1À partir d’une revue de la littérature (scientifique et grise), d’une expérience de commissaire d’exposition et d’une ethnographie multi-sites et multi-située, le manuscrit intitulé L’art des ghostnets : Approche anthropologique et esthétique des filets-fantômes produit une réflexion stimulante autour de la valorisation artistique des déchets marins et en particulier des engins de pêche abandonnés, perdus ou rejetés dans l’océan. Ce sujet est au cœur de l’actualité politique, scientifique et citoyenne. Il s’inscrit notamment dans le contexte d’une maritimisation croissante des enjeux écologiques, économiques et géopolitiques (Ros, 2021) ; d’une accélération de la dégradation de la santé des écