C’est l’un des plus anciens et fidèles membres de la Société des Océanistes qui vient de nous quitter le 25 décembre 2022. Jacques Villeminot, alors âgé de 83 ans, écrivait dans son ouvrage testament Mémoires d’Océanie. Vivre de son rêve (2008 : 7) :
« Il ne m’appartient plus désormais de choisir mon prochain grand voyage. J’en connais la destination mais j’ignore la date de mon départ pour cette dernière et inéluctable expédition vers un monde inconnu. »
C’est donc dans le petit cimetière de Bois-le-Roi situé au milieu de la forêt en Seine-et-Marne que s’achève le parcours aventureux de cet homme passionné de l’Océanie et de ses habitants.
Il y a une dizaine d’années, j’avais publié un article, « Les rêves océaniens de Jacques et Betty Villeminot » (Coiffier, 2013 : 233-238), présentant le parcours de ce couple d’aventuriers, ainsi que leurs œuvres bibliographiques et filmographiques qui avaient influencé ma propre carrière professionnelle. Deux années après, je rendais hommage à Betty qui venait de nous quitter (Coiffier, 2015 : 375). Aujourd’hui, c’est la mémoire de Jacques que je salue.
Jacques Villeminot est né à Paris le 4 mars 1924 et c’est chez ses grands-parents dans le village de Bois-le-Roi, à la lisière de la forêt de Fontainebleau, que le jeune homme passe ses vacances. Il y découvre ses premiers émois d’explorateur en parcourant les sentiers serpentant entre les chaos rocheux sous les hautes futaies de chênes jusqu’à la mer de sable, prémisse du grand désert australien qu’il découvrira quelques années plus tard.
En 1944, alors que la Seconde Guerre mondiale se termine, il se marie avec Betty, la fille des propriétaires de l’hôtel de la Gare à Bois-le-Roi et deux filles vont naître de cette union. Betty va très vite devenir l’alter ego de Jacques dans sa passion d’aventures lointaines. Jacques vit alors de divers petits boulots, antiquaire et reporter-photographe. Après quelques aventures avec le Canoë Club de France et le Club Alpin, le couple part faire un raid en Vélosolex à travers la Tunisie et jusqu’en Libye.
Puis, Jacques et Betty s’embarquent, le 15 juin 1951 à Marseille, sur le Sagittaire, un paquebot des Messageries maritimes qui doit les conduire en quarante et un jours à Tahiti. C’est le début d’une grande histoire qui va durer pès d’un demi-siècle. Leurs deux filles, Patricia et Sylvie, sont confiées à leurs grands-parents durant leur absence. Le couple ne dispose pas de moyens financiers conséquents lors de ce premier grand voyage. Il rencontre à Tahiti diverses personnes qui deviendront des adhérents de la Société des Océanistes, comme Gabriel Lingé et le photographe Adolphe Sylvain (Villeminot, 2008 : 37 et 46). Jacques réalise un film documentaire, Visages de Polynésie, qu’il présentera ensuite en France dans le cadre des conférences « Connaissance du Monde ». Le couple quitte alors Tahiti sur le Chungking en direction de l’Australie et fait la rencontre sur le bateau de madame Pierre Antonioz, épouse du Commissaire-Résident de France aux Nouvelles-Hébrides. Après deux escales à Port-Vila et à Nouméa, le Chungking arrive à Sydney. Jacques et Betty vont demeurer quelques mois en Australie en vivant de petits boulots et de la vente de photos à des magazines. Ils y feront la connaissance de l’artiste-ethnologue Karel Kupka (Villeminot 2008 : 90). C’est lors d’une visite dans le centre de l’Australie que les Villeminot rencontrent des aborigènes pour la première fois.
À son retour en France, Jacques Villeminot se met en relation avec le musée de l’Homme. Dans une lettre du 10 octobre 1955, il écrit à Paul Rivet, directeur du musée pour l’informer de la préparation au début de l’année 1956 d’une mission d’études ethnologiques dans le centre de l’Australie qu’il a déjà visité en 1951-1952. Il lui fait savoir également qu’il vient de déposer un dossier au cnrs pour obtenir une subvention.
En 1956, Jacques et Betty obtiennent le soutien de diverses institutions comme le Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, la Société de Géographie et l’Université de Sydney. Ils préparent avec grand soin cette mission en collaboration avec le professeur Adolphus P. Elkin du département d’anthropologie de l’Université de Sydney. Ils partent alors pour huit mois en Australie où ils souhaitent accomplir une mission ethnographique chez les Pitjantjatjara, un groupe encore peu connu nomadisant dans les massifs de Gardiner Range et James Range. C’est à partir de la station gouvernementale d’Areyonga (Utju) qu’ils vont rentrer en contact avec ce groupe et vivre seuls sous une tente auprès de celui-ci durant trois mois (Villeminot, 2008 : 145-146). Les Pitjantjatjaras du sud ont à souffrir, à cette même époque, de déplacements forcés du fait de tests nucléaires réalisés sur leur territoire par les Britanniques (Dousset, 2011 : 52-55). Jacques Villeminot rapporte de cette mission une très précieuse documentation qui représente certainement le travail le plus abouti de sa carrière scientifique. Les résultats des observations ethnographiques et des listes de vocabulaires sont remis à Georges Métais, les mensurations anthropométriques sont transmises à Raoul Hartweg, les enregistrements de musiques et de chants sont confiés à Gilbert Rouget et une vingtaine d’objets ethnographiques sont offerts au département d’Océanie du musée de l’Homme dirigé à l’époque par Françoise Girard (Villeminot, 2008 : 168). Le couple Villeminot recueille également une trentaine de peintures d’enfants et constitue une documentation photographique de mille six cents photos en noir et blanc et en couleur. Leur expédition est célébrée dans les divers médias de l’époque, si bien que de nombreux foyers français découvrent alors l’existence de ces hommes et femmes du bout du monde, les Aborigènes australiens « un peuple exceptionnel vivant toujours hors des contraintes de notre monde » selon l’expression de Jacques Villeminot (2008 : 168).
Les diverses versions des films réalisés durant cette mission ; Paradis Primitif et Les Hommes oubliés d’Australie recueillent beaucoup de succès. Jacques Villeminot est ainsi un des précurseurs de « l’anthropologie visuelle ». Il s’investit alors, avec Betty, dans des présentations de ses films à travers la France, la Belgique et même le Canada, dans le cadre des conférences « Connaissance du Monde ». à une époque où la télévision en est à ses débuts, cette association est alors une tribune pour des personnalités comme Paul-Emile Victor, Alain Bombard, Haroun Tazieff, Maurice Herzog et bien d’autres. C’est ainsi que durant une quarantaine d’années le couple va réaliser une dizaine de films documentaires en Océanie (Coiffier, 2013 : 238) qu’il prendra à cœur de présenter à travers la France et de nombreux autres pays. Les revenus des diverses conférences financent alors les frais de l’expédition suivante. Jacques Villeminot s’investit dans les présidences de « Connaissances du Monde » et du « Club des explorateurs ». Ses nombreuses publications illustrées et ses films sont sa manière à lui de transmettre son vécu auprès des différents peuples rencontrés en Australie et en Papouasie Nouvelle-Guinée. C’est ainsi qu’il se réjouit au soir de sa vie de voir enfin reconnu l’art des Aborigènes d’Australie (2008 : 152) :
« Aujourd’hui, les toiles aborigènes ont quitté les musées de sciences humaines pour entrer dans les galeries d’art. Le conservateur du musée fédéral des Beaux-Arts de Melbourne fit accrocher face à face un tableau de Tiepolo et une toile du désert occidental signée par un initié, Maxie Tjampitjinpa. Deux artistes d’origine et d’époque différentes dont les créations détenaient les mêmes pouvoirs transcendants ! […] Le grand plafond du musée des Arts premiers du quai Branly est décoré par une immense fresque peinte par des artistes aborigènes. Un bel hommage, une reconnaissance de leur talent et de leur civilisation. »
En 2011, Jacques et Betty Villeminot sont invités, dans le cadre du cinéma des Océanistes au musée du quai Branly pour présenter leur film numérisé, Les Hommes oubliés d’Australie, réalisé en 1960, dont les propos et les perspectives sont restés très actuels.
Si Jacques Villeminot n’a pas écrit d’ouvrages scientifiques notoires qui, en général, ne sont lus que par un cercle restreint de spécialistes, il a cependant grandement œuvré pour la connaissance des peuples aborigènes d’Australie par ses propos lors de ses conférences, illustrées de films et d’ouvrages de vulgarisation (Coiffier, 2013 : 238). C’est ainsi que Jacques et Betty Villeminot ont ouvert la voie à de nouvelles générations de chercheurs français qui continuent leur œuvre de reconnaissance des cultures aborigènes d’Australie. Citons parmi ceux-ci Béatrice Bijon, Vanessa Castejon, Estelle Castro, Aude Chalon, Jessica De Largy Healy, Laurent Dousset, Lise Garond, Barbara Glowczewski, Géraldine Le Roux, Marika Moisseeff, Arnaud Morvan, Maïa Ponsonnet, Martin Préaud…
C’est dans une vieille maison, « Les Bons Hommes », un ancien prieuré plusieurs fois centenaire à l’orée de la forêt d’Orléans, que Jacques et Betty aimaient venir se ressourcer en famille avec leurs filles, loin de Paris. C’est en cet endroit qu’ils avaient accumulé les souvenirs de leurs lointains voyages. Jacques était méticuleux, il constituait des comptes-rendus très précis de chacun de ses voyages et des press-book des coupures de journaux évoquant ses conférences à travers la France et l’étranger. Jacques Villeminot était un humaniste (2008 : 237) :
« Partout dans cette vieille maison devenue un musée, de précieuses pièces me rappellent les hommes vivant hors de notre temps, des hommes que j’ai rencontrés et qui ont suscité en moi une approche différente de notre raison d’être sur la terre. »
Il faut souhaiter que ce fonds puisse être préservé dans son intégralité et que les tjurunga qu’il conserva à l’abri des regards depuis cinquante ans dans un coffre à la banque puissent retourner en Australie, suivant ses dernières volontés, au sein des communautés qui les lui confièrent.
La disparition de Betty fut une très rude épreuve pour Jacques. Le couple Villeminot laisse aux futures générations leurs films qui demeurent des témoignages, parfois uniques, des hommes et des femmes dont la rencontre aida Jacques à forger sa propre philosophie. Il écrit ainsi dans son dernier ouvrage en guise de testament (2008 : 232) :
« Nous n’avons pas choisi de vivre, c’est la vie qui nous a choisis. Ne pas subir sa mort comme une fatalité mais l’offrir sur l’autel de son ambition ou de son rêve, quel joli pied de nez à la mort. »
Photo 1. – Jacques Villeminot en train d’enregistrer un chant aborigène pitjantjatjara dans le désert australien

Cliché Betty Villeminot, 1956