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Hors-dossier

Pour un réexamen des concepts de « décolonisation, indépendance et souveraineté » au prisme de l’expérience néocalédonienne

For a re-appraisal of the concepts of "decolonization, independence, sovereignty" to the prism of the New Caledonian experience
Séverine Blaise, Carine David et Gerard Prinsen
p. 327-344

Résumés

Dans le cadre du processus de décolonisation négocié dans lequel s’est engagée la Nouvelle-Calédonie, l’accord de Nouméa a exploré la voie d’un nouveau modèle de souveraineté, en reconnaissant que la souveraineté du peuple kanak est un préalable à la fondation d’une « nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun ». Au lendemain de la 3e consultation référendaire sur le transfert des dernières compétences régaliennes (du 12/12/2021), il paraît important d’analyser l’émergence de cette « souveraineté partagée » et de s’interroger sur son contenu et ses liens avec les notions de « décolonisation » et d’« indépendance ». Ensuite, dans le prolongement de travaux antérieurs, nous interrogeons l’hypothèse de l’émergence d’une souveraineté « îlienne » en Nouvelle-Calédonie et concluons sur les avancées du processus de décolonisation. L’originalité de notre démarche réside dans son caractère pluridisciplinaire, croisant approches juridique, politique et économique.

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Texte intégral

Les auteurs tiennent à exprimer leurs plus sincères remerciements à messieurs Rock Wamytan et Sylvain Pabouty pour le temps qu’ils ont bien voulu nous accorder et les échanges très enrichissants que nous avons pu avoir sur les problématiques de cet article. Les opinions exprimées ainsi que toute erreur ou omission sont de la seule responsabilité des auteurs.

1Dans le cadre du processus de décolonisation, le cas des petites économies insulaires (pei) a fait l’objet d’une attention croissante sur la scène internationale depuis la première vague d’indépendance. Les difficultés rencontrées par de nombreuses pei nouvellement indépendantes dans la poursuite du développement national et leur grande vulnérabilité économique et environnementale ont conduit à analyser de façon approfondie les configurations économiques et sociales singulières forgées, au fil de l’histoire, par leurs structures topologiques spécifiques. Ces études ont donné naissance à une vaste littérature : de l’approche phénoménologique de Moles (1982) à la construction progressive d’une véritable « science des îles », enrichie de tout un ensemble de théorisations anthropologiques, politiques et économiques. Ces travaux nourrissent notamment un manuel (Handbook) régulièrement mis à jour pour les chercheurs (Baldacchino, 2018) et bénéficient d’un réseau de soutien de vingt-sept universités basées sur des îles (reti, Réseau d’excellence des territoires insulaires) avec leurs propres journaux scientifiques comme Island Studies Journal ou encore Shima - The international journal of research into island cultures. Leurs spécificités et l’ampleur des enjeux auxquels sont confrontés ces territoires ont rapidement conduit à légitimer un traitement différencié, affirmé sur le plan international lors des Sommets de la Terre successifs (Rio en 1992 et 2012, Johannesburg en 2002 et, plus récemment, lors du sommet Stockholm+50 en 2022), mais surtout lors de la conférence de la Barbade (1994) et celle de Maurice (2005), par la reconnaissance d’une catégorie d’analyse spécifique des « petits États insulaires en développement » (pied) au sein des organisations internationales comme les Nations unies ou la Banque mondiale, ou encore à travers la création, en 1990, de l’organisation intergouvernementale des pays insulaires et côtiers (Alliance of Small Island States, aosis) qui leur confère un poids plus important dans les négociations internationales (Angeon et Hoarau, 2015).

2L’originalité de ces pied peut également être soulignée au regard de leur statut politico-économique. En effet, fait remarquable, depuis 1983 aucun des treize référendums d’autodétermination organisés dans ces territoires insulaires n’a abouti à l’indépendance et tous ont opté pour des arrangements autonomistes vis-à-vis de leur ancienne puissance coloniale, avec des statuts et des degrés divers (Prinsen, 2018). Sans doute guidé le plus souvent par un certain pragmatisme, ce refus de la pleine souveraineté constitue-t-il une « pause infinie » à rebours du processus de décolonisation (Connell, 2003) ? Ou bien faut-il y voir la recherche d’un partenariat d’égal à égal ou l’émergence d’une autre forme de souveraineté à travers la mise en œuvre d’arrangements de plus en plus autonomistes, afin d’endiguer la revendication indépendantiste (îles Cook, Niue) ?

3Autrement dit, alors que le concept de souveraineté défini par Le Larousse comme

« le pouvoir suprême reconnu à l'État impliquant l'exclusivité de sa compétence sur le territoire national (souveraineté interne) et son indépendance absolue dans l'ordre international où il n'est limité que par ses propres engagements (souveraineté externe) »,

a longtemps été indissociable de celui d’indépendance, il semble qu’on assiste depuis plusieurs décennies à un découplage de ces deux concepts. De fait, les modalités de la décolonisation envisagées par la communauté internationale ont sensiblement évolué depuis les premières vagues d’indépendance : d’abord considérée comme un processus irrépressible et irréversible menant automatiquement et sans transition à la création d’un État indépendant, les résolutions 1514 et 1541 des Nations unies du 15 décembre 1960 ont ouvert la voie à des alternatives à l’indépendance pure et simple, la déclaration de 2007 sur les droits des peuples autochtones constituant, dans cette lignée, une bonne illustration d’une nouvelle façon de penser la souveraineté qui ne soit pas principalement centrée sur l’option séparatiste.

4En effet, les concepts autochtones de « souveraineté sans État » (Pitty et Smith, 2011) viennent entériner une conception plus souple et concertée de la décolonisation : la voie de l’indépendance politique devient l’une des modalités possibles du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la décolonisation devient un processus global, pas seulement un résultat (Havard, 2016). Cette évolution témoigne non seulement de la prise en compte des spécificités des territoires qui restent encore à décoloniser mais aussi des analyses renouvelées des concepts de souveraineté et d’indépendance rendues nécessaires par l’accélération sans précédent du processus de mondialisation (Geronimi et al., 2018).

5C’est dans ce contexte que ces territoires insulaires développeraient une nouvelle forme de souveraineté, une souveraineté « îlienne » (Prinsen et Blaise, 2017) qui présente un certain nombre de caractéristiques communes dans la gestion des relations avec leur métropole. En rupture avec les modèles de type mirab qui mettent l’accent sur leurs dépendances, la capacité d’action et les intérêts stratégiques des élites politiques et économiques locales mais aussi du reste de la population sont particulièrement mis en avant. Dans un contexte international globalisé devenu hautement incertain et risqué, il semble qu’on assiste à une rationalisation économique des relations d’interdépendances : l’efficacité économique prime sur la légitimité politique.

  • 1 Les résultats du troisième référendum, qui s’est déroulé le 12 décembre 2021, ne sont pas mentionné (...)

6Dans ce cadre, comment appréhender le processus de décolonisation négociée dans lequel est engagée la Nouvelle-Calédonie ? L’accord de Nouméa a exploré la voie d’un nouveau modèle de décolonisation. Au lendemain de la dernière consultation référendaire sur le transfert des dernières compétences régaliennes, il paraît important d’analyser comment les concepts de « souveraineté », de « décolonisation » et d’« indépendance » sont revisités et comment ils sont transposés dans le processus de décolonisation de l’archipel (voir Leblic et Cugola, 2018). C’est ainsi que nous nous interrogerons sur un certain nombre d’éléments : les résultats des deux premiers référendums d’auto-détermination des 4 novembre 2018 et 4 octobre 2020, respectivement à 56,7 % et 53,2 % en faveur du maintien dans la République française1 doivent-ils s’analyser comme la confirmation d’une dissociation progressive entre indépendance et souveraineté, déjà mise en lumière dans le cas des pays d’Océanie par Gagné et Salaün (2010), Levine (2012) ou encore Baker (2021) ? Révèlent-ils l’émergence d’une « souveraineté îlienne » grâce à la mise en œuvre d’accords successifs dits de décolonisation allant dans le sens d’une plus grande autonomie et la reconnaissance d’une « souveraineté partagée » ? Qu’en est-il de la souveraineté du peuple autochtone qui a été mis démographiquement en minorité au fil de l’histoire coloniale et postcoloniale ?

7Pour répondre à ces questions, nous présenterons dans un premier temps comment l’accord de Nouméa appréhende ces notions clés et, en particulier, comment il repositionne la revendication de souveraineté du peuple autochtone kanak. Ensuite, à partir notamment d’une décomposition des différentes dimensions du concept de souveraineté, il s’agira de déterminer la portée et les limites des transferts de souveraineté opérés jusqu’ici de l’État français à la Nouvelle-Calédonie. Enfin, nous tenterons de situer la Nouvelle-Calédonie par rapport au concept de « souveraineté îlienne » afin d’établir si la situation de ce territoire s’inscrit au moins partiellement dans ce mouvement et de se prononcer sur les avancées du processus de décolonisation.

La souveraineté kanak selon l'accord de Nouméa : une souveraineté intangible devenue virtuelle ?

8Les accords successifs (Matignon-Oudinot, Bercy et Nouméa) sont considérés comme entérinant définitivement le processus de décolonisation négociée en Nouvelle-Calédonie. Pourtant, si l’accord de Nouméa reconnaît la souveraineté du peuple kanak comme préalable à la construction du destin commun, celle-ci se voit immédiatement substituée par la perspective d’une « nouvelle souveraineté », dans l’attente de la tenue du ou des référendum d’auto-détermination. Le dernier alinéa du point 3 du préambule de l’accord de Nouméa (1998) stipule en effet :

« Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun. »

9Le partage de souveraineté auquel il est fait référence ici procède, nous semble-t-il, au contournement d’une souveraineté de la Nouvelle-Calédonie se résumant à une souveraineté kanak, laquelle s’exprimerait justement dans l’acceptation de la construction d’un destin commun avec les autres « communautés » présentes en Nouvelle-Calédonie. La souveraineté kanak reste donc virtuelle dans la mesure où la population kanak a consenti à être considérée comme une des composantes communautaires de la société calédonienne et non plus seulement comme le peuple autochtone, premier et seul détenteur de la souveraineté.

10Pour autant, la société calédonienne reste une société profondément clivée, s’appréhendant encore largement comme une juxtaposition de « communautés ». En effet, à la pluralité ethnoculturelle se greffe une division politique saillante car, comme souvent dans les sociétés plurielles, les clivages sociétaux

« sont des marqueurs persistants de l'identité politique et les bases de la mobilisation politique. La diversité ethnoculturelle se traduit par la fragmentation politique. […] Les revendications politiques sont saisies au travers du prisme de l'identité ethnique et le conflit politique est synonyme de conflit entre les groupes ethnoculturels. » (Choudry, 2008 : 3-40)

La Nouvelle-Calédonie présente, de ce point de vue, toutes les caractéristiques :

« [d’]une société profondément divisée suivant des clivages religieux, idéologique, linguistique, culturel, ethnique ou racial, et qui est virtuellement constituée en sous-sociétés séparées ayant chacune son parti politique, son groupe d’intérêt et son moyen de communication. » (Lijphart, 1984 : 22-23)

« Dans ces sociétés, les clivages ne sont pas transversaux mais se renforcent mutuellement. Le résultat est un système de clivages segmentaires, où les divisions politiques se dessinent sur la base d’une différenciation sociale objective, comme la race, la langue, la culture ou l’ethnicité. Si des clivages transversaux favorisent la retenue dans le discours politique, les clivages segmentaux au contraire entraînent une absence de modération. La mobilisation politique s’organise autour d’identités segmentaires et les partis politiques y répondent en s’organisant sur cette base. » (David, 2014 : 6)

11On comprend que, dans ce contexte, l’appréhension du concept de souveraineté ne peut qu’être un facteur supplémentaire de division. Cela explique peut-être pourquoi le partage de souveraineté avec l’État français, dans le cadre d’un processus d’émancipation qui prévoit le transfert progressif de certaines compétences, n’est exprimé que plus loin dans le préambule de l’accord de Nouméa.

« Dix ans [après les accords de Matignon], il convient d'ouvrir une nouvelle étape, marquée par la pleine reconnaissance de l'identité kanak, préalable à la refondation d'un contrat social entre toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie, et par un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la pleine souveraineté. » (alinéa 4)

12Plus loin, l’accord explicite le partage de souveraineté entre la France et la Nouvelle-Calédonie comme étant un partage de compétences :

« Le partage des compétences entre l’État et la Nouvelle-Calédonie signifiera la souveraineté partagée. Il sera progressif. Des compétences seront transférées dès la mise en œuvre de la nouvelle organisation. D’autres le seront selon un calendrier défini, modulable par le Congrès, selon le principe d’auto-organisation. » (alinéa 5)

13Ce séquençage instauré dans l’accord de Nouméa impose de s’interroger sur la polysémie du terme de « souveraineté », témoignant de plusieurs acceptions de la souveraineté en Nouvelle-Calédonie : la souveraineté du peuple premier, la souveraineté de la Nouvelle-Calédonie, pleine ou partagée, et la souveraineté de l’État français. Ce débat sur la souveraineté du peuple kanak peut être appréhendé de manière plus ou moins consensuelle.

  • 2 Comme mentionné plus haut, les conditions du déroulement du 3e référendum, qui a eu lieu le 12 déce (...)
  • 3 Voir aussi les travaux du Journal de la Société des Océanistes n°147 (2018).

14Selon l’approche consensuelle, la souveraineté du peuple kanak a été symboliquement reconnue et immédiatement substituée par une souveraineté partagée avec l’État, pour que le processus d’émancipation se réalise progressivement et pour ainsi donner le temps aux citoyens calédoniens de construire une nation (ultime concrétisation du « destin commun ») en se formant à l’exercice de compétences généralement exercées au niveau étatique. Dans ce cadre, le principe de rééquilibrage se pose comme la contrepartie de la non-indépendance et, au-delà, de la paix civile (approche démentie par les résultats des deux premiers référendums2 comme nous le verrons ci-dessous3).

15Cette solution est souvent présentée comme étant consensuelle et pragmatique, sous-tendant la nécessité d’une préparation au retrait de la France, afin d’éviter des situations telles que celles rencontrées par les îles voisines comme les Salomon, le Vanuatu ou encore la Papouasie Nouvelle-Guinée qui, en tant que nouveaux États, ont dû faire face aux conséquences de l’impréparation de l’accession à la pleine souveraineté et au départ rapide des anciennes puissances colonisatrices, tout au moins dans l’administration de ces territoires.

« En comparaison, et de façon tout à fait spécifique, la Nouvelle-Calédonie prend le contrepied des situations nationales évoquées précédemment. En effet, la Nouvelle-Calédonie présente une configuration totalement inverse de ses voisins dans la mesure où l’émancipation institutionnelle a lieu au sein de la République française et en l’absence d’émancipation politique, faute d’accéder à l’indépendance. » (David, 2017 : 384)

16Pour Hamid Mokaddem (2018), l’accord de Nouméa opère une forclusion de Kanaky, c’est-à-dire de la souveraineté nationale conçue, organisée et expérimentée depuis les années 1980 par le flnks entre autres. Selon l’auteur,

« la forclusion est rendue possible par la fiction politique d’une souveraineté ‘partagée’ et du discours ‘consensuel’ autour du destin commun. De manière implicite, le discours met hors-jeu la souveraineté de ‘Kanaky’ et norme une souveraineté ‘conflictuelle’. » (Mokaddem, 2007 : 125)

17La souveraineté « partagée » est une fiction (David, 2009). Cette appréhension explique la remise en cause de l’accord de Nouméa par une partie minoritaire du camp indépendantiste, notamment dans la rhétorique véhiculée par le Parti travailliste et d’autres franges minoritaires.

18On pourrait éventuellement considérer que cette souveraineté est aussi partagée avec les autres communautés depuis l’acte symbolique de Nainville-les-Roches en 1983 – première déclaration officielle reconnaissant aux Kanak un « droit inné et actif à l’indépendance » – qui ouvre l’autodétermination « pour des raisons historiques, aux autres ethnies », désignées comme les « victimes de l'histoire » et dont « la légitimité est reconnue par les représentants du peuple kanak » (Leblic, 1993 ; Graff, 2017). Mais une telle interprétation paraît peu pertinente puisque c’est vis-à-vis de l’État administrant que la décolonisation est mise en œuvre. Néanmoins, dans le cadre de l’accord de Nouméa, il apparait en effet quelque peu prématuré de considérer le partage d’une souveraineté qui n’est pas encore véritablement restituée (Leblic et Cugola, 2018). À cet égard, l’affirmation par l’État et les partis politiques loyalistes de la fin du processus d’autodétermination suite au troisième référendum, qui s’est pourtant déroulé sans le peuple premier (David, 2022), illustre parfaitement ces difficultés.

19Cette interrogation relative à la souveraineté kanak pose la question plus générale de l’identification du titulaire de la souveraineté. Sur ce point, on oppose classiquement la souveraineté nationale (Sieyès) et la souveraineté populaire (Rousseau). Même si une hybridation des deux appréhensions est désormais le plus souvent retenue dans les démocraties occidentales, ces conceptions classiques de la souveraineté permettent de poser les enjeux du débat dans le cadre particulier de la Nouvelle-Calédonie contemporaine.

20En application de la théorie de la souveraineté nationale, son détenteur étant la nation, on peut considérer que ce n’est pas la souveraineté qui est partagée par les Kanak avec les autres populations. Il s’agit d’un processus de construction nationale englobant l’ensemble des composantes de la population calédonienne. Par ce prisme, on peut considérer que le peuple kanak a réalisé l’acte fondateur de la « nation calédonienne » avec la déclaration de Nainville-les-Roches qui invite les autres communautés à construire un « destin commun » (Leblic, 2007 ; Leblic et Cugola, 2018). Les évolutions ultérieures paraissent néanmoins tendre vers une appréhension plus « populaire » de la souveraineté. En effet, en application de la théorie de la souveraineté populaire, le titulaire de la souveraineté étant le peuple, chaque membre de la communauté détient alors une parcelle de souveraineté et l’on peut alors considérer que la souveraineté kanak a vocation à se fondre dans ce qui pourrait constituer une « souveraineté calédonienne » (fondée sur une « citoyenneté calédonienne » dont les pourtours restent encore à définir). De ce point de vue, l’un des modes d’expression de la souveraineté populaire étant le référendum, les termes de l’accord de Nouméa prennent tout leur sens. D’autant que, le principe d’une consultation populaire d’autodétermination étant acquis en contrepartie d’une ouverture du corps électoral référendaire à Nainville-les-Roches, les discussions tourneront pendant quinze ans autour de la définition de la durée de résidence en Nouvelle-Calédonie requise pour participer au scrutin, celle-ci allant croissant au fil des statuts (David, 2018) et démontrant une appréhension non inclusive de la souveraineté dans le cadre du processus d’autodétermination calédonien.

21Par mimétisme, l’affirmation, dans l’accord de Nouméa, de la décolonisation non pas comme une fin mais comme un moyen, participe à l’éclairage de l’appréhension de la souveraineté. Ainsi, le point 4 du préambule de l’accord commence ainsi :

« La décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie, en permettant au peuple kanak d'établir avec la France des relations nouvelles correspondant aux réalités de notre temps. » (Emphase des auteurs)

22L’affirmation du processus de décolonisation déployé par l’accord n’a donc pas pour finalité première de restituer au peuple autochtone son droit à l’auto-détermination, mais il constitue avant tout un moyen de préserver la paix sociale avec un objectif affiché de maintien des relations avec la France. Dans cette optique, le processus s’apparente davantage à une politique utilitariste de gestion du rapport dominant/dominé caractéristique des constructions impériales (Friedman et Chase Dunn, 2005) qu’à une politique guidée par l’impératif de restitution du droit à l’auto-détermination. Sur le plan économique, si le régime mis en place depuis 1998 a permis de réorienter une partie des flux de capitaux vers le financement de l’économie locale (régime de rééquilibrage) et une diversification des partenaires (régime d’industrialisation), celui-ci conserve une forte dépendance vis-à-vis des transferts métropolitains et des liens économiques très étroits avec la France (Bouard et al., 2016).

  • 4 D’après des entretiens informels avec divers acteurs des discussions sur l'accord. Le terme a d’ail (...)

23Cela pourrait également expliquer que le terme « indépendance » ne soit pas utilisé dans l’accord4. Seul le terme « émancipation » l’est. Au dernier alinéa du point 5 du document d’orientation :

« L'État reconnaît la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier, à la fin de cette période, d'une complète émancipation. » (Emphase des auteurs)

24Or, ce terme renvoie à deux acceptions possibles : une acception juridique, qui se réfère à l’acte par lequel un esclave ou un mineur est affranchi de la tutelle ou de l’autorité parentale et devient juridiquement capable, et une deuxième acception qui renvoie à l’action de s’affranchir d’un lien, d’une entrave, d’un état de dépendance, d’une domination ou encore d’un préjugé. Ici encore, la notion d’émancipation laisse entrevoir la perspective de maintien d’un lien entre la France et la Nouvelle-Calédonie, à l’inverse de la notion d’indépendance, qui renvoie davantage à la rupture du lien avec l’ancienne puissance coloniale à travers ses trois composantes que sont l’autosuffisance, la non-contingence et l’autonomie (Helmy, 2017).

25En conclusion, sur la question particulière de l’autodétermination, l’accord de Nouméa a entériné une conception populaire de la souveraineté tout en acceptant finalement de se conformer au droit international en la matière (Graff, 2012 ; Regnault, 2013) ; il a, dans la droite ligne des accords de Matignon-Oudinot, confirmé l’ouverture de l’autodétermination à l’ensemble des communautés historiquement présentes en Nouvelle-Calédonie et non au seul peuple autochtone kanak, déjà acceptée par les représentants du Front indépendantiste depuis Nainville-les-Roches. La souveraineté kanak, si elle reste une réalité intangible et virtuelle, s’est vue en quelque sorte substituée par une « souveraineté calédonienne » partagée avec l’État français et construite avec les autres communautés, dont on pourrait considérer que l’acte fondateur réside dans la déclaration de Nainville-les-Roches. Il reste toutefois à apprécier la portée et les limites de cette nouvelle souveraineté.

La « souveraineté calédonienne », une souveraineté tangible ?

26Afin d’envisager la « souveraineté calédonienne », nous mobiliserons la grille d’analyse proposée par Krasner (1999, 2010) qui identifie quatre dimensions de la souveraineté : internationale, westphalienne, domestique et interdépendante.

La souveraineté internationale légale

  • 5 L’auteur montre que ces deux types de souveraineté peuvent avoir des niveaux inégaux. Ainsi, Taiwan (...)

27La souveraineté internationale légale implique la prise en compte des pratiques associées à la reconnaissance mutuelle, généralement entre des entités territoriales qui ont une indépendance juridique formelle. Il est donc fait référence ici à la souveraineté externe (la reconnaissance de l'État par d'autres États, son acceptation par la communauté internationale) par opposition à la souveraineté interne (Barkin, 2006)5. Or, de nombreux territoires insulaires semblent aujourd’hui enclins à renoncer à certains objectifs de souveraineté externe afin de privilégier leur souveraineté interne, ou bien ils obtiennent des aménagements pour exercer seulement certaines prérogatives liées à la souveraineté externe. Ainsi en est-il des îles Cook, par exemple, dont la compétence en matière internationale lui permet de négocier et de signer des traités internationaux, multilatéraux comme bilatéraux ou encore d’être membre d’organisations internationales telles que l’unesco ou l’oit.

28La Nouvelle-Calédonie s’inscrit dans cette logique. En effet, si elle ne jouit pas d’une souveraineté internationale légale puisque le territoire sui generis est considéré comme faisant toujours partie de la République française, l’exercice des relations internationales est partagé entre la France et la Nouvelle-Calédonie. L’accord de Nouméa prévoit notamment la possibilité, pour la collectivité, de conclure des conventions internationales avec des pays de la zone Pacifique (article 28 et 29 de la loi organique statutaire du 19 mars 1999), d’être membre, membre associé ou observateur d'organisations internationales (article 31) ou encore de disposer d’une représentation auprès des États ou territoires du Pacifique (article 32).

29Ces compétences partagées dans les relations extérieures ont favorisé l’émergence d’une « paradiplomatie » calédonienne (Prinsen, Migozzi et Lafoy, 2017), visible à travers la mobilisation de trois instruments caractéristiques, décrits comme des attributs de souveraineté (Sharman, 2013 : 193) ou encore des « signifiants du statut souverain » (Baldacchino, 2013 : 56), particulièrement quand les trois sont utilisés en parallèle ou simultanément : la levée du drapeau, la signature de traités internationaux et les représentations diplomatiques.

    • 6 Le courant politique qualifié de « loyaliste » regroupe les tenants du maintien de la Nouvelle-Calé (...)

    Lever un drapeau : suite à l’échec des négociations sur la définition du drapeau commun, une solution proposée par le loyaliste6 Pierre Frogier est adoptée en 2010 visant à ce que le drapeau du flnks (indépendantiste) soit hissé à côté du drapeau français dans des situations officielles. Notons toutefois que, malgré la symbolique que Frogier entendait donner à ce geste (qui fut, du reste, mal compris et largement contesté à l’intérieur de son propre camp politique), cette possibilité n’est pas spécifique au processus de décolonisation de la Nouvelle-Calédonie puisqu’aujourd’hui toutes les collectivités de la République ont la possibilité d’arborer un drapeau (la Martinique par exemple, a récemment adopté le sien). De plus, certains pointent le fait que si Pierre Frogier, très critique du processus gouvernemental visant à discuter de possibles signes identitaires, a accepté le drapeau flnks comme symbole de l’« identité mélanésienne », c’était avant tout « un moyen d’accepter l’identité kanak sans légitimer son contenu politique » (Barbançon, 2011, in Robertson, 2018 : 96). Cette solution ayant été rejetée par le Comité pour un drapeau commun, la question reste aujourd’hui encore source de débats.

  1. Signer des traités internationaux : les représentants de la Nouvelle-Calédonie ont ainsi la possibilité de conclure des accords avec les pays de la zone Pacifique et au sein de certaines organisations internationales (article 3.2.1 de l’accord de Nouméa), à l’instar de l’accord sur les aires marines protégées signé en 2013 avec le gouvernement des îles Cook (Friedlander et al., 2016) ou encore le très récent accord de libre-échange signé avec celui du Vanuatu. Là encore, il convient de souligner que cette possibilité n’est pas spécifique à la Nouvelle-Calédonie dans la mesure où d’autres collectivités ultramarines françaises peuvent signer de tels accords (Polynésie française et, de manière plus encadrée, la plupart des autres collectivités ultramarines françaises).

  2. Enfin, installer des représentants diplomatiques : suite à la création du service de la Coopération régionale et des relations extérieures en 2001, de nombreux efforts ont été réalisés pour favoriser l’intégration de la Nouvelle-Calédonie dans trois organisations multilatérales (le Forum des îles du Pacifique (fip), le Groupe Fer de lance mélanésien (Mrgudovic, 2015) et l’Association des pays et territoires d'outre-mer de l'Union européenne) et doter le territoire de délégués régionaux dans le Pacifique, aujourd’hui au nombre de cinq. C’est sans doute sur ce point que le statut dont bénéficie la Nouvelle-Calédonie peut être considéré comme le plus novateur et allant le plus loin dans la reconnaissance de compétences extérieures (à l’instar de la Polynésie française, à travers l’article 15 de sa loi organique).

30D’autres éléments invitent toutefois à nuancer l’autonomie dont dispose le territoire dans ce domaine. Il est évident que l’action para-diplomatique de la Nouvelle-Calédonie ne saurait aller à l’encontre des intérêts de la France dans la région, réaffirmés récemment sous la rhétorique de l’axe Indo-Pacifique. Dans le cas du fip notamment, cela pourrait d’ailleurs poser des difficultés non négligeables en cas d’intérêts géostratégiques divergents entre la France et la Nouvelle-Calédonie (Leslie et Prinsen, 2018). De plus, la formation française des délégués régionaux de la Nouvelle-Calédonie peut être perçue comme une façon de contrer les représentations internationales du flnks en s’assurant ainsi de l’alignement des intérêts géostratégiques de la Nouvelle-Calédonie avec ceux de la France. En réalité, il conviendrait plutôt de parler de diplomatie « décentralisée ». Il n’en demeure pas moins que ces compétences partagées participent au renforcement des relations de la Nouvelle-Calédonie avec les pays voisins et que la convergence des fruits de cette diplomatie décentralisée et des intérêts politiques des représentants indépendantistes kanak dans leur volonté d’intégration mélanésienne (Fer de Lance Mélanésien (flm), …) aboutit à une situation particulièrement intéressante.

La souveraineté westphalienne

31La souveraineté westphalienne renvoie à l’organisation politique fondée sur l’exclusion d’acteurs externes des structures d’autorité au sein d’un territoire donné. Cette forme de souveraineté, forgée par l’émergence du nationalisme tout au long du xixe siècle, a constitué le fondement des premières vagues de décolonisation. Toutefois, cette conception a été remise en cause ces dernières décennies sur le plan théorique comme sur le plan empirique (voir Prinsen et Blaise, 2017 pour une revue détaillée). À l’heure des injonctions d’organisations supranationales au pouvoir croissant (Organisation mondiale du Commerce, Union européenne, Nations unies, …), du rôle stratégique des entreprises transnationales qui s’imposent progressivement comme les « nouveaux maîtres du monde » (Ziegler, 2002), des guerres « préventives » et du principe de « responsabilité de protéger », l’État-nation a-t-il encore les moyens d’assoir son pouvoir de façon réellement indépendante ? Pour de nombreux pays en développement, la décolonisation a, en réalité, généré davantage encore de dépendances et d’ingérences à travers, notamment, les réformes imposées par la conditionnalité/sélectivité de l’aide publique au développement (Fonds monétaire international, Banque mondiale…). À tel point que les nouveaux pei souverains apparaissent, à de nombreux égards, moins indépendants économiquement que les territoires autonomes affiliés à une puissance tutélaire (Geronimi et al., 2018).

