1La littérature sur le Pacifique regorge de narrations d’expéditions maritimes, qu’elles soient littéraires ou scientifiques : de celles des navigateurs du xviiie siècle – J. Cook, L.A. de Bougainville – aux récits d’écrivains voyageurs – J. London (2010), H. Melville (2015), R.L. Stevenson (2005) en passant, plus récemment, par des expérimentations à caractère scientifique, comme celle de Thor Heyerdahl (1994), auxquelles on peut ajouter la littérature sur les voyages de « revitalisation » des techniques de navigation traditionnelles, comme celle du Hōkūle‘a (Finney, 1979). L’immense majorité de ces narrations sont le fait d’hommes occidentaux, à propos de navigations elles-mêmes largement masculines. Les représentations négatives de la place des femmes sur les bateaux dans les sociétés occidentales, rappelées par Géraldine Le Roux en début d’ouvrage, ne sont évidemment pas étrangères à cela. On peut rechercher quelques exceptions, comme celle de Katherine Routledge, archéologue et anthropologue évoquée elle aussi par l’auteure, et qui livra un témoignage de son arrivée en bateau et séjour sur l’île de Rapa Nui (Île de Pâques) en 1919 dans The mystery of Easter Island: the story of an expedition. Mais sa notoriété reste bien faible de comparaison à celle des récits masculins.
2Sea Sisters pourrait être placé dans la lignée de ces récits car il s’agit d’une aventure à la fois scientifique, maritime, et humaine. Mais l’ouvrage se démarque des premières œuvres mentionnées précédemment du fait qu’il est écrit par une femme, l’anthropologue G. Le Roux, maîtresse de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale, à propos d’une expédition à caractère scientifique menée exclusivement par des femmes. Son originalité vient aussi, dans un autre registre, du format assez inhabituel du livre (23 par 28 cm), et aux très nombreuses illustrations qui l’accompagnent, qui en font un objet à regarder autant qu’à lire.
3L’auteure y relate sa participation à un voyage collectif : celui d’eXXpedition, un tour du monde de science participative préparé et exécuté par des femmes de toutes nationalités. Ce « collège coopératif à but non lucratif » a été fondé en 2014 par Emily Penn, communicante britannique et architecte de formation, et la biologiste Lucy Gillian (p. 10). L’objectif de cette organisation, résumé sur le site internet de la fondation, est de permettre « des voyages exclusivement féminins pour explorer l'impact et les solutions de la pollution plastique et toxique de nos océans » (https://exxpedition.com/). Il était prévu – mais comme on le verra, l’irruption de la pandémie de covid 19 oblige à parler au passé – que TravelEdge, navire de 21 mètres de long, embarque successivement des groupes d’une dizaine de femmes pour effectuer un tour du monde en forme de relai. Chaque groupe devait faire une partie du voyage total (les « legs »), alors que les membres permanents de l’équipage et de l’encadrement scientifique assuraient la continuité du projet. G. Le Roux et ses co-équipières se sont embarquées pour le huitième tronçon à Rapa Nui pour un trajet les emmenant en Polynésie française.
4Ces femmes d’horizons divers et aux profils souvent difficiles à résumer en un seul mot – elles sont mannequin, salariée dans une entreprise de recyclage, juriste, agente immobilière, etc. – avaient pour mission, au cours de leur traversée, de participer à la production de données permettant de déterminer et de comparer la quantité de plastique et le type de polymères présents dans les océans, et la manière dont ils circulent (p. 32). Pour cela, elles furent formées à certaines techniques d’échantillonnage, en mer comme sur terre. Les enjeux de cette entreprise sont multiples. En premier lieu, il s’agit de produire des connaissances. Comme G. Le Roux le souligne, les données concernant la présence de plastique dans les océans doivent être produites de manière répétée pour être significatives, du fait des aléas climatiques et météo qui peuvent impacter leur recueil (p. 68). C’est par le recoupement des taux de concentration en déchets plastiques constatés à plusieurs moments en des lieux similaires et/ou différents du globe que l’on peut arriver à des estimations précises des quantités qui circulent entre terres et océans. Cette expédition apporte donc une contribution à une production plus globale de connaissances sur la pollution plastique. En second lieu, il s’agit de faire de ces femmes – déjà souvent engagées et sensibilisées aux causes environnementales – de véritables « ambassadrices du défi plastique », à même de porter un message d’alerte à des publics nombreux suite à leur voyage.
5Le récit repose sur une description minutieuse de la vie de cet équipage féminin, et fait quelques incartades vers l’analyse des logiques sociales qui ont amené ces jeunes femmes sur ce bateau et qui organisaient leur vie collective. À ce sujet, on l’aura compris, le recrutement des participantes est loin d’opérer de manière complètement aléatoire ou démocratique et ce, malgré un système de bourses présenté sur le site de l’organisation, puisque les candidates ont des profils sociologiques spécifiques et doivent elles-mêmes trouver des ressources pour financer leur participation. Pour autant, il ne s’agit pas d’une ethnographie ou anthropologie de la science. Il s’agit plutôt du récit sensible d’une aventure humaine, par lequel l’auteure témoigne de sa sensibilité aux causes féministes et écologistes. C’est aussi et surtout une œuvre de vulgarisation scientifique, qui parvient habilement à traduire les connaissances accumulées sur la pollution plastique en des mots simples. Pour cela, le choix de partir d’anecdotes drôles ou touchantes et d’en tirer des informations clefs fonctionne bien. On apprend ainsi, sur un mode ludique, un ensemble d’informations édifiantes : selon les travaux de Jenna Jambeck (Jambeck et al., 2015), sur les 300 millions de tonnes de plastique produits annuellement, 5 à 10 millions finissent dans les océans. Ces déchets ne concernent pas seulement des lieux fréquentés ou habités par les hommes et les femmes, mais aussi des îles éloignées des lieux où l’on observe les plus fortes densités de peuplement humain. Ainsi G. Le Roux souligne-t-elle le paradoxe selon lequel l’île inhabitée d’Henderson, inscrite au patrimoine mondial de l’Humanité par l’unesco pour son éco-système intouché et située à des milliers de kilomètres de côtes habitées, est recouverte de plastique avec des taux de concentration parmi les plus élevés au monde. D’autres îles habitées du Pacifique sont particulièrement exposées à cette pollution mondiale puisque, dépourvues de système de traitement organisé, elles sont contraintes de brûler les plastiques, ce qui libère des pop (polluants organiques persistants), dont les effets néfastes sur la santé sont connus. L’ouvrage souligne donc les fractures sociales en matière d’exposition aux retombées des pollutions plastiques, qui ne sont pas sans rappeler celles auxquelles le Pacifique est confronté en matière de changement climatique.
6Ce « voyage éducatif » comme il est parfois caractérisé par l’auteure, fut rattrapé par la pandémie de covid 19, qui vint perturber les objectifs premiers. L’auteure nous prévient dès le début que le projet initial a finalement dû être abandonné. L’avant-dernier chapitre donne une idée de la manière dont la diffusion de la pandémie de covid 19 a pu être vécue dans ce milieu si particulier qu’est l’équipage d’eXXpedition, microcosme multinational traversant de nombreuses frontières. Ce moment sert de révélateur à des choses qui auraient pu rester sous silence et inconnues des lecteurs non familiers du monde de la navigation, que ce soit par exemple la question de la hiérarchie à bord ou la manière dont fonctionnent les connexions et la communication avec l’extérieur à l’ère du tout-numérique. Cet événement montre aussi la panique qui s’empara de certains gouvernements en début d’épidémie, comme le révèle l’interdiction apparemment absurde de débarquer sur une île déserte d’humains à laquelle l’équipage fit face, rendant impossible un moment clef du voyage, à savoir l’échantillonnage sur l’île de Ducie, dans l’archipel de Pitcairn. Enfin, on saisit au travers de cette expérience le sentiment très fort de liberté que doivent éprouver les membres d’une telle expédition, ainsi que le rôle de mise en connexions opéré par ce projet car, à aucun moment, lorsque l’auteure exprime de l’inquiétude face à la possibilité de se retrouver confinées, elle n’évoque que, d’une certaine manière, ce huis clos marin est déjà une forme d’isolement social.
7Cette combinaison entre récit personnel, engagé, et qui délivre une connaissance accessible est réussie. Les lecteurs et lectrices reçoivent un peu de l’énergie et de la conviction qui anime ces femmes et la lecture de cet ouvrage, qui ne reste jamais sur des constats négatifs, permet d’envisager les solutions possibles et explorées, qu’elles soient à l’échelle individuelle ou collective, et qu’elles visent à limiter la production de plastique, à traiter les déchets ou à les transformer de manière créative.