier et Panoff, 1995 : 43), que Jean Guiart lui a été présenté en 1942 au musée de l’Homme, alors qu’il n’avait que dix-sept ans, par Maurice Leenhardt, qui avait rencontré ce dernier à l’école de théologie du boulevard Arago. Selon elle, Maurice Leenhardt se serait très vite aperçu que ce garçon n’était pas fait pour être pasteur et il l’aurait enlevé de l’école pour le lui présenter au musée de l’Homme.
4Jean Guiart écrira plus tard, sans prétendre avoir été influencé par Mme Laroche :
« Mon intention première était de partir à Madagascar […]. Heureusement pour moi, je n’ai pu accomplir ce désir. Maurice Leenhardt m’a embarqué d’autorité pour la Nouvelle-Calédonie. » (Guiart, 2012b : 127)
5Il régnait durant la guerre une grande activité au sein du musée grâce aux deux chantiers de « chômage intellectuel » qui permirent, dès la fin de l’année 1941, à de jeunes étudiants d’être employés à la rédaction de fiches de description des objets (cf. Rapport sur l’activité du département d’Océanie pendant le 2e trimestre 1944, archives mqb-jc, Paris). C’est ainsi que Georges Balandier, Lucien Bernot, Georges Condominas, Simone Dreyfus-Gamelon, Louis Dumont, Jean Guiart (à partir de mars 1944), Raoul Hartweg, Paul Mercier et Maxime Rodinson bénéficièrent de ces emplois (Dupaigne, 2017 : 202).
6Selon le rapport sur l’activité du département d’Océanie pendant le 3e trimestre 1944 (archives mqb-jc, Paris) rédigé vraisemblablement par Mme Laroche, c’est au deuxième trimestre 1944 que l’étudiant Jean Guiart commença à travailler au département d’Océanie dans le cadre d’un chantier de chômage intellectuel sous la responsabilité de Marcel Griaule au musée de l’Homme. Ce rapport fait apparaître, comme travaillant au département d’Océanie : Maurice Leenhardt, Mme Bernard Laroche, Mlle Françoise Girard et Jean Guiart, auxquels se joignaient deux travailleurs libres, Mlle Jeanne Cuisinier et M. Aubier. Jean Guiart suivait alors l’enseignement de Maurice Leenhardt à la ve section, sciences religieuses, de l’École pratique des hautes études (ephe).
- 2 Mme Laroche hésitait sur la date de cet événement, il est plus probable qu’il eut lieu en mars 1944
7Au musée, Guiart rencontra les membres du Centre d’études océaniennes, fondé en 1938 au sein de cette institution et qui continuaient de se réunir régulièrement, en dépit de la guerre. Dans ses souvenirs, Mme Laroche (Coiffier et Panoff, 1995 : 42-43) raconte qu’en 19432 un appel téléphonique de la gestapo interdit la tenue d’une réunion au musée de l’Homme. Elle demanda alors à Jean Guiart d’aller devant la porte pour prévenir toutes les personnes censées venir écouter la conférence (qui devait porter sur les huîtres perlières).
De son côté, Jacques Faublée évoque cet événement également :
« Durant l’occupation, O’Reilly, qui avait célébré une messe pour ses amis du musée de l’Homme fusillés par les Allemands, apprit que les séances des Océanistes, non déclarées aux occupants, jugées être des réunions clandestines, risquaient d’être interrompues brutalement. Il me chargea alors, d’une part, d’évacuer les auditeurs par la petite porte donnant sur les jardins et, d’autre part, de cacher les archives. » (Faublée, 1989 : 127)
Ce fait est confirmé également par Patrick O’Reilly :
« Les sociétés scientifiques devaient se faire reconnaître par les Allemands pour avoir droit à l’existence et les réunions étaient officiellement interdites. Sous le couvert du Musée, les nôtres reprirent cependant en décembre. Ainsi fut évoquée la mémoire de notre collègue André Ropiteau, passionné d’Océanie, où il avait fait six séjours, un des fondateurs du groupe, qui avait trouvé la mort glorieuse d’un soldat devant Toul lors de l’avance allemande en juin 1940. Ainsi M. le professeur Guillaumin nous parla-t-il du paradoxe de la flore néo-calédoniennes. » (O’Reilly, 1945 : 130)
8Selon le témoignage de Jean Guiart, la séance prévue comportait un autre enjeu, lié à un rapprochement entre certains membres d’une première Société des Océanistes, créée en 1936 (Coiffier, 1995) et les membres du Centre d’études océaniennes du musée de l’Homme :
- 3 Le docteur Sasportas fit partie des membres fondateurs d’une première Société des Océanistes. Il ap (...)
« il s’agissait d’abord d’une réunion convoquée par Maurice Leenhardt pour parvenir à une entente entre le groupe d’Océanistes déjà organisé du docteur Sasportas, ancien médecin militaire aux Marquises, et le nouveau groupe constitué en 1939 par l’alliance entre le père O’Reilly et Maurice Leenhardt. La conférence sur les huîtres perlières n’était donc qu’un leurre et la gestapo, qui s’intéressait au docteur Sasportas3 qui, comme bien d’autres, avait des faiblesses pour le régime de Vichy, s’était inquiétée de cette réunion au musée […]. Le résultat fut que la fusion des deux groupes se fit sans la participation du docteur Sasportas et la première réunion de la Société des Océanistes eut lieu à l’automne 1944, après la libération de Paris. » (Faessel, 2002 : 58)
9Courant 1944, Maurice Leenhardt (ml) sollicita par courrier Monique de Ganay (mdg) pour faire partie du bureau de cette nouvelle Société des Océanistes :
« Madame, Les vicissitudes par lesquelles a dû passer le groupe des Océaniens du musée de l’Homme ont pris fin. Les Océanistes séparatistes se joignent délibérément à nous. Nous les absorbons et il n’y a plus qu’une seule société. Le Comité a donc été entièrement refondu. Il laisse une part aux anciens Océanistes qui avaient voulu la fusion, comme le Comte de la Noë que le Comte de Ganay avait été voir il y a deux ans. » (Lettre du 31/10/1944 de ml à mdg, dossier Courriers divers Korrigane, archives Ganay)
10Le 22 décembre 1944 eut lieu, dans la salle de cours du musée de l’Homme, une assemblée extraordinaire rassemblant les représentants du Centre d’études océaniennes et divers membres de la première Société des Océanistes, créée en 1936. Ils décidèrent de fusionner tout en conservant le nom de Société des Océanistes.
- 4 Maurice Leenhardt lui a fait passer un diplôme de langue houaïlou (Guiart, 2012b : 94) [Précisions (...)
- 5 Le phytopathologue Roger Dadant, l’océanographe Michel Legand et l’entomologiste François Cohic (Gu (...)
11Les réunions des membres de la Société des Océanistes avaient lieu plusieurs fois par an au cours desquelles des adhérents ou des invités extérieurs venaient faire des exposés, illustrés parfois de projections photographiques ou de films. Le Journal de la Société des Océanistes, créé en 1945, paraissait une fois l’an, au mois de décembre. Ces fascicules à couverture beigeâtre étaient constitués de pages en feuilles pliées qui devaient être découpées par le lecteur, comme cela était courant à l’époque. Les actes de la Société récapitulaient les activités de celle-ci durant l’année écoulée. C’est grâce à ces actes, dans les premiers numéros (jso 3 et 4), que nous pouvons suivre les débuts de la carrière de Jean Guiart. Son nom apparaît en effet à diverses occasions dans chacun des vingt-cinq premiers volumes du jso. Nous constatons qu’il fait partie des tout premiers adhérents de la Société des Océanistes, dès 1945, d’après la liste des membres établie le 31 juillet 1949 (www.persee.fr/doc/jso_0300-953x_1949_num_5_5_1635), parrainé vraisemblablement par Maurice Leenhardt et Marie-Charlotte Laroche. On y trouve aussi André-Georges Haudricourt, conseiller scientifique à la bibliothèque de l’École française d’Extrême-Orient (membre depuis 1947). La même année, il publie, dans le premier volume du jso (1945 : 81-89 et 157), en tant qu’attaché du musée de l’Homme, un petit article intitulé « Sacs en fibre d’Australie », ainsi qu’un compte rendu d’article de Maurice Leenhardt, « Totem et identification ». Il a alors tout juste vingt ans. Lors de la séance du 25/1/1946, il parraine, avec Maurice Leenhardt, l’adhésion de son père, Jules Guiart, médecin, professeur honoraire à la Faculté de Médecine de Lyon (jso 2 [1946] : 211). À la fin de l’année (22/11/1946), le jeune étudiant, attaché au département d’Océanie du musée de l’Homme, traite des peintures sur écorces des Aborigènes du nord de l’Australie. Il évoque les différents animaux, personnages et scènes de chasse figurés sur ces écorces. L’année suivante, il présente deux comptes rendus, l’un sur le catalogue d’une exposition à Londres de dessins et photos de peintures aborigènes, l’autre sur un article de Kenneth Emory au sujet de tatouages hawaiiens (jso 3 [1947] : 103-104 et 161). Lors de la séance du 24 octobre 1947, présidée par le gouverneur Bouge, le secrétaire donne des nouvelles de la mission de Maurice Leenhardt et salue Jean Guiart, qui doit partir très prochainement rejoindre celui-ci à l’Institut français d’Océanie de Nouméa où le jeune chercheur espère pouvoir aller travailler l’ethnographie aux Nouvelles-Hébrides (jso 4 [1948] :139). En 1947, lorsqu’il part vers le Pacifique à l’initiative de Maurice Leenhardt, Jean Guiart n’a que 22 ans, il est marié et a deux enfants (Guiart, 2017 : 5). Un diplôme de langues océaniennes de l’École nationale des langues orientales4 vivantes en poche (juillet 1947), il embarque avec sa famille en décembre 1947 sur le Ville de Strasbourg en compagnie de trois autres chercheurs5 qui vont constituer l’embryon du nouvel Institut français d’Océanie. Il fait une escale à Tahiti, sur la route de la Nouvelle-Calédonie. À cette époque, il n’y a que très peu d’ethnologues français, comme Leenhardt, Métraux et O’Reilly, à avoir effectué des recherches dans le Pacifique. Jean Guiart va ainsi être, après-guerre, le premier étudiant ethnologue à partir en Océanie. Cette situation va favoriser sa rapide ascension au sein des chercheurs en sciences humaines océaniennes. De plus, celui-ci porte un intérêt particulier à la politique coloniale de l’époque et un bref passé de résistant le relie à des personnalités de la France libre.
12Maurice Leenhardt écrit à Paul Rivet (pr), directeur du musée de l’Homme, pour l’informer de la création de l’ifo (Institut français d’Océanie) et il évoque également son étudiant :
« Guiart a bien travaillé et montré dans mon laboratoire, les bonnes traditions du Trocadéro. Pour le mettre vraiment à l’épreuve, je l’ai envoyé étudier un groupe, l’île d’Ouvéa. Si les bateaux le permettent, j’irai le contrôler 2 ou 3 jours sur le champ. » (Lettre du 19/06/1948 de ml à pr, archives de la bibliothèque centrale du Muséum [bcm], Paris, correspondances de P. Rivet)
13Le jeune étudiant a donc eu des soutiens de poids dans les personnes de Leenhardt et de Rivet qui furent des proches de Marcel Mauss. Il se trouvait vraisemblablement en concurrence avec Georges Condominas, qui souhaitait faire des recherches au Vanuatu (Guiart, 2012a : 284-285 ; Condominas, 2001). Il fit de l’ombre à l’évolution de la carrière d’une de ses condisciples, Françoise Girard, assistante au département d’Océanie du musée de l’Homme depuis 1945 sur laquelle il écrivit plus tard des propos désobligeants (Guiart, 2003b : 190 ; Bataille, 2005 : 205-209).
14Peu après avoir obtenu un diplôme d’ethnologie coloniale en 1948 à l’orstom (l’actuel ird), Jean Guiart publie une étude sur « Les effigies religieuses des Nouvelles-Hébrides » d’après les collections du musée de l’Homme (jso 5 [1949] : 51-85). On y trouve la première description de la célèbre sculpture tru-kùrù de l’île de Malo (Coiffier et Huffman, 2011) dont on ne connaissait pas encore l’origine exacte à l’époque.
15Jean Guiart prend l’habitude de présenter, durant les séances de la Société, des exposés sur divers sujets – souvent liés à ses missions en Océanie –, sur lesquels il rédige ensuite des articles proposés pour publication au jso. C’est ainsi qu’il effectue une communication, le 24/3/1950, publié dans le jso de la même année « L’après-guerre à Ambrym, Nouvelles-Hébrides » (jso 6 [1950] : 237-240).
« sur les problèmes de la société contemporaine dans le nord d’Ambrym (Nouvelles-Hébrides) : chefferies, mouvements prophétiques, les cochons, les femmes, […]. » (jso, 6 : 209)
Le rapporteur, Jean Poirier, précise que
« la présence de M. Jean Guédès, ancien résident de France à Port-Sandwich, dont dépend Ambrym, anima la discussion qui suivit cet exposé. La position de l’administration vis-à-vis des indigènes et l’utilité de rapports aussi étroits que possible entre l’ethnographe et l’administrateur furent les deux points mis en avant. » (jso 6 : 209)
16En 1951, après cinq mois passés dans l’île de Malakula aux Nouvelle-Hébrides, il refuse poliment d’envoyer des restes humains au professeur Henri Vallois (1889-1981), anthropologue et paléontologue favorable aux classifications raciales, qui venait de remplacer Paul Rivet à la direction du musée de l’Homme, et avec lequel il entretenait des relations conflictuelles :
« Je serai très désireux de vous envoyer ces collections squelettiques, mais la chose est très difficile. Depuis ces dernières années, les indigènes sont devenus très susceptibles et s’opposent à toutes fouilles dans leurs anciens cimetières. » (Lettre de jg au prof. Vallois, 9/4/1951, archives bcm, Paris, correspondances d’Henri Vallois)
Mais il lui signale qu’un géologue de l’orstom a eu :
- 6 En Europe, certains jeunes archéologues de la génération d’après-guerre commencent à avoir un regar (...)
« l’occasion d’emporter clandestinement une série intéressante de crânes dont une dizaine en bon état provenant d’un cimetière. »6
17On retrouve bien, dans cette réponse l’esprit frondeur, inquisiteur et calculateur de Jean Guiart, qui se positionne dès cette époque en défenseur des peuples qu’il étudie. Plus tard, il écrira d’ailleurs :
« il vaut mieux ne pas encourir la colère froide de ceux qui peuvent se trouver un jour dans la position de vous contrer lorsqu’il en ont l’occasion » (Guiart, 2012a : 282)
18Suite à cette mission, il publie un article d’une centaine de pages illustré de photographies : « Société, rituels et mythes du Nord Ambrym », suivi d’un second, « ‘Malekula Native Co’ aux Nouvelles-Hébrides » (jso 7 [1951] : 5-104 et 242-246).
19Lors de la séance du 25/4/1952 dont le compte rendu est publié dans les actes de la société du jso 8 de 1952, le gouverneur Bouge donne la parole à Jean Guiart pour un exposé sur son dernier séjour parmi les Big-Nambas de l’île de Mallicolo (jso 8 : 265). De nombreuses questions sont posées à l’orateur car, depuis quelques dizaines d’années, les Big-Nambas font fantasmer le monde des Océanistes. Le gouverneur Deschamps signale « le rôle pacificateur joué par Jean Guiart à diverses reprises entre les clans Big-Nambas séparés par un différent » (jso 8 : 265). Suite aux questions posées par les auditeurs, le gouverneur Bouge regrette que l’orateur du jour ne puisse faire une communication complète au sujet de l’Institut français d’Océanie créé en 1946. Un très long article de Guiart de plus de cent pages, illustré de nombreuses photographies de terrain, sur le nord de l’île de Malekula est publié dans le même volume (jso 8 : 149-257).
20Sur les conseils de Maurice Leenhardt, Jean Guiart commence à travailler en Nouvelle-Calédonie où il va séjourner régulièrement durant une dizaine d’années en tant que chercheur à l’orstom de Nouméa, pour l’ifo. À cette époque, il divorce de sa première épouse pour se remarier avec Joséphine Pawé Wahnyamala, originaire de l’île de Lifou et fille adoptive du couple Jules Calimbre (Guiart, 2017 : 13). Il va être très tôt nommé secrétaire général de la Société des études mélanésiennes (sem), nouvellement créée. Les procès-verbaux des réunions de la sem montrent que Jean Guiart y est très actif et qu’il y fait de très nombreuses propositions. C’est ainsi qu’il évoque, lors de la réunion du 16/07/1953, la publication, sous sa direction, d’un fascicule consacré à l’art indigène (Guiart, 1953) à l’occasion du centenaire de la présence française en Nouvelle-Calédonie et destiné au grand public, au public autochtone et aux écoles. À cette même occasion, la Société des Océanistes publie un jso consacré à Un siècle d’acculturation en Nouvelle-Calédonie, 1853-1953 auquel Jean Guiart participe avec deux articles (jso, 1953 : 87-92 et 93-98). Mais les recherches de l’ethnologue sur les droits de propriété locaux (voir note 13) commencent à inquiéter certains propriétaires fonciers caldoches dans le contexte colonial de l’époque.
21Maurice Leenhardt meurt en janvier 1954 et la Société élit à la présidence Roger Heim (jso 10, 1954 : 160). Jean Guiart fut très affecté par la disparition de l’homme qui lui avait « mis le pied à l’étrier » une dizaine d’années auparavant. Curieusement, son nom n’apparaît pas dans le numéro 10 du jso dédié à son mentor (1954). Il lui dédiera un ouvrage une quarantaine d’années plus tard (Guiart, 1997).
- 7 Le bureau de la sdo était alors constitué du président, Roger Heim, directeur du Museum d’histoire (...)
22En 1955, un an après le décès de Maurice Leenhardt, Jean Guiart devient membre du conseil d’administration de la sdo qui ne comptait alors guère d’ethnologues en son sein, outre Pierre Métais et Raymond Leenhardt (fils de Maurice)7. Il entreprend des recherches sur les mouvements millénaristes dans l’île de Tanna aux Nouvelles-Hébrides, ce qui lui vaut d’être diplômé de l’ephe en 1954, recherche qui sera publiée en 1956 sous le titre Un siècle et demi de contacts culturels à Tanna, Nouvelles-Hébrides au sujet duquel Brian de Martinoir fera un long compte rendu dans le jso 15 (1959 : 393-398). Lors de la séance du 25 février 1955, le commissaire-résident de France aux Nouvelles-Hébrides, Pierre Anthonioz, présente un exposé sur les cargo-cult et les mouvements prophétiques aux Nouvelles-Hébrides : « John Frum, Naked cult, Malekula native compagny ; leurs origines, leurs manifestations, leur motifs possibles ». Il fait remarquer que, devant la difficulté d’interpréter ces faits, le gouvernement du Condominium a fait appel à Jean Guiart qui, après six mois d’enquête sur le terrain, propose de redonner leurs responsabilités aux vrais chefs locaux et de promouvoir une éducation adaptée (jso 11 [1955] : 125-126).
23Nous constatons ainsi que Jean Guiart a su se rendre indispensable auprès de l’administration coloniale et parfois des autorités religieuses, ce que celui-ci confirma :
« Si on me demandait de l’aide sur un point particulier, j’étais prêt. Convoqué au printemps 1952 par un câble de Pierre Anthonioz au milieu de mon congé médical en France, j’ai dû repartir en catastrophe pour aller travailler sur Tanna, où j’avais déjà fait des visites, à cause de la naissance d’un nouvel avatar du mouvement prophétique. » (2012b : 154)
« En ce qui me concerne […], je ne dénonçais rien, Maurice Leenhardt me l’avait fortement déconseillé, mais j’agissais silencieusement […] Mais on obtenait des résultats tant qu’on a eu comme partenaires des fonctionnaires coloniaux issus de la France-Libre. » (Guiart, 2012a : 281)
24C’est ainsi qu’il sera, dans les années suivantes, très impliqué dans les problèmes politiques des Nouvelles-Hébrides (futur Vanuatu) et de la Nouvelle-Calédonie.
25En 1956, le volume 12 du jso est d’ailleurs consacré entièrement au cinquantenaire du Condominium des Nouvelles-Hébrides ; Jean Guiart y produit cinq articles, tous en relation avec ses récentes recherches menées sur ce territoire (217-225, 301-326, 326-334, 334-336) et un article avec Freddy Drilhon et Marie-Charlotte Laroche (sur les Big Nambas, 227-243).
26La même année, lors de la séance du 17/12/1956, il fait part de l’expérience d’ethnologie appliquée qu’il a menée en juin-octobre 1954 lors de sa mission dans l’île d’Espiritu Santo (archipel du Vanuatu) pour le compte de l’ifo et du gouvernement condominial des Nouvelles-Hébrides. Il indique qu’il a effectué un relevé de la population dont il a recherché les besoins, qu’il a analysé leur genre de vie et qu’il a rapporté à l’administration locale des éléments nouveaux sur les habitants du centre de Santo, fort peu visités jusqu’à présent. Il relatera son expérience dans un petit ouvrage Espiritu Santo, Nouvelles Hébrides (Guiart, 1958 : 8).
27Son travail est rapporté en termes élogieux dans le compte rendu qui en est fait dans le jso ; les « exploits diplomatiques » du jeune ethnologue sont soulignés :
« Avec l’approbation de l’administration, sans accompagnement de miliciens, sans armes et sans escorte, portant pratiquement assez souvent son matériel, M. Jean Guiart chercha, et finit par trouver, le contact avec les chefs indigènes responsables, visité leurs districts, et malgré une opposition d’abord ouverte, puis larvée, en quelques pérégrinations dans la région, finit par faire céder les chefs, rétablit des relations pacifiques et obtint même que deux d’entre eux acceptent d’aller faire en Calédonie un voyage d’information dans les tribus de la montagne pour y voir fonctionner des caféières selon des méthodes qui pourraient être appliquées à Santo. » (jso, 1957 : 91)
28Les diverses recherches du jeune ethnologue peuvent être suivies dans la rubrique « Chronique » du jso. Ainsi, durant la séance du 24/5/1957 qui coïncide avec l’inauguration d’une exposition au musée de l’Homme organisée à l’occasion du cinquantenaire du Condominium franco-britannique, il commente un film sur les Nouvelles-Hébrides, présenté par le gouverneur Deschamps. La clôture de l’exposition est marquée par la projection de deux autres films (séance du 25/10/1957) : Danses de Tanna et Danses et cérémonies de prises de grade à Ambrym, ce dernier ayant été tourné par Jean Guiart qui analyse longuement les diverses phases des cérémonies auxquelles il a assisté et qu’il a étudiées en détail.
29Celui-ci intervient également lors d’un exposé de Mme Éliane Métais sur les sorciers en Nouvelle-Calédonie, à propos de la mort récente du chef de la tribu de Petit-Couli. Il fait remarquer que cette tribu n’était peut-être pas typique à ce point de vue car elle n’est implantée que depuis la révolte de 1878. Il subodore que l’on cherche à éliminer les maîtres pour des questions de terrains (jso 15 [1959] : 322).
30Jean Guiart, devenu directeur d’études à l’École pratiques des hautes études, expose les données nouvelles sur le problème du peuplement de l’Océanie : en se basant sur l’analyse sociologique de plusieurs populations mélanésiennes qu’il a étudiées, il pense que les frontières classiques entre Polynésie et Mélanésie auraient besoin d’être révisées (jso 15 [1959] : 323). Il parraine plusieurs futurs membres de la Société des Océanistes, comme par exemple Michel Panoff (avec Claude Lévi-Strauss, séance du 24/6/1960 (jso 16 [1960] : 96), Daniel de Coppet en 1962, José Garanger en 1963 et Maurice Godelier en 1964.
31De retour d’une mission en Nouvelle-Guinée, il présente, lors de la séance du 24/2/1961, une communication très documentée sur ce pays :
« M. Guiart nous dit l’existence de conseils locaux qui initient les indigènes aux responsabilités administratives ; de coopératives qui, avec plus ou moins de succès, les mettent à même de commercer ; et du Tolai local project, société destinée à recueillir et à commercialiser coprah et cacao produits par les indigènes. Il nous montre aussi les réactions des Néoguinéens devant les problèmes scolaires, la ségrégation raciale, l’indépendance même de leur île et les premiers contacts pris entre des représentants de la Nouvelle-Guinée hollandaise, de la Papouasie et des territoires de la Nouvelle-Guinée. » (jso 17 [1961] : 37)
32Lors de la séance suivante du 26/5/1961, il commente les récents travaux de R. Moench sur Les Chinois de Tahiti (jso 17 [1961] : 38).
- 8 Patrick O’Reilly est alors secrétaire général, Marie-Charlotte Laroche, secrétaire générale adjoint (...)
33En 1961, Jean Guiart est élu au bureau de la sdo et désigné comme vice-président avec André Guillaumin et Pierre Métais8. Il assure alors la présidence de diverses séances et présente, à celle du 26 octobre 1962, un masque de Koumac qu’il a trouvé dans une vente publique et dont il a pu retrouver l’origine lors d’un récent voyage dans le nord de la Nouvelle-Calédonie (jso 19 [1963] : 297). Lors d’une séance suivante (ibid. : 299), il expose l’organisation, les buts et les moyens d’un Centre documentaire pour l’Océanie qu’il souhaite créer :
« qui recueillerait à Paris, à l’usage des chercheurs, tant des documents difficilement accessibles (archives, correspondances privées, journaux rares, séries de publications officielles) qui seraient microfilmés, que des séries de photographies représentant des objets provenant des collections publiques ou privées. La qualité des photographies et la description des pièces devraient être très soignées de manière à pouvoir permettre des études précises. » (jso 19 [1963] : 299)
34Jean Guiart cherche en effet à regrouper les chercheurs océanistes au sein de son Centre documentaire pour l’Océanie, à l’ephe ve et vie section au sein du mnaao, puis du musée de l’Homme. Dans le rapport de 5 pages rendant compte de l’activité du centre pour l’année 1963, il note l’augmentation du nombre des chercheurs associés à ce Centre et, parmi ces derniers : Daniel de Coppet, José Garanger, Maurice Godelier, Karel Kupka, Jean-Paul Latouche, Yves Lemaître, Anne-Marie Nougaret, Michel Panoff, Françoise et Jean-Claude Rivierre, M. Semiramoth… Il fait remarquer que :
« La constitution d’un groupe de travail déjà étoffé va de pair avec l’acceptation par le directoire du cnrs d’un programme coopératif de recherche ayant pour thème l’Ethno-histoire du Pacifique, en fonction d’un plan portant sur une période quinquennale. » (Guiart, c. 1964 : 2)
- 9 La même année, il soutient une thèse de doctorat devant un jury composé de Raymond Aron, Claude Lév (...)
35Deux autres grandes actions furent menées sur le terrain au cours de cette année9 par ce centre : d’une part, une mission de Jean Guiart de collecte d’art océanien en Australie et en Nouvelle-Guinée (cf. infra) et, d’autre part, un programme international pluridisciplinaire mené dans l’île de Tongariki de l’archipel hébridais des Shepherd sur le thème Écologie et génétique humaine d’un isolat mélanésien, en relation avec l’analyse ethno-historique de la société locale. Ce programme avait été réalisé avec l’Organisation mondiale de la Santé (oms), l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (orstom) et la Commission du Pacifique Sud (cps). Il fut présenté à la sdo lors de la séance du 24/1/1964 :
- 10 Il convient de rajouter le Dr. Chappel (cps, parasitologie), José Garanger (cnrs-orstom, archéologi (...)
« Campagne de caractère international menée qu’elle fut par des savants australiens : Pr. R. Kirk [génétique humaine] ; américains : Dr. C.A. Gajdusek [génétique médicale] et français : Jacques Barrau, botaniste, G. Tercinier, pédologue, M. Espirat, géologue, sous la direction de Jean Guiart10, avec la participation de l’orstom, de l’ifo et de la Commission du Sud-Pacifique. » (jso 20 [1964] : 100)
36Côté documentation, un service bibliographique fut mis en place, en collaboration, entre autres, avec la Société des Océanistes, qui a peut-être permis d’attirer de nouveaux membres à la sdo : M. et Mme Ron Crocombe, parrainés par Guiart et Patrick O’Reilly, et Karel Kupka, parrainé par Guiart et Claude Lévi-Strauss (jso 21 [1965] : 163 et 166).
37C’est suite à la mission d’achat d’objets pour le musée des Arts africains et océaniens qu’il publie son ouvrage Mythologie du masque en Nouvelle-Calédonie (1966), édité par la sdo et présenté lors des séances du 27/01/1967 et du 24/2/1967 ; au cours de cette dernière, il évoque l’art du fleuve Sepik qu’il a découvert récemment :
« Jean Guiart nous donne ses impressions de “collecteurs d’objets”. Sa grande connaissance du milieu mélanésien et des objets rituels ou domestiques qui peuvent encore s’y découvrir […]. Il nous décrit en passant les mœurs des acheteurs professionnels souvent peu généreux en égard aux pièces qui leurs sont proposées […]. M. Jean Guiart a joint à son exposé de remarquables clichés d’objets ; certains, qui peuvent être considérés comme des pièces d’une qualité unique, proviennent d’achats effectués en Australie et sortent d’anciennes récoltes effectuées à la fin du siècle dernier par des colons allemands. » (jso 23 [1967] : 117)
- 11 Cet article est le premier du jso à être illustré de photographies en couleurs de ces objets.
38Jean Guiart a en effet rapporté divers objets, dont certains acquis à Sydney chez des marchands, comme Gene van Grecken. Il semble très fier d’avoir pu acquérir des pièces anciennes atypiques provenant de collections privées. Il a d’ailleurs publié dans le jso 23 (1967 : 1-10) un article intitulé « Art primitif et structures » dans lequel il disserte au sujet de l’art du Sepik11. Il les présente ainsi :
« Une collection d’objets, récemment ramenés par nous d’une mission de collecte effectuée au profit de l’État, pose ce problème dans toute son acuité, de par la beauté plastique de certaines pièces, provenant d’anciennes collections privées remontant à la période allemande. La plus belle série est composée de bouchons de gourdes à chauds masculines du Moyen Sépik. Il n’est que de se reporter aux illustrations pour s’étonner (de) la prodigieuse variabilité et de l’invention manifestées par les formes. » (jso 23 [167] : 7)
39Jean Guiart analyse ensuite ces pièces de façon très ethnocentrique, sans se référer aux études stylistiques déjà publiées à l’époque par ses collègues ethnologues allemands et suisses.
« Une caractéristique générale de ces petites sculptures, toutes Moyen Sépik sans le moindre doute, est le recours à une technique de recomposition du corps, par exemple par la présence des membres et la suggestion du tronc – ce pourrait être une caractéristique de l’art de l’intérieur du Yuat, différent dans les détails des pièces plus spécifiquement Mundugumor –. » (jso 23 [167] : 7)
40Certains de ces objets furent présentés ensuite lors d’une exposition à Marcq-en-Barœul, en 1975 (Bataille et al., 1975 : 58 et 63). Mais divers spécialistes de l’art océanien contestèrent l’authenticité de ces pièces. Et, ces dernières années, les progrès des nouvelles technologies ont permis de mettre en évidence le fait que ces objets avaient été sculptés dans des bois ne provenant pas de la région du Sepik (Beran, 2016 ; Garnier, 2016 ; Peltier, 2016). Il est étonnant que Jean Guiart se soit si facilement fait abuser par un faussaire, lui qui était si méfiant vis-à-vis des marchands. Mais on s’aperçoit que c’est sa méthode de réflexion associée aux idées ambiantes de l’époque qui l’ont orienté dans cette voie. À sa décharge, il faut tenir compte du fait que les nombreux achats effectués par divers collecteurs dans la région du Sepik dans les années 1960 ont incité les sculpteurs locaux à dépasser les codes et les styles existants jusqu’alors dans leur communauté pour s’adapter à la demande des acheteurs étrangers.
41Jean Guiart publie un article (jso 24 [1968] : 97-119) et trois comptes rendus concernant des publications sur les arts de Nouvelle-Guinée ; les actes de la Société rendent compte de sa présentation d’un ouvrage en français de M. Elkin sur les Australiens (jso 24 [1968] : 162-164 et 123). Il intervient lors de la séance du 22 mars 1968, suite à la projection d’un film de Kalman Muller sur les Big-Nambas, sujet sur lequel il a déjà travaillé.
42Il préside les séances des 25 juin, 25 octobre et 22 novembre 1968 et fait un exposé sur l’îlot de Koniène en Nouvelle-Calédonie (jso 25 [1969] : 293).
43Lors de cette année universitaire très troublée en France, il se tient éloigné des événements étudiants. Il écrira :
« J’avais bien vu venir des contestations de la position de ceux que l’on désignait comme des mandarins. Surtout de la part des assistants et des maîtres-assistants qui se voyaient bien mandarins au même titre que les professeurs, et ne voulaient pas attendre patiemment leur tour […] Je me suis bien gardé d’aller participer aux réunions qui avaient lieu au musée de l’Homme, et où l’irréalisme des discussions cachait des ambitions sournoises, que je me suis employé par la suite à contrer. Il ne fallait pas que la profession se retrouve dirigée de fait par des médiocres. Certains de mes aînés m’en ont eu de la reconnaissance d’avoir tenu tête et cela explique comment j’ai pu être soutenu entre autres par Raymond Aron pour devenir, en deux ans le plus jeune professeur titulaire de France » (2012b : 231 et 235).
44Au cours des séances suivantes, Patrick O’Reilly et lui vont parrainer de nouveaux adhérents (jso 25 [1969] : 293-296), dont Jean-Paul Latouche, le 28/2/1969, qui deviendra le futur président de la sdo.
45Après son élection comme vice-président de la sdo en 1961, Jean Guiart se trouve confronté durant une dizaine d’années au secrétaire général, Patrick O’Reilly. En marge de la sdo, Patrick O’Reilly et Marie-Charlotte Laroche organisent des dîners que celle-ci trouve « sublimes », alors que Jean Guiart les trouve trop mondains (Faessel, 2002 : 65), ce qui lui fera écrire :
« L’admiration constante du père vis-à-vis de l’administration coloniale, de la Grande Muette et de La Royale me laissait plutôt des interrogations. Je trouvais qu’il avait tendance à perdre son temps de ce côté-là et que la Société des Océanistes n’avait pas pour vocation de se plonger dans les mondanités. Mais, comme je n’avais pas le loisir de chercher à remplacer le père, même dans la moindre part de ce qu’il assumait quotidiennement, je l’ai laissé faire, évitant de porter jugement sur sa façon d’agir. » (Faessel, 2002 : 155)
46Depuis la création de la Société des Océanistes, les adhérents étaient souvent des anciens militaires, des fonctionnaires et des voyageurs nostalgiques de l’Océanie dont Guiart savait apprécier les demandes, tout en gardant une certaine méfiance envers eux. Les listes des parrainages de nouveaux adhérents publiées dans les actes de la sdo des années 1960 témoignent cependant de leur accroissement conséquent.
47Dans un article à la mémoire de Patrick O’Reilly, Jean Guiart rappelle quels furent ses premiers contacts avec celui-ci :
« Quand j’ai connu le père, j’avais dix-sept ans. Nous étions encore occupés par l’ennemi […]. Maurice Leenhardt, vieux missionnaire protestant avec vingt-deux ans d’une expérience de terrain à une époque où les pères et les pasteurs ne se faisaient guère de cadeaux, tout au moins en Nouvelle-Calédonie […] M. Leenhardt, qui m’avait pris en charge intellectuellement et affectivement, m’expédia au père. Ce dernier me traita comme si j’étais un de ses étudiants de la Réunion des étudiants au 104 rue de Vaugirard […]. Il me voyait une fois par semaine au musée de l’Homme et me confia des travaux rémunérés à un moment où j’en avais bien besoin. Quand il fut décidé que j’allais partir, comme élève à l’Office de la recherche coloniale, à la mi-1947, il me fit venir et me donna ses instructions. » (jso 86 [1988] : 91-92)
48Les caractères de Leenhardt et de O’Reilly étaient bien trempés. Les relations entre les deux ecclésiastiques sont évoquées par Jean Guiart :
« J’ai assisté aux premières années de la Société des Océanistes, à l’amitié traversée de tensions qui liait Patrick O’Reilly au pasteur Maurice Leenhardt, l’estime des deux hommes l’un envers l’autre dominant ou s’effaçant tour à tour devant la retenue mutuelle – l’époque prêtait encore au rappel des rivalités religieuses dans le Pacifique – de deux ecclésiastiques de part et d’autre de la barrière théologique qui les séparait. » (jso 74-75 [1982] : 3)
49Maurice Leenhardt demeura un peu méfiant vis-à-vis du père O’Reilly qui avait certaines affinités pour le maréchal Pétain. Jean Guiart confirmera cette méfiance :
« Ce dernier me demandera quelques années plus tard, avant de disparaître, de faire attention de ne jamais laisser le père gouverner entièrement à sa guise la Société des Océanistes » (Faessel, 2002 : 153)
- 12 ndr. – Nous n’avons trouvé aucune trace de ce supposé projet de fusion, ni parmi les anciens de la (...)
50Dans les années 1970, il est, au côté du père O’Reilly, contre un projet de collaborateurs de Claude Lévi-Strauss qui souhaitent rassembler les publications des Américanistes, des Africanistes et des Océanistes en une seule revue scientifique de haut niveau, et ce, pour contrecarrer la menace de suppression de la subvention du cnrs, ce qui aurait eu pour effet de faire disparaître le jso (Faessel, 2002 : 155)12. À ce propos, Guiart écrivit dans le jso :
« […] j’ai eu à le protéger contre un projet visant à supprimer le journal des Océanistes pour le fondre dans une grande Revue d’Anthropologie ; je n’ai pas vu alors l’intérêt de détruire l’instrument mis sur pied par le Père, et que Maurice Leenhardt, premier président de la Société m’avait confié, avant sa mort, le soin de défendre. » (jso 86 [1988] : 97)
51Le 19 août 1988, lors d’une réunion de la Société des Océanistes destinée à rendre hommage à Patrick O’Reilly après sa récente disparition, Jean Guiart aurait évoqué ce dernier en ces termes :
« Le père O’Reilly agissait avec un esprit de suite incroyable, comme si toute œuvre humaine, la sienne en particulier, était indéfiniment perfectible. » (Faessel, 2002 : 133)
52Jean Guiart publiera plus tard le journal de voyage en Océanie du père O’Reilly (2012) rédigé en 1970-71, sous le titre Carnet de route océanien.
53Jean Guiart se perçoit alors comme le chef de file des Océanistes français et c’est comme cela qu’il souhaite être présenté dans les colloques internationaux, ce qui lui causera de nombreuses inimitiés de la part de collègues français et étrangers.
54Transformations dans le Journal et les éditions de la Société des Océanistes
55Durant une dizaine d’années (1961-1971), Jean Guiart, en tant que vice-président de la Société, va travailler au côté de Patrick O’Reilly, secrétaire général. Ils vont, avec le président Roger Heim et toute l’équipe du bureau, André Guillaumin, Pierre Métais, Marie-Charlotte Laroche et Paul Moortgat, accomplir un énorme travail au niveau des publications de la sdo. C’est ainsi que la revue mensuelle Livres actualité écrit en 1970 :
« Partis à la découverte des ouvrages concernant l’Océanie nous avons été amenés à découvrir à Paris, dans un coin perdu de l’immense musée de l’Homme, une association qui fait du Pacifique, et principalement du Pacifique français, son domaine […]. Un « journal », quatre fois l’an, est publié. Il apporte aux membres de la Société des contributions les plus diverses sur les arts, l’histoire, le développement humain, la linguistique de cette partie du monde. Et aussi de nombreuses chroniques, des comptes rendus de livres, et une précieuse bibliographie […]. Pour des lecteurs moins spécialisés, la Société vient de lancer une série de « Dossiers », destinés à devenir les « Que sais-je ? » de la Polynésie française. Alertes, attrayants, abondamment illustrés, bon marché, ils font déjà le bonheur des touristes à Tahiti. Huit titres sont sortis – d’autres suivent. » (Livres actualité 26, décembre 1970, spécial Océanie)
56La constitution de la collection des Dossiers aura un grand succès qui sera très positif pour les finances de la Société.
57La présentation du jso est remaniée. Sa périodicité passe d’un numéro par an à quatre (mars, juin, septembre et décembre). La couverture beige est remplacée par une couverture à couleur vive, différente chaque année. Ces quatre fascicules annuels portent chacun un numéro (à partir du numéro 26) et forment ainsi un tome annuel, pour 1970. Le président Roger Heim inaugure cette présentation rajeunie dans le jso :
« La nouvelle formule doit répondre aux exigences du moment et de l’immédiat avenir. Revue d’analyse et de synthèse, puisse notre périodique instiller une force nouvelle aux recherches historiques et scientifiques dans le Pacifique. » (jso 26 [1970] : 8)
58Cette périodicité durera jusqu’en 1981, avant d’être réduite à deux numéros par an, rythme qui a perduré jusqu’à aujourd’hui. Il faut voir, dans ce changement, l’influence de Jean Guiart, qui ne partageait pas les idées « conservatrices » de Patrick O’Reilly. Le dernier jso « à l’ancienne » (le numéro 25) fut ainsi entièrement consacré aux missions dans le Pacifique. Le jso « nouvelle formule » consacra plus de place à des chercheurs professionnels en sciences humaines, français et étrangers. Cependant, ces changements impliquaient une réorganisation totale du fonctionnement de la rédaction du jso car il lui fallait alors produire un numéro tous les trois mois, cadence que celle-ci eut du mal à tenir, raison pour laquelle la périodicité fut limitée parfois à trois, puis finalement à deux numéros annuels. Les numéros comprenaient en moyenne trois articles, ce qui constituait une douzaine d’articles annuels avec, il est vrai, plusieurs miscellanées, comptes rendus et la fameuse bibliographie de l’Océanie de Renée Heyum, ce qui les rendaient tout aussi riches. Certains numéros du jso ne comportent parfois qu’un seul article, précisément de Jean Guiart : « Les événements de 1917 en Nouvelle-Calédonie » (jso 29 [1970]) et « Prescriptions matrimoniales négatives aux Nouvelles-Hébrides » (jso 41 [1973]). En revanche, un numéro comme le 48 (1975) sur la recherche française à Tahiti en comportait onze. À partir de 1975, la rédaction du Journal s’efforce de réaliser des numéros sur des thèmes particuliers dont le titre se trouve inscrit sur la couverture en noir sur une bande blanche. Des numéros sont cependant réservés pour la publication de varia. Les articles sont suivis généralement de miscellanées, de comptes rendus et d’une bibliographie. Si Renée Heyum continua de produire ses très riches bibliographies annuelles de l’Océanie jusqu’en 1974, la publication des actes de la Société ne fut plus systématique chaque année, mais regroupée dans certains numéros. La publication de ces actes était importante car elle permettait aux adhérents lointains d’être informés brièvement des activités de la Société et particulièrement du contenu des conférences. Il est probable que cette nouvelle présentation contribua à attirer une nouvelle génération de jeunes Océanistes venant de la recherche en sciences humaines. Celle-ci commença à fréquenter les conférences de la sdo et à lire le jso.
59Après en avoir été vice-président durant une dizaine d’années (1961 à 1971), alors que la Société était encore sous l’autorité du très actif secrétaire général Patrick O’Reilly, Jean Guiart est élu président de la sdo en 1972. Cette élection intervint peu de temps avant sa nomination en tant que professeur au Muséum national d’histoire naturelle, où il devient titulaire de la chaire d’ethnologie nouvellement créée. C’est ainsi que lui échoit la direction du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme. Jean Guiart dirige alors les mémoires de thèse de nombreux étudiants. Patrick O’Reilly continue d’appartenir au bureau en tant que secrétaire général adjoint, chargé des publications, et ce, jusqu’à la fin de l’année 1975. Jean Guiart va s’appuyer sur le nouveau secrétaire général, l’archéologue José Garanger, qu’il apprécie beaucoup. Tous les deux vont impulser à la Société, durant une dizaine d’années, une orientation plus scientifique. Les nombreux voyages de Jean Guiart en Océanie et sa participation à divers colloques internationaux vont lui permettre de nouer de fructueux contacts avec des collègues étrangers. Certains seront invités, lors de leur passage à Paris, à prononcer une conférence à l’occasion d’une séance de la sdo, d’autres deviendront auteurs de publications à la sdo. Le professeur préside de nombreuses séances de la sdo qui se tiennent les mercredi et vendredi dans la petite salle de cours du troisième étage du musée de l’Homme. À chacune d’entre elles, il présente l’invité du jour et conduit les débats qui suivent l’exposé de ce dernier. C’est principalement grâce à ses relations internationales que de nombreux chercheurs océanistes étrangers ont pu s’exprimer dans le cadre de la Société des Océanistes. Cette nouvelle orientation fera fuir un certain nombre d’adhérents.
60En 1971, il parraine ainsi, avec M.-C. Laroche, l’adhésion à la sdo de Carleton Gajdusek, futur prix Nobel de physiologie et de médecine en 1976 (séance du 26/2/1971, jso 41 [1973] : 369).
61Et, le 22/10/1971, il relaie les décisions prises lors d’un meeting de l’unesco auquel il a assisté à Fiji :
« Une des réalisations proposées concerne le travail de la recherche ethnologique dans le Pacifique et l’esprit avec lequel il importe qu’il soit accompli. L’ethnologue doit avoir une attitude courtoise et déférente devant les indigènes, savoir se faire accepter, ne pas prétendre tout réformer et “conseiller” l’administration locale, non plus exporter ses idées politiques et interférer dans les affaires locales. » (jso 41 [1973] : 372)
62Lors d’une séance présidée par le pasteur Raymond Leenhardt, il évoque les méthodes d’enquête du père de ce dernier, Maurice Leenhardt, pour recueillir des informations au sujet des masques de Nouvelle-Calédonie (jso 41 [1973] : 373). Il livre ses impressions sur le Festival Melanesia 2000 auquel il a assisté (jso 56-57 [1977] : 221) et prononce lui-même divers exposés : sur les problèmes fonciers en Nouvelle-Calédonie (jso 61 [1978] : 205 ; jso 72-73 [1981] : 316) et sur l’indépendance du nouvel État du Vanuatu (jso 70-71 [1981] : 138). Durant la décennie 1970-1980, il ne fournit que quatre articles (jso 29 [1970] ; jso 41 [1973] ; jso 42-43 [1974] et jso 53 [1976]).
63Alors que Patrick O’Reilly continue d’alimenter le jso avec de nombreux comptes rendus d’ouvrages, Jean Guiart inaugure une nouvelle rubrique, « Actualités dans le Pacifique », où il aborde, avec ses collègues, les problèmes d’actualité concernant la décolonisation aux Nouvelles-Hébrides et dans d’autres régions d’Océanie (jso 45 [1974] ; jso 46 et 49 [1975] ; jso 53 [1976] ; jso 54-55 [1977]).
- 13 Il le restera jusqu’en 1982 et il faudra attendre 1998 pour qu’il y ait à nouveau des secrétaires a (...)
64En 1977, Bernard Juillerat est nommé secrétaire général adjoint responsable de la revue13, à la suite de Patrick O’Reilly. L’esprit de la rédaction change un peu et intensifie les publications d’ethnologues travaillant dans le Pacifique. Les séances de la sdo ne sont plus commentées dans le jso, seule la liste des conférences est dorénavant publiée. Il faut cependant attendre la fin de la présidence de Jean Guiart en 1982 pour retrouver une de ses publications dans le numéro spécial du jso 74-75 (1982).
65L’index des articles du Journal des Océanistes (1980-1994) comporte une trentaine de publications de Jean Guiart, soit vingt comptes rendus d’ouvrages, trois nécrologies, avec des témoignages personnels sur Patrick O’Reilly (jso, 74-75, 1982 ; jso, 86, 1988), et huit articles concernant la Nouvelle-Calédonie et le Vanuatu (jso, 78, 1984 ; 80, 1985 ; 82-83, 1986 ; 85, 1987 ; 87, 1988 ; 95, 1992).
- 14 ndr. – Rapport du ca du 19/6/2002 et Mise au point de J.-P. Latouche aux membres du ca du 6/1/2003.
66En 2002, Jean Guiart attaque en justice la Société des Océanistes et son président Jean-Paul Latouche, au sujet de la publication de son manuscrit Mon Dieu là-haut, la tête en bas ! qu’il avait envoyé à celle-ci pour publication à la fin des années 1990. Guiart présentait, dans ce texte, les ethnologues pionniers de la connaissance des cultures océaniennes. Le comité de lecture lui avait demandé de le modifier en raison des nombreux jugements de valeur jugés peu diplomatiques que Guiart y avait émis au sujet d’un certain nombre de collègues, notamment étrangers. Le secrétaire général adjoint chargé des publications, Philippe Missotte, lui transmit les diverses corrections à faire et qu’il accepta d’effectuer. Le manuscrit fut alors accepté par le comité de lecture moyennant encore quelques retouches et Philippe Missotte quitta le bureau de la sdo en 2000. Entre temps, en 2001, Jean-Paul Latouche succéda à Jean-Christophe Galipaud en tant que président de la Société. Le nouveau président, Jean-Paul Latouche, entra en conflit avec Jean Guiart à propos de son manuscrit : lorsque la publication du manuscrit fut de nouveau évoquée, le président s’opposa à sa publication et incita le conseil d’administration à revenir sur sa décision14. Le manuscrit fut donc définitivement refusé, contre l’avis de certains membres du conseil qui voulaient encore introduire quelques modifications avant publication. Guiart assigna alors en justice la sdo et son président.
67Au début du mois d’octobre 2002 la secrétaire générale, Isabelle Leblic, envoie un email aux membres du conseil d’administration pour les informer de la réception d’une assignation en justice émanant du professeur Jean Guiart. Elle les convoque à une réunion, le 11 octobre 2002 pour statuer sur les décisions à prendre :
« Nous recevons ce jour deux lettres remises par un huissier de justice à la demande de Mr le professeur Jean Guiart. Cette citation assigne la Société des Océanistes et son président Mr Jean-Paul Latouche à comparaître devant le Tribunal correctionnel de Paris, le 17 octobre 2002 […] L’objet de la demande concerne la circulaire de l’Assemblée générale des Océanistes du 19 juin 2002 diffusée le 26 juin 2002 qui a été jugée tant diffamatoire qu’injurieuse à l’égard du requérant »
68La sdo prit alors un avocat pour défendre sa cause ainsi que celle de son président. Jean Guiart fut finalement débouté en nullité de sa plainte car, selon le juge, les termes de la circulaire ne p[o]uv[aie]ent être considérés comme « diffamatoires et injurieux ». Ce procès coûtera 3 073 euros à la Société (jso, 2003 : 243).
69Jean Guiart publiera ultérieurement son ouvrage Mon Dieu là-haut, la tête en bas ! dans sa propre maison d’édition Le Rocher-à-la-Voile (2009a : 4) et il y écrira en exergue :
« Je dois rendre hommage ici à l’amitié et au dévouement de madame Philippe Missotte, qui a réalisé la mise en page et le placement difficile de l’appareil de notes de ce volume, à un moment où il avait été décidé qu’il serait publié par la Société des Océanistes, décision inversée par un président temporaire de ladite société, mon ancien étudiant, à qui j’avais mis le pied à l’étrier en tant que chercheur, recherchant à (la) fois le meurtre du père et à satisfaire la vindicte de l’auteur américain Marshall Sahlins, dont je mettais en cause, pour de très bonnes raisons, l’honnêteté intellectuelle dans le second volume de cet ouvrage. »
70Son pamphlet sur Marshall Sahlins sera publié dans un autre ouvrage (Guiart, 2012a : 298-306).
71Guiart semble ne pas avoir conservé une animosité particulière envers la sdo, comme l’illustre la recherche d’un lieu de stockage pour les publications de la Société : en 2006, la Société des Océanistes décida de quitter les locaux du musée de l’Homme pour rejoindre d’autres sociétés savantes (Société des Africanistes, Société des Américanistes et Société Euroasiatique) dans un bureau commun mis à disposition par le musée du quai Branly. Mais ce dernier n’avait pas la place d’accueillir l’important stock des ouvrages et des jso invendus. À la demande du président de l’époque, Maurice Godelier, la bnf accepta d’allouer gratuitement un lieu de stockage, de 2009 jusqu’en 2012. Par la suite, celle-ci souhaita récupérer cet espace et la sdo, qui n’avait pas les moyens de louer un local, chercha une solution. Jean Guiart proposa alors de mettre gratuitement à sa disposition un espace de stockage lui appartenant à 100 km de Paris :
- 15 Rappelons qu’une grande partie des stocks de l’Institut d’ethnologie ont été pilonnés peu avant les (...)
« Il faudrait recouvrir d’une bâche en plastique et mettre du produit anti-souris. Comme c’est une ferme qui m’appartient, je n’ai pas osé y mettre les stocks de l’Institut d’Ethnologie15 et j’ai eu bien tort. L’idée de pilonner les stocks de la Société me choque. » (Extrait email de jg à cc du 2/04/2012, arch. pers.)
72Le conseil d’administration de la Société jugea ce lieu de stockage trop éloigné de Paris et insuffisamment sécurisé vis-à-vis des rongeurs et il se trouva donc dans l’obligation, à son grand regret, de trier ses stocks et de décider le pilonnage des numéros du jso en excédent. Après tri et pilonnage très sélectif de ce qui existait en trop grande quantité, un accord fut passé avec l’imprimeur de la revue, Paillart, qui les stocke depuis lors (jso, 2012 : 167 et jso, 2013 : 281).
73En 1992 (https://francearchives.fr/findingaid/83c440bc336f84d2983e53834535f15535aea42d), Jean Guiart prend sa retraite. Il était alors directeur du laboratoire d’Ethnologie au musée de l’Homme. Après l’élection de José Garanger à la présidence de la sdo en 1983, il resta vice-président jusqu’en 1997 et ne fut pas réélu au conseil d’administration en 1998.
74À partir des années 1990, Jean Guiart proposa à la rédaction du jso des comptes rendus de lecture qui furent jugés impubliables du fait de la véhémence des critiques faites aux auteurs. Parfois, il ne vérifiait pas suffisamment ses sources, ce qui le décrédibilisait auprès de ses collègues. Le jso publia encore quelques-uns de ses articles (en 1996), ainsi qu’une mise au point d’un lecteur rectifiant certaines affirmations émises par Guiart dans l’un de ses articles sur le Vanuatu (jso 105, 1997 : 207). Deux ans après, le Journal publia sa critique d’un ouvrage récent d’Henri Perron (jso 108, 1999). Il rédigea un compte rendu très négatif du jso, n°117 : Nouvelle Calédonie, 150 ans après la prise de possession, qu’il publia dans un de ses ouvrages. Son article « Du nouveau sur ‘Cannibal Jack’ » (jso, 2004, n°118) fut finalement sa dernière publication dans le Journal. C’est ainsi que Jean Guiart va, de fait, s’éloigner de la sdo et s’isoler du monde des Océanistes métropolitains pour ne plus publier qu’à compte d’auteur. Sa collaboration avec la sdo ne sera plus alors qu’épisodique.
- 16 Avec cette notice : « Exemplaire en pré-publication confidentielle, pour critiques ou rectification (...)
75En 1997, pour ne plus être sous le feu des critiques de ses collègues, Jean Guiart décide de fonder, à Nouméa, sa propre maison d’édition, Le Rocher-à-La-Voile (voir dans ce volume la présentation de la bibliographie de Guiart par I. Leblic). Cela lui permet de publier sans contrainte des textes de son choix et des ouvrages compilant des « Essais de bibliographie critique », souvent très caustiques (Guiart, 2004, 2008). L’auteur envoie cependant ses manuscrits à relire16 à divers collègues avant leur publication pour que ces derniers puissent y apporter d’éventuelles corrections. Il publie ainsi, durant une vingtaine d’années, plus d’une trentaine d’ouvrages. Isabelle Leblic (jso, 2000 : n°110) fera le compte rendu de l’un d’eux : Les Mélanésiens devant l’économie de marché. Du milieu du xixe siècle à la fin du millénaire (1998-1999). Tout en reconnaissant les qualités de cet ouvrage, elle regrette la mauvaise qualité des reproductions photographiques, les nombreuses fautes d’orthographe et la bibliographie manquant de rigueur. Ces critiques peuvent s’appliquer à une majorité des autres ouvrages produits par Jean Guiart à partir des années 2000. Mais celui-ci se justifie en affirmant qu’il privilégie l’urgence de la transmission de ses nombreux acquis concernant le monde océanien par rapport à la qualité de ses publications.
76Dans les années 1970, Jean Guiart et son épouse Joséphine s’étaient fait construire un fare sur les hauteurs de Punaauia à Tahiti. C’est dans cette résidence qu’ils décidèrent de terminer leurs jours, après avoir quitté leur maison de Nouméa en 2010. Lors du décès de Joséphine, le 13 janvier 2012, Jean Guiart écrivit un petit texte « Élégie pour Jo » qu’il envoya à ses correspondants. Ce texte fut transmis aux membres du ca de la Société pour savoir s’il était judicieux de le publier dans le jso en tant qu’in memoriam. La rédaction de la revue n’y était pas hostile et Jean Guiart avait donné l’autorisation de le publier à la condition qu’une photo y fut adjointe, ainsi que la référence à son ouvrage : Jules Calimbre, Chronique de trois femmes et de trois maisons (Guiart, 2009b) évoquant la famille adoptive de son épouse. Finalement, le ca jugea que ce texte n’avait pas qualité d’être publié dans le jso. Malgré les divers refus de publication de ses écrits, Jean Guiart continuera de régler ses cotisations en tant qu’adhérent de la sdo jusqu’en 2014. En 2019, le jso (149 : 303-310) annonça la disparition du professeur Jean Guiart qui venait de fêter ses 94 ans.
77Jean Guiart a donc assisté à la création de la Société des Océanistes et en sera demeuré adhérent durant près de 70 ans, tout en y assumant diverses responsabilités. Pendant près d’un demi-siècle, ce chercheur spécialiste du Vanuatu (ex-Nouvelles-Hébrides) et de la Nouvelle-Calédonie a participé à l’animation de la sdo. Ses prises de position sur la colonisation et sur le respect dû aux populations mélanésiennes ont fait évoluer les débats au sein de la Société. Il a contribué à intégrer à la Société des Océanistes plusieurs futurs présidents : José Garanger, Michel Panoff, Jean-Paul Latouche et Maurice Godelier, en parrainant leur adhésion ; il a ainsi été, pour certains, un lien entre la première génération d’Océanistes et la nouvelle, dans les années 1970. À la fin des années 1960, à une période où les Océanistes se sont intégrés au sein de diverses institutions (ehess, cnrs, ird, Université Paris 7…) autres que le musée de l’Homme, la Société des Océanistes représenta un lieu d’échange privilégié des connaissances concernant les États du Pacifique. Guiart publia plus de 80 textes dans le cadre de la sdo. Ces publications se sont focalisées principalement sur les relations sociales au sein des diverses communautés où il fut appelé à travailler, mais elles ne laissent pas apparaître une prise de position particulière au sujet des recherches archéologiques concernant l’important complexe culturel Lapita reliant Mélanésie et Polynésie.
- 17 ndr. – En effet, cette opinion n’est pas forcément partagée par nombre des membres de la sdo.
78Si Jean Guiart avait un ego surdimensionné, la Société des Océanistes lui doit beaucoup, « que cela plaise ou que cela ne plaise pas »17, pour parodier un titre de ses auto-publications. Concluons cet article avec une citation de Jean Guiart dans son « Élégie pour Jo » qui définit bien le personnage boulimique d’activités qu’il fut : « Nous avons si peu de temps pour faire quelque chose de notre vie ».