32En ce qui concerne la Nouvelle-Calédonie, on peut considérer de prime abord qu’elle n’a pas de souveraineté westphalienne dans la mesure où la souveraineté acquise relève d’une négociation avec les acteurs externes, en l’occurrence l’État français. Ce dernier est toujours présent au sein du territoire à travers les diverses institutions étatiques et il conserve les structures d’autorité, en particulier le monopole de la force publique. Après une longue histoire de « yo-yo institutionnel » (Agniel, 1997 : 41) et dans un contexte où les modèles souverainistes kanak ont été soigneusement déconstruits tout au long des années 1980 (Mokaddem, 2018, 319-328), les évolutions statutaires mises en œuvre dans le cadre de l’accord de Nouméa ont conféré à la Nouvelle-Calédonie une autonomie renforcée dans de nombreux domaines – nécessitant une révision de la Constitution française préalablement à sa soumission à la population locale – même s'il convient de noter qu'il a fallu attendre 2012 et le transfert de l'enseignement secondaire pour retrouver un champ matériel de compétences équivalent à celui issu de la loi cadre Defferre de 1956.

33Dans ce domaine, on peut emprunter à la doctrine juridique la notion de « constitutionnalisme alternatif » (Houquerbie, 2014) pour parler des accords de Matignon-Oudinot de 1988 et a fortiori de l’accord de Nouméa de 1998. Ce terme est en effet utilisé pour qualifier les accords de sortie de crise, dont la nature est fondamentalement politique, même s’ils ne sont pas adoptés dans la forme constitutionnelle. À cet égard,

« l’approbation des accords de Matignon-Oudinot par référendum national et de l’accord de Nouméa par référendum local renforce la pertinence de cette appréhension. » (David, 2017 : 367-386)

34D’autant plus que, comme le souligne F. Hourquebie (2014), le contenu de tels accords revêt une force contraignante alors qu’il remet le plus souvent en cause des principes constitutionnels fondateurs.

35Ainsi, la Nouvelle-Calédonie et les trois provinces qui la composent se sont vu conférer un large spectre de compétences allant jusqu’au transfert du droit civil, du droit commercial ou encore de l’enseignement primaire et secondaire, alors qu’elles exerçaient déjà des compétences telles que la fiscalité, le développement économique ou encore le droit de l’environnement. De plus, si les provinces disposent d’un pouvoir réglementaire autonome intervenant dans un champ matériel relevant du domaine de la loi au niveau national, la Nouvelle-Calédonie est désormais la seule collectivité territoriale française dotée d’un pouvoir législatif lui conférant une autonomie de nature politique.

36Cette architecture permet au territoire sui generis de disposer d’une très large autonomie sur le plan de la régulation économique, acquise dès la loi du 13 avril 1900 par exemple sur le plan fiscal puisque la Nouvelle-Calédonie est aujourd’hui compétente pour fixer

« les règles relatives à l’assiette, au taux et aux modalités de recouvrement des impôts, droits et taxes perçus au bénéfice de la Nouvelle-Calédonie, des provinces, des communes, des établissements publics et des organismes privés chargés d’une mission de service public, par exemple les organismes de protection sociale. Cette compétence inclut la réglementation relative au contrôle et aux sanctions. » (Bénéteau, 2019 : 91)

37Mais les compétences économiques dévolues au territoire par l’accord de Nouméa s’étendent bien au-delà, que ce soit en termes de droit commercial, de droit du travail et droit syndical, d’accès au travail des étrangers, de commerce extérieur, de réglementation relative à la commande publique, aux prix et à l'organisation des marchés, de production d’énergie, etc. (voir Blaise, 2012 pour une revue exhaustive).

38Au-delà des aspects juridiques, il apparaît que, sur un plan plus politique, dans ses propres domaines de compétences, l’État, positionné comme un arbitre garant du respect du processus de décolonisation par les signataires de l’accord, est conduit le plus souvent à acter le consensus local entre les partis loyalistes et indépendantistes. De façon plus ou moins mesurée toutefois, les responsables politiques nationaux n’ont pas manqué d’afficher leur soutien au maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France dans les mois précédents le référendum du 4 novembre 2018, par exemple, lors de la venue de Manuel Valls et Christian Jacob dans le cadre de la mission parlementaire sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Cette tendance s’est nettement exacerbée depuis, avec les prises de position très affirmées du ministre de l’outre-mer Sébastien Lecornu lors de sa visite en Nouvelle-Calédonie en 2021. Témoignent également de cet effacement progressif de la neutralité de l’État, les déclarations politiques entendues à l’issue du référendum du 12 décembre 2021, y compris de la part du président de la République Emmanuel Macron.

La souveraineté domestique

39Par souveraineté domestique, Krasner entend l’organisation formelle de l’autorité politique au sein de l’État et la capacité des autorités publiques à exercer le contrôle effectif à l’intérieur même de leurs propres frontières.

  • 7 Depuis, la situation n’a pas évolué sur ce point.

40Dans ce domaine, l’exercice de la compétence en matière de justice est un enjeu important, les petits territoires insulaires pouvant se voir confier des compétences en première instance ou en appel par le biais de juridictions locales gérées de manière autonome par les territoires. Il apparaît néanmoins que, dans la plupart des cas, le degré supérieur de juridiction reste exercé par les juridictions suprêmes nationales (le Judiciary Committee of the Privy Council pour les territoires britanniques caribéens par exemple). Le contrôle de légalité des actes administratifs reste pour sa part le plus souvent l’apanage des autorités étatiques. Par ailleurs, la plupart des petits territoires insulaires disposent d’un pouvoir d’auto-organisation, sur lequel les autorités centrales s’octroient plus ou moins de possibilité de contrôle ou de réformation. De ce point de vue, la Nouvelle-Calédonie ne dispose pas de compétence propre en matière de justice. Si l’organisation judiciaire est adaptée au territoire, avec notamment la présence d’assesseurs coutumiers pour assister les magistrats français dans le cadre des litiges civils opposant deux parties de statut civil coutumier, aucune compétence en matière de justice n’a été transférée à la Nouvelle-Calédonie. Cela est néanmoins envisagé sur le principe, une mission d’expertise de l’État ayant été diligentée pour en apprécier l’opportunité (12/3/2015, https://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/​Politiques-publiques/​Avenir-institutionnel-de-la-Nouvelle-Caledonie/​Missions-d-experts/​2015/​Justice/​Atelier-n-1-Justice)7.

41Si la souveraineté « calédonienne » repose fondamentalement sur les modèles institutionnels républicains de la démocratie représentative (avec, certes, des nuances) et le modèle économique de l’économie assistée (Leblic, 1993 ; Freyss, 1995 ; Mokaddem, 2005), les évolutions institutionnelles et économiques récentes ont permis de mieux prendre en compte le dualisme de la société calédonienne à travers, d’une part, le découpage administratif provincial, et d’autre part, les politiques de rééquilibrage accompagnant la création d’institutions représentatives de l’identité kanak. En effet, si d’un point de vue strictement juridique, il est difficile de soutenir que la Nouvelle-Calédonie bénéficie d’un pouvoir d’auto-organisation, la situation est plus nuancée sur le plan politique puisque les responsables politiques locaux ont en effet une grande latitude, à travers la gestion des institutions calédoniennes, d’affirmer et de mettre en œuvre leur propre vision du développement du pays (David et David, 2021). En outre, le rééquilibrage politique en faveur de la population kanak, mis en œuvre à travers la création des régions puis des provinces, a permis à leurs représentants d’accéder au pouvoir dans les zones géographiques où ils sont majoritaires, à savoir dans le Nord et dans les îles Loyauté. La division géographique du territoire a en effet été utilisée en priorité comme outil d’un fédéralisme territorial permettant à chaque groupe politique de mettre en œuvre ses propres politiques publiques sur les parties de territoire où il bénéficie d’une représentation majoritaire. Pour ce faire, et à la différence des régions créées en 1985, les provinces mises en place en 1988 ont été dotées de larges compétences et de moyens financiers importants. Dans le même temps, la déformation de la représentation que cette logique fédérale a permise, au niveau territorial, l’accession des indépendantistes aux plus hautes fonctions politiques à l’échelle de l’ensemble du territoire (présidence du Congrès et présidence du Gouvernement).

42La provincialisation en Nouvelle-Calédonie constitue un outil de consociation (Lijphart, 1977) dans le cadre d’une société divisée sur une base ethnoculturelle. En effet, elle met en place une autonomie segmentaire sur une base territoriale, permettant le partage du pouvoir entre deux groupes dont l’un, numériquement inférieur, ne pourrait jamais accéder au pouvoir dans le cadre d’un système de démocratie majoritaire classique.

« Partager le pouvoir territorialement ; puisque les Kanak et les indépendantistes ne peuvent être majoritaires territorialement, qu’ils le soient dans les zones géographiques où ils sont démographiquement majoritaires. » (Christnacht, 2003 : 2-11)

43Cela explique que les provinces ont été un concept clé dans la conception institutionnelle des accords de Matignon-Oudinot en 1988 et ont été pérennisées dans l'accord de Nouméa en 1998, car elles permettent une représentation plus fidèle de la population et une répartition équitable des pouvoirs entre les indépendantistes et loyalistes, conforme à la réalité de la représentation des différentes tendances politiques. La provincialisation répond ainsi à la difficulté majeure qui réside dans le fait que les mécanismes propres à la démocratie libérale ne fonctionnent pas dans les sociétés divisées car les clivages n’y sont pas transversaux mais se renforcent mutuellement. En Nouvelle-Calédonie, la division de la société est amplifiée par le contexte d'émancipation, la fragmentation ethnique correspondant en partie à la demande politique pour l'accès à la souveraineté. En conséquence, les partis politiques sont organisés sur la base de ces fragmentations ethniques et politiques, comme indiqué précédemment. La provincialisation est une tentative de réponse à cette situation.

44Pour autant, plusieurs éléments invitent à nuancer la réalité de la latitude dont bénéficient les autorités locales : les instruments limités dont disposent les provinces ne paraissent pas en adéquation avec la compétence de principe qui leur est dévolue. En effet, les politiques publiques provinciales restent fortement dépendantes du cadre fixé au niveau du pays par le gouvernement et, par conséquent, les autorités décentralisées n’ont pas la possibilité d’agir sur de nombreux outils de régulation économique : fiscalité, monnaie, politique de change, ressources stratégiques qui restent aux mains de la métropole (substances radioactives de la zee), etc.

45Par ailleurs, les institutions représentatives de l’identité kanak (sénat coutumier, conseils d’aire coutumière…) qui ont accompagné la reconnaissance d’un droit coutumier n’ont qu’un pouvoir limité. Le statut civil coutumier reste quant à lui fortement empreint du système particulier datant de la gestion coloniale, entérinant le passage d’une logique d’exclusion à une logique de valorisation identitaire en consacrant l’existence d’un pluralisme juridique. Plus précisément, le rôle purement consultatif du sénat coutumier dans de nombreux domaines, comme le fait que le congrès de la Nouvelle-Calédonie ait le dernier mot dans la navette parlementaire prévue dans le cadre de la procédure législative en matière coutumière, sont autant d’obstacles à une réelle capacité d’inflexion des réglementations locales par l’institution coutumière. De ce point de vue, les difficultés rencontrées par le Sénat pour influer sur les discussions lors de l’adoption des lois du pays relatives aux actes coutumiers ou encore aux successions coutumières sont assez symptomatiques.

46En effet, la navette législative mise en place par la loi organique statutaire ne laisse aucune chance aux représentants coutumiers de faire valoir leur point de vue dans la mesure où le dernier mot revient au Congrès. Il n’a été instauré aucun mécanisme de règlement des différends entre les deux chambres, du type de la commission mixte paritaire existant au niveau national. Tout est conçu pour cantonner le sénat coutumier dans un rôle secondaire, son point de vue ne pouvant prévaloir qu’avec l’accord de la chambre basse (David, 2013).

47De plus, si le statut juridique personnel et celui du foncier coutumier (caractérisé par les 4 « i » : insaisissabilité, incommutabilité, inaliénabilité et incessibilité) permettent une auto-organisation plus importante que par le passé des populations tribales, les ressources budgétaires font encore souvent défaut pour mettre en œuvre les projets de développement socioéducatifs et économiques. De même, la restitution des terres a connu de grandes avancées depuis le retour de l’adraf sous le giron de l’État français en 1989 afin d’accélérer la réforme foncière (Demmer, 2010 : 383) mais cette dernière n’est pas encore achevée et l’adraf reste un établissement public de l’État, malgré son transfert à la Nouvelle-Calédonie prévu depuis de nombreuses années. Plus généralement, la place de l’économie domestique dans le système économique et dans la redistribution de la richesse produite ne fait guère l’objet d’une attention particulière.

48Notons également que les autorités publiques calédoniennes n’ont pas réellement la capacité à exercer le contrôle effectif à l’intérieur des frontières de leur propre entité politique dans la mesure où les règles d’administration, le contrôle budgétaire et le contrôle juridique et juridictionnel restent du ressort de l’État français. En effet, outre la compétence exclusive de l’État en matière de justice, le transfert du contrôle de légalité et du contrôle budgétaire, dont la possibilité est prévue à l’article 27 de la loi organique statutaire, n’a pas fait l’objet de demande de mise en œuvre de la part du congrès et ne peut dès lors plus avoir lieu dans le cadre de l’application de l’accord de Nouméa, celui-ci précisant en son point 5 que tant que les négociations politiques devant avoir lieu à l’issue du processus référendaire n’auront pas abouti, « l'organisation politique mise en place par l'accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d'évolution ». Qui plus est, il convient de souligner que seul le transfert à la Nouvelle-Calédonie du contrôle de légalité et du contrôle budgétaire des provinces et des communes est envisagé. Le contrôle des actes et opérations budgétaires de la Nouvelle-Calédonie resterait quoi qu’il en soit de la compétence de l’État, démontrant l’ambivalence du processus d’autonomie acté par l’accord de Nouméa et posant la question d’une éventuelle « tutelle » de la Nouvelle-Calédonie sur les autres collectivités locales (provinces, communes).

La souveraineté interdépendante

  • 8 Nous ne traiterons pas ici de la capacité à réguler les polluants qui nous semble de moindre import (...)
  • 9 ndé. – Pour une critique de cette notion de développement appliquée à la Nouvelle-Calédonie, voir L (...)

49La dimension de la souveraineté interdépendante fait référence à la capacité des autorités publiques à réguler les flux d’information, d’idées, de biens, de population, de polluants ou de capital à travers les frontières de leur État8. Or, comme souligné précédemment, depuis l’émergence des États-nations, cette capacité a sérieusement été mise à mal par l’accélération sans précédent du processus de mondialisation et l’interdépendance croissante des économies. C’est d’ailleurs ce qui a, en grande partie, conduit au renouvellement des conceptions de la souveraineté (Prinsen et Blaise, 2017) et de la notion d’indépendance économique (Geronimi et al., 2018). Le cas des pays en décolonisation mérite, de ce point de vue, d’être souligné. Ces pays sont invités à se positionner dans la continuité des modèles de développement capitalistes prévalents en Europe et aux États-Unis aux xviiie et au xixe siècles, fondés sur l’industrialisation et l’urbanisation, en ouvrant leur économie aux échanges et aux investissements directs étrangers. C’est ainsi que les nouveaux États indépendants se sont attachés à mettre en œuvre des plans de développement national permettant la croissance du revenu par habitant. Or, non seulement ces pays connaissent des conditions initiales radicalement différentes (contexte d’acculturation et de déstructuration lié à la colonisation) mais ils pensent leur développement dans un réseau productif, commercial et financier mondial dominé par les nations industrialisées, les médias et les grandes entreprises transnationales. En outre, ils évoluent dans un environnement international défavorable aux pays les plus pauvres qui restent en marge des dynamiques d’échange (Blaise, 2015). Dans ce contexte, la pensée sur le développement9 a, elle aussi, « été prise dans cette dynamique de globalisation, au double niveau des politiques et des idées » (Geronimi et al., 2008 : 8). L’émergence d’un marché international de la recherche a conduit à une certaine uniformisation du cadre de production des idées, à la dénationalisation des savoirs et à un décalage croissant entre la relative diversité des productions de savoirs et une politique de coopération qui se normalise autour des thématiques internationales (lutte contre la pauvreté, odd+, etc.) (ibid.).

50À travers le monde, la conception occidentale du développement qui prend ses racines dans la théorie de l’individualisme possessif (Macpherson, 1971) et consacre la primauté de l’économique sur les autres dimensions de la vie sociale, se heurte souvent aux traditions caractérisant de nombreuses sociétés non occidentales en même temps qu’elle ouvre des fenêtres d’opportunité pour certaines revendications identitaires (pour la nc, voir Leblic, 1993 et Freyss, 1995 ; Gagné et Salaün, 2013). Fiona McCormack (2012) montre ainsi, à propos de la Nouvelle-Zélande, comment les politiques néolibérales s’avèrent très réceptives aux revendications identitaires autochtonistes, en favorisant, sur le plan social, des politiques identitaires libérales qui convergent avec les changements en faveur de la décentralisation et de la privatisation grâce aux transferts des services de l’État vers les organisations privées ou semi-privées, dont des organisations autochtones (voir aussi Rata, 2000 sur le capitalisme néotribal). La société calédonienne n’échappe pas à cette règle. En dépit des efforts déployés par certains élus indépendantistes pour revendiquer un dualisme et affirmer le droit à la différence dans les trajectoires de vie, la conception européenne du développement basée sur le profit et l’accumulation domine très largement dans la société calédonienne (y compris dans sa composante kanak). La confrontation entre deux idéologies sur le sens que doit prendre le développement n’en reste pas moins prégnante, comme en témoigne la difficulté des responsables politiques locaux à définir de façon consensuelle le modèle de société et les choix stratégiques prioritaires qui en découlent dans le cadre du schéma d’aménagement et de développement de la Nouvelle-Calédonie (nc 2025).

51Du point de vue de la régulation des flux d’idées, le système scolaire et universitaire demeure en grande partie calqué sur le modèle métropolitain et beaucoup reste à faire pour adapter ce système aux spécificités d’une société multiculturelle en voie de décolonisation, en particulier dans sa composante océanienne. La très faible représentativité du « peuple premier » dans le système scolaire et universitaire mérite d’être soulignée (Rallu, 2018), témoignant de son caractère structurant reproducteur d’inégalités. Et les difficultés rencontrées dans le cadre de l’adaptation des programmes d’histoire sont, à ce titre, tout à fait éloquentes : la proportion de l’enseignement historique dédiée à l’histoire kanak et non kanak postcoloniale au collège et au lycée a même diminué depuis le transfert des compétences (Stastny, 2018 : 67-69). De même, en dépit des accords de décolonisation, force est de constater la faible capacité à mettre l’identité kanak au cœur de la société calédonienne, comme le révèlent les rapports d’évaluation des accords sur la Nouvelle-Calédonie concernant le rôle des aires et des autorités coutumières, du sénat coutumier ou encore les langues kanak comme langues d’enseignement (cmi-dme, 2011, 2018), même si la situation évolue lentement en faveur d’une meilleure prise en compte de l’identité kanak, particulièrement sous l’influence du monde universitaire et intellectuel.

52La même remarque peut être faite concernant la sphère médiatique de la Nouvelle-Calédonie qui a connu une difficile recomposition du paysage audiovisuel avec l’apparition, en 2013, d’une deuxième chaîne nctv devenue « Caledonia » et l’introduction seulement très récente de plusieurs programmes en langues vernaculaires. La culture kanak est de plus en plus visible dans ce paysage médiatique, surtout grâce aux opportunités ouvertes par les technologies de l’information et des télécommunications qui offrent des fenêtres d’expression plurielle. Toutefois, le manque de pluralisme et d’indépendance des médias locaux interpelle : alors que l’audiovisuel et la radio sont dominés par la chaîne publique nc1ère appartenant au groupe France Télévisions, la presse imprimée est, quant à elle, dominée par le quotidien Les Nouvelles calédoniennes, détenu par un consortium de grands groupes privés locaux. L’analyse de la neutralité de la chaîne nc1ère à l’occasion de la campagne référendaire menée par Nedjar-Guerre (2018) est tout à fait édifiante : comme l’ont noté de nombreux observateurs, la chercheuse met en évidence le traitement en faveur du « non » à l’indépendance, le déséquilibre entre les acteurs et la légitimation de l’ordre établi, volontaire ou involontaire, des journalistes de la chaîne (voir aussi Leblic et Cugola éds, 2018). De manière générale, la responsabilité du conseil supérieur de l’audiovisuel dans ce domaine mérite d’être questionnée. De même, l’éditorial publié par Les Nouvelles calédoniennes à la veille de la première consultation référendaire, qui était ouvertement hostile à l’indépendance, a suscité de vives réactions, y compris au sein même de la rédaction du journal. Si la parole semble s’être significativement libérée depuis le temps où Barbançon (1992) évoquait le « pays du non-dit », dans tous les médias, la censure voire l’autocensure des journalistes reste importante sur de nombreux sujets « brûlants » d’ordre économique ou politique. Le déséquilibre dans la représentation médiatique des différentes communautés du territoire demeure prégnant et le développement local du journalisme, en particulier du journalisme d’investigation, fait encore l’objet de nombreuses entraves et souffre du manque de moyens et de volonté politique. Là encore néanmoins, des progrès récents, bien que très timides, méritent d’être soulignés.

53En ce qui concerne la capacité à réguler les flux de population, l’histoire de colonie de peuplement de la Nouvelle-Calédonie a conduit les signataires indépendantistes de l’accord de Nouméa à être très vigilants quant à la question des flux de migrations vers l’archipel. En effet, selon les dispositions de la charte de décolonisation de l’onu, la tutelle ne doit pas favoriser les flux de migrations de son territoire vers le territoire non autonome afin de ne pas contrecarrer l’exercice du droit à l’auto-détermination. La définition de la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, déterminant en partie le corps électoral référendaire et le dispositif de l’emploi local qui en ont résulté, constituent les pierres angulaires de l’accord de Nouméa. Toutefois, ce dernier dispositif n’a été que très tardivement mis en place (2010 dans le secteur privé et 2016 dans la Fonction publique calédonienne) et son efficacité reste encore largement à démontrer, tant pour des raisons liées à la conception du système d’échange d’information entre la Caisse de compensation des prestations familiales, des accidents du travail et de prévoyance des travailleurs de Nouvelle-Calédonie (cafat) et l’Agence pour l’emploi, qu’en raison des nombreuses possibilités de contournement (par le biais notamment du recours à l’emploi dit « patenté » qui désigne les auto-entrepreneurs employés comme sous-traitants) (voir Rallu, 2018 : 401). La notion de citoyenneté calédonienne, quant à elle, continue à être l’objet de nombreux débats et négociations, en particulier concernant le gel et la composition du corps électoral provincial. En effet, il existe en Nouvelle-Calédonie des corps électoraux à géométrie variable en fonction des enjeux sous-jacents. Ainsi, si pour les élections nationales et européennes, la composition du corps électoral répond aux mêmes conditions qu’en métropole, il en va différemment pour les élections aux assemblées de province et au congrès d’une part et pour les scrutins référendaires d’autre part. Assez schématiquement, la qualité de citoyen calédonien est attachée à la capacité à voter pour les élections locales qui ont lieu tous les cinq ans. Pour être électeur des membres des assemblées de province et du congrès, une révision constitutionnelle (2007) a été nécessaire pour préciser qu’il faut être résident en Nouvelle-Calédonie et inscrit sur les listes électorales en Nouvelle-Calédonie depuis au plus tard le 8 novembre 1998 ou avoir l’un de ses parents remplissant cette condition… Enfin, le corps électoral référendaire comprend, outre les natifs, les personnes installées en Nouvelle-Calédonie au plus tard au 31 décembre 1994. Les inscriptions sur ces deux dernières listes électorales ont donné lieu à un contentieux très abondant (Korson, 2018 ; Leblic et Cugola, 2018), démontrant la sensibilité extrême de ce droit de vote aux élections générales locales et pour le referendum d’autodétermination. La question du corps électoral local sera à cet égard un point très sensible dans le cadre des négociations post-référendaires à venir.

54La capacité à réguler les flux de capitaux est quant à elle beaucoup plus complexe à analyser. En effet, d’un côté le régime de rééquilibrage qui a prévalu entre 1990 et 2005, puis celui d’industrialisation entre 2006 et 2012, ont permis d’orienter significativement les flux de capitaux vers le financement des infrastructures et l’investissement productif, grâce d’abord à une moindre fuite de l’épargne domestique puis à l’afflux d’investissements directs étrangers (Couharde et al., 2016). De ce point de vue, les politiques publiques provinciales, à travers notamment l’action des sociétés d’économie mixte, ont permis de diversifier les partenariats au-delà de la France, dans une logique de gestion pragmatique des interdépendances. De plus, outre la capacité des responsables locaux à garantir la pérennité des transferts métropolitains dans le contexte actuel de diminution des dépenses publiques, l’autonomie du territoire en termes de définition et de priorisation des projets de développement financés par l’État français est beaucoup plus large que dans bon nombre de petites économies insulaires souveraines soumises aux procédures de l’aide internationale et à la conditionnalité/sélectivité de l’aide. De même, les barrières protectionnistes dont bénéficie le tissu économique local, le poids des transferts ou encore une monnaie ancrée sur l’euro (voir aussi Ro’i, 2018) contribuent, dans une certaine mesure, à protéger l’économie calédonienne contre les conséquences des déséquilibres macroéconomiques et de certains chocs extérieurs.

  • 10 Trois stratégies concurrentes s’opposent dans le débat public : « utiliser le levier de la fiscalit (...)

55Parallèlement, la Nouvelle-Calédonie offre un cadre macroéconomique très favorable aux investisseurs privés qui bénéficient dans de nombreux secteurs de toute une série de mesures de défiscalisation, à l’efficacité souvent douteuse (et dénoncée comme telle notamment dans les rapports de la chambre territoriale des comptes, pourtant plutôt favorable à l’orthodoxie libérale, Cour des Comptes 2012) et d’un très faible niveau de taxation du capital. On ne peut que s’interroger sur les motivations qui président à la poursuite de ces dispositifs étant donné, d’une part, leur inefficacité économique du point de vue de l’intérêt général et, d’autre part, le coût très élevé de ces « dépenses fiscales » qui entretiennent une forte dépendance économique vis-à-vis de la France. La coexistence de trois stratégies différentes de captation de la rente nickel réduit significativement la cohérence de la stratégie minière locale et, in fine, sa capacité à capter une plus grande part de la valeur ajoutée (Sourisseau et al., 2016)10. S’ajoute à cela une évasion fiscale (fraude mais aussi « optimisation » fiscales) dont il est difficile d’évaluer l’impact, mais dont les montages régionaux impliquent généralement le Vanuatu, les territoires anglophones ou francophones voisins, ou encore diverses techniques (comme celle des prix de transfert) permettant le rapatriement des profits entre filiales et maison mère des grands groupes. La création, en 2013, du délit de fraude fiscale, ne semble pas s’être accompagnée des dispositions nécessaires à sa mise en œuvre effective, ce qui traduit un manque évident de volonté politique de lutter efficacement contre cette évasion fiscale (Bénéteau, 2019). Enfin, l’arrivée sur le marché calédonien de deux grandes entreprises transnationales dans la métallurgie du nickel (Glencore et Vale), ne manque pas de renforcer la vulnérabilité de l’économie calédonienne aux variations du prix du nickel et, plus généralement, aux marchés financiers internationaux. En effet, la part du capital flottant de ces opérateurs, c’est-à-dire la partie de leurs actions détenues par le public et susceptible d’être échangée sur le marché boursier, est particulièrement élevée. Les récentes tensions autour de la vente de l’usine de Vale au négociant en matières premières Trafigura témoignent également à la fois du caractère éminemment politique des projets métallurgiques et des divergences profondes sur la stratégie industrielle à mettre en œuvre à l’échelle du Pays. Au final, la capacité à réguler les flux de capitaux des pouvoirs publics calédoniens semble relativement forte, comparativement à d’autres peid, mais de nombreux « dispositifs institutionnels d'évitement de l'impôt » (ibid.) ainsi qu’une faible capacité à capter une part significative de la valeur-ajoutée produite par l’exploitation des ressources locales réduisent significativement sa portée. Une intégration croissante sur les marchés internationaux, en particulier financiers, est également susceptible, à terme, d’affecter significativement cette capacité de régulation.

56En conclusion, il ressort de l’analyse que les attributs de la souveraineté « calédonienne » sont essentiellement ceux d’une souveraineté domestique et interdépendante, qui s’exprime dans un cadre contraint par des négociations tripartites, encore profondément dominé par le système français. C’est d’ailleurs la caractéristique du concept de souveraineté « îlienne » qui implique à la fois le renoncement à des attributs de la souveraineté externe, au profit d’autres attributs de la souveraineté interne.

La Nouvelle-Calédonie : une souveraineté « îlienne » émergeant de la décolonisation ?

57À partir des éléments présentés ci-dessus, il s’agit de réinterroger l’hypothèse d’une souveraineté îlienne émergente en Nouvelle-Calédonie (en particulier dans le contexte immédiatement post-référendaire) et de s’interroger par là même sur les avancées du processus de décolonisation. Prinsen et Blaise (2017) ont émis l’hypothèse que les territoires insulaires non autonomes (qui restent inscrits sur la liste des territoires à décoloniser de l’onu) développent une nouvelle forme de souveraineté, une souveraineté « îlienne », qui présente un certain nombre de caractéristiques communes dans la gestion de leurs relations avec leur métropole :

  1. ces territoires votent « non » dans les référendums pour l’indépendance, « oui » au maintien d’un lien constitutionnel ;

  2. ils négocient de façon permanente une série de statuts constitutionnels exceptionnels ;

  3. ils réussissent à s’exonérer des lois métropolitaines en vigueur ;

  4. ils bénéficient de transferts métropolitains qui compensent l’insuffisance de revenus domestiques ;

  5. ils signent des accords qui leur sont bénéfiques mais qui peuvent être inconfortables pour les métropoles.

58Si chacune de ces caractéristiques en soi n’apparaît pas uniquement spécifique aux territoires insulaires non autonomes, dans leur ensemble, elles nous semblent bien caractériser la façon dont ces territoires gèrent, de façon plutôt agile, leurs relations avec leur métropole. Par exemple, le fait de compenser l’insuffisance de revenus domestiques par des flux de capitaux extérieurs n’est pas spécifique aux territoires insulaires non autonomes mais, dans leur cas, les flux de capitaux externes ne sont pas générateurs de dette, ce qui constitue une différence notable (même si ces capitaux induisent une autre forme de dépendance).

59Prinsen et Blaise (2017) ont montré que la Nouvelle-Calédonie présente parfaitement les quatre dernières caractéristiques de cette souveraineté îlienne mais que la première portait davantage à discussion étant donné, d’une part, la mise en minorité du peuple autochtone par les vagues successives de peuplement et, d’autre part, le boycott du référendum de 1987 par les indépendantistes. Il était loisible, à la lumière des résultats des deux premiers référendums d’autodétermination des 4 novembre 2018 et 4 octobre 2020 (David, 2018 ; Leblic, 2018), favorables respectivement à hauteur de 56,7 % et 53,3 % au maintien dans la République française, de réactualiser la réflexion afin de déterminer si ces résultats permettaient de conforter l’analyse et d’établir si la Nouvelle-Calédonie répondait à l’ensemble des critères de la souveraineté îlienne. Autrement dit, si la Nouvelle-Calédonie semblait s’engager sur une autre forme de décolonisation que l’indépendance politique et la pleine souveraineté. Les conditions du déroulement du troisième référendum et ses conséquences politiques encore incertaines ne permettent malheureusement pas de se positionner, du fait de la non-participation de l’électorat indépendantiste à cette consultation et de la rupture du dialogue politique entre les partenaires traditionnels que sont l’Etat, les représentants politiques loyalistes et indépendantistes.

60Plusieurs arguments pourraient venir conforter la thèse d’une tendance vers cette souveraineté îlienne en Nouvelle-Calédonie, notamment si l’on procède à l’analyse de l’émergence d’une pratique et d’une théorie kanak de la souveraineté à travers l’œuvre politique de Jean-Marie Tjibaou, comme a pu le faire Hamid Mokaddem (2005, 2009, 2011 ou encore 2016). L’auteur montre toute la complexité dialectique du mouvement nationaliste kanak « qui oscillait et oscille encore entre souveraineté politique et indépendance économique » et met en lumière un glissement dans le discours de Jean-Marie Tjibaou sur la souveraineté : alors qu’en 1974, ce dernier se référait à la souveraineté comme à une « puissance absolue appartenant au peuple originel », en 1985, il met en avant la souveraineté comme la « puissance de choisir les partenaires et le pouvoir de gérer les interdépendances » (Mokaddem, 2011 : 21 ; voir aussi Leblic, 1993 : 397). Plusieurs facteurs peuvent contribuer à expliquer un tel glissement mais l’exemple des expériences souvent difficiles des nouveaux pei indépendants et la vague néolibérale du début des années 1980 qui enclenchera l’accélération du processus de globalisation n’y sont sans doute pas étrangères.

« L’indépendance, c’est la souveraineté qui nous appartient, que l’on revendique. Mais c’est à nous de dire le calendrier pour l’indépendance, parce que c’est notre patrimoine. » (Jean-Marie Tjibaou, 1984)

  • 11 Sur ce thème, voir Finin et Wesley Smith (2001) ou encore Lawson (2010).
  • 12 L’idée de départ (path dependence ou dépendance au chemin emprunté), à la suite de North (1990), es (...)

61On peut y voir une vision stratégique et clairvoyante de Jean-Marie Tjibaou qui, conscient du déséquilibre dans le rapport de force avec l’État militaire français, visait à repousser l’échéance du référendum afin de se laisser le temps pour former les hommes, maîtriser les institutions et la gestion des affaires publiques. Il s’agit aussi de s’aguerrir à l’entreprise capitaliste afin de répondre aux besoins et aux dépendances créées par la colonisation et l’évolution des modes de vie. En ligne avec la Pacific Way (Mara, 1997 ; Narokobi, 1983)11, l’idée sous-jacente est que la société kanak doit s’approprier les modèles exogènes importés pour mieux les reformuler à partir des modèles endogènes. Cela renvoie également à la « double contrainte » de la société kanak que constituent l’héritage colonial et la mondialisation des échanges, exprimée par Raphaël Pidjot (1999) et à la nécessité, selon lui, de s’approprier les modèles industriels pour une « survie sociale » face à ce que Serge Latouche nomme le « rouleau compresseur occidental » (Latouche, 1991 : 8). Dans cette optique, les représentants politiques kanak indépendantistes auraient-ils volontairement et temporairement renoncé à certains attributs de la souveraineté externe pour mieux construire leur souveraineté interne, notamment sur le plan économique ? Si c’était probablement le cas à l’époque où Tjibaou prononçait ces paroles, cela ne nous semble plus l’être aujourd’hui, comme en témoigne la volonté de tous les indépendantistes d’organiser les trois référendums prévus par l’accord de Nouméa. En témoigne également l’appel à la non-participation pour le référendum de décembre 2021 en raison du fait que les conditions n’étaient pas réunies pour une mobilisation optimale de l’électorat indépendantiste, en cette période de deuil dû à la pandémie de Covid-19 qui a fortement touché les populations océaniennes. Ainsi, l’acceptation du statut transitoire relève davantage d’une situation contrainte par une forte « dépendance au sentier » (au sens défini par l’approche théorique du changement institutionnel12), que d’une véritable volonté de renoncer à la souveraineté externe du pays qui est la seule que les indépendantistes ne peuvent pas acquérir sans passer par la voie référendaire en l’état actuel des textes (article 53 de la Constitution).

62Cette forte dépendance au sentier est issue de la conjonction de plusieurs éléments déterminants. D’une part, la mise en minorité démographique du peuple autochtone et la déclaration de Nainville-les-Roches (1983) qui, en ouvrant l’autodétermination aux « victimes de l’histoire », l’a privé dans ces conditions de l’option séparatiste. D’autre part, le modèle de l’économie assistée et la persistance d’un oligopole de collusion ont habilement entretenu une économie « sous serre » et divers mécanismes de dépendance (Freyss, 1995 ; Bouard et al., 2016). Mais surtout, l’écrasement militaire de la « séquence révolutionnaire » (Mokaddem, 2005 : 58) des années 1984-88 a mis un coup d’arrêt à la lutte armée de libération nationale kanak et a révélé l’intérêt géostratégique que constitue la Nouvelle-Calédonie pour la France dans la région Pacifique. La société est divisée entre, d’une part, un peuple autochtone désireux d’accéder à l’indépendance et, d’autre part, des descendants de populations d’origine européenne dont la mère patrie est la France (même si beaucoup avouent qu’ils ne pourraient guère envisager de quitter le Caillou pour la métropole) qui, comme d’autres populations, sont persuadées de n’avoir aucun intérêt à l’indépendance. En Nouvelle-Calédonie, c’est le rapport démographique entre les groupes ethniques, prédéterminés politiquement, qui a fait la décision. Si la « prédétermination ethnique » du vote s'est vue confirmée lors des élections provinciales de 2019 avec l'émergence du parti wallisien et futunien L'Eveil océanien, les tractations politiques qui s’en sont suivies et les votes émis par le nouveau venu sur la scène politique calédonienne démontrent l’importance stratégique de la communauté wallisienne et futunienne. Les analyses réalisées par Pantz (2018) sur les résultats du référendum attestent que le vote kanak reste profondément communautaire avec un « poids symbolique et culturel de la revendication indépendantiste » et soulignent la relative stabilité des forces politiques en présence sur les dernières décennies. Par ailleurs, on a pu observer, dans les bureaux de vote délocalisés, que l’exode de la population mélanésienne vers le grand centre urbain de Nouméa n’infléchit pas cette tendance (David, 2018), quand bien même il y a aujourd’hui davantage de non-Kanak favorables à l’indépendance et de Kanak qui s’y opposent. C’est donc plutôt l’impossibilité, pour des raisons démographiques, de l’accession à l’indépendance par la voie du vote démocratique qui entraîne l’acceptation d’une solution intermédiaire.

63Cela ne signifie pour autant pas que les responsables indépendantistes locaux n’aient pas su tirer parti de cette situation et faire preuve d’une forte capacité d’agentivité (agency), en gérant avec pragmatisme – et parfois avec une dextérité certaine – les relations d’interdépendances afin de servir leurs propres intérêts stratégiques, tout d’abord grâce à l’accession des indépendantistes à différents postes à responsabilité jusqu’aux plus hautes responsabilités politiques territoriales, puis ultérieurement à travers l’émergence du mouvement autochtoniste autour des grands projets miniers. Comme le soulignent Gagné et Salaün (2013),

« la capacité à mettre en place des gestions différenciées de populations elles-mêmes différentes permet aux empires de s’imposer, de durer et de se reconfigurer au fil du temps. Une même capacité d’agencéité [agentivité] est à l’œuvre du côté des populations sous contrôle du centre hégémonique pour saisir les opportunités qui s’offrent à elles de s’affirmer. […] La théorie de J. Friedman se révèle très utile pour envisager l’actualité des conflits de classe et comprendre la collusion objective entre les intérêts des élites capitalistes, financières, bureaucratiques et politiques, et ceux des porteurs de certains mouvements revendiquant des droits collectifs. » (Gagné et Salaün, 2013 : 130)

64Le fait que la Nouvelle-Calédonie présente la plupart des caractéristiques d’une « souveraineté îlienne » atteste la forte capacité des responsables politiques locaux à négocier et exercer leur souveraineté domestique et interdépendante. Mais que peut-on en conclure du point de vue du processus de décolonisation ?

65En investissant les institutions de la République et en se convertissant progressivement à l’économie marchande capitaliste, les Kanak ne restent-ils pas prisonniers des systèmes de représentations et des modèles politiques et économiques exogènes ? La stratégie qui vise à « [e]ngloutir celui qui m’engloutit » pourrait bien s’avérer être un pari dangereux… car le capitalisme lui aussi digère sa propre critique (Boltanski et Chiapello, 1999). En plus de la dimension intergénérationnelle, cela explique sans doute une partie des dissensions qui ont vu le jour dans le camp indépendantiste et l’écart qui s’est creusé entre certains militants et leurs élites politiques, considérées comme trop consensuelles, voire acquises à la cause du développement capitaliste (source : entretiens anonymes). Des responsables qui semblent aujourd’hui davantage impliqués dans une « lutte des places » (Chappell, 2015 : 7) que dans la poursuite de la revendication indépendantiste. Les divergences concernent notamment le rôle que l’État doit avoir dans l’économie : alors que le Palika défend, dans une perspective socialiste, une régulation publique jouant un rôle de catalyseur dans le développement, l’Union Calédonienne s’inscrit davantage dans une perspective libérale, plus proche d’un « néolibéralisme tribal », comme l’attestent les différentes formes de restitution foncière et les projets de société historiquement portés par les deux partis (Leblic, 1993 : 197-209 ; Demmer, 2010 : 378-379 ; 388-89 ; Bouard, 2013 : 136-160). Au-delà, s’approprier le modèle industrialiste à bout de souffle des démocraties occidentales et considérer l’insertion dans le processus de mondialisation comme inéluctable, n’est-ce pas renoncer à asseoir sa pleine souveraineté en portant une vision alternative du développement ? Et ceci, alors même que l’urgence est clairement à la construction d'alternatives plus durables ?

66Évidemment, force est de reconnaître que le fonctionnement collégial du gouvernement ne permet pas à la frange la plus progressiste des représentants politiques kanak d’imposer des réformes ambitieuses (redistribution, réduction des inégalités, captation de la rente minière, etc.) ou d’aller plus vite et plus loin dans la reconnaissance de l’identité et de la société kanak. Malgré la légère inflexion due à la mise en place des institutions représentatives de l’identité kanak, à l’action des provinces et aux efforts substantiels déployés dans les politiques de rééquilibrage, la société néo-calédonienne reste profondément inégalitaire (Bouard et al., 2016) et ces inégalités revêtent encore et toujours un caractère ethnique (Gorohouna, 2011 ; Ris et Gorohouna, 2017 ; Rallu, 2018 ; Cugola et Leblic, 2018). De même, le processus de rééquilibrage est loin d’être achevé (Blaise, 2017 ; Korson, 2018 ; jso 147) et les politiques publiques dans ce domaine ne manquent pas, paradoxalement, de créer de nouveaux déséquilibres comme par exemple le développement de la zone vkp (Voh-Koné-Pouembout) en province Nord qui vient renforcer le déséquilibre est-ouest.

Conclusion

  • 13 Cela a déjà été amplement commenté dans le jso 147.

67L’accord de Nouméa constitue, à n’en point douter, un modèle original de décolonisation dont les avancées continuent de susciter un grand intérêt dans la région Océanie et, au-delà. Pour certains, il s’agit d’un processus graduel inédit, soutenu et accompagné d’engagements financiers massifs de la part de l’État métropolitain qui offre des conditions de décolonisation bien meilleures que dans d’autres territoires où l’ancienne puissance coloniale n’a pas assuré le même soutien. Pourtant, en entérinant une conception populaire de la souveraineté, l’accord de Nouméa a confirmé l’ouverture de l’autodétermination à l’ensemble des communautés de la Nouvelle-Calédonie et non au seul peuple autochtone kanak, le privant dans ces conditions de l’option séparatiste. La souveraineté kanak, devenue virtuelle, s’est vue immédiatement substituée par une souveraineté calédonienne dont les attributs sont essentiellement ceux d’une souveraineté domestique et interdépendante s’exprimant dans un cadre contraint par des négociations tripartites, encore profondément dominé par le système français. Si la mise en œuvre de l’accord a répondu aux objectifs explicites de préservation de la paix sociale et de maintien des relations avec la France, les progrès accomplis en termes de rééquilibrage et de décolonisation sont loin d’être à la hauteur des attentes13. Il en résulte que le processus déployé par l’accord apparaît davantage comme le fruit d’un compromis contraint par une forte dépendance au sentier que comme l’émergence d’une nouvelle forme de souveraineté de la part du peuple autochtone. La société kanak reste encore assez largement marginalisée au niveau socio-économique, en dépit de réelles avancées sur le plan institutionnel et politique (pour en savoir plus, voir le jso 147).

68En conclusion, la question de la décolonisation n’est toujours pas réglée en Kanaky/Nouvelle-Calédonie. Et ceci d’autant plus que « la décolonisation ne se limite pas à un processus institutionnel, [...] elle requiert une transformation des mentalités » (Mokaddem, 2018 : 8). De ce point de vue, il nous semble qu’il y a encore beaucoup à faire dans la société calédonienne, tout autant qu’au niveau de l’État français, enserré dans une vision quelque peu jacobine de son propre rôle. Dans ce contexte, les conditions du déroulement du dernier référendum démontrent que le chemin à parcourir est encore long et incertain, tant l’impasse politique dans laquelle se trouve aujourd’hui la Nouvelle-Calédonie est source d’incertitudes quant à l’avenir institutionnel, politique mais également socio-économique de l’archipel.

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Notes

1 Les résultats du troisième référendum, qui s’est déroulé le 12 décembre 2021, ne sont pas mentionnés ici du fait de la non-participation des électeurs indépendantistes, aboutissant à un vote en faveur du maintien de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République française à 96,5 %, résultat non significatif à nos yeux et à ceux d’autres observateurs (Belhôte et Merle, 2022). Les conditions du déroulement de ce référendum seront néanmoins prises en compte dans le cadre du présent article. Sur le contexte de ce troisième référendum, voir David (2022).

2 Comme mentionné plus haut, les conditions du déroulement du 3e référendum, qui a eu lieu le 12 décembre 2021, sans la participation de la très grande majorité de l’électorat indépendantiste, ne permettent pas de se référer aux résultats de celui-ci.

3 Voir aussi les travaux du Journal de la Société des Océanistes n°147 (2018).

4 D’après des entretiens informels avec divers acteurs des discussions sur l'accord. Le terme a d’ailleurs été introduit dans la question référendaire en 2018 à la demande des loyalistes, celui-ci étant considéré comme un catalyseur des craintes liées à l’accession à la souveraineté et donc censé constituer un repoussoir électoral.

5 L’auteur montre que ces deux types de souveraineté peuvent avoir des niveaux inégaux. Ainsi, Taiwan a un niveau de souveraineté interne équivalant à celui de nombreux autres pays industrialisés, mais pas de souveraineté extérieure totale. Par conséquent, il ne peut participer à de nombreuses activités conduisant à la création de règles internationales. La République démocratique du Congo, en revanche, a une pleine souveraineté extérieure et peut donc participer plus pleinement aux activités internationales, mais elle a une souveraineté interne limitée, car elle n'a aucun contrôle sur ce qui se passe dans une grande partie de son territoire (Barkin, 2006 : 6).

6 Le courant politique qualifié de « loyaliste » regroupe les tenants du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France.

7 Depuis, la situation n’a pas évolué sur ce point.

8 Nous ne traiterons pas ici de la capacité à réguler les polluants qui nous semble de moindre importance pour notre propos et rejoint en grande partie l’analyse de la capacité à réguler les flux de capitaux. Le lecteur intéressé sur ce point pourra se référer à Geronimi et al. (2016), pour une analyse de la soutenabilité de la trajectoire de développement calédonienne, en particulier sur le plan environnemental.

9 ndé. – Pour une critique de cette notion de développement appliquée à la Nouvelle-Calédonie, voir Leblic (1993).

10 Trois stratégies concurrentes s’opposent dans le débat public : « utiliser le levier de la fiscalité minière sur les usines de transformation ; prendre des participations dans les usines métallurgiques afin de bénéficier de dividendes ; exporter le minerai brut, en négociant une part fixe ou évolutive du prix de vente du nickel sur les marchés internationaux » (Sourisseau et al. 2016 : 470). Selon la stratégie poursuivie, la rente nickel n’est pas captée par les mêmes agents.

11 Sur ce thème, voir Finin et Wesley Smith (2001) ou encore Lawson (2010).

12 L’idée de départ (path dependence ou dépendance au chemin emprunté), à la suite de North (1990), est que les choix actuels s’encastrent dans des occurrences passées. Mahoney (2000, 2001), Pierson (2000) ou encore Thelen (1999) montrent, à travers plusieurs études comparatives historiques, l’importance du concept de « dépendance au sentier » pour l’analyse économique et politique.

13 Cela a déjà été amplement commenté dans le jso 147.

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Pour citer cet article

Référence papier

Séverine Blaise, Carine David et Gerard Prinsen, « Pour un réexamen des concepts de « décolonisation, indépendance et souveraineté » au prisme de l’expérience néocalédonienne »Journal de la Société des Océanistes, 155 | 2022, 327-344.

Référence électronique

Séverine Blaise, Carine David et Gerard Prinsen, « Pour un réexamen des concepts de « décolonisation, indépendance et souveraineté » au prisme de l’expérience néocalédonienne »Journal de la Société des Océanistes [En ligne], 155 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/jso/14316 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jso.14316

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Auteurs

Séverine Blaise

Économie politique, Université de la Nouvelle-Calédonie, severine.blaise@unc.nc

Carine David

Droit public, Université des Antilles, Carine.David@univ-antilles.fr

Gerard Prinsen

Development studies, Massey University, G.Prinsen@massey.ac.nz

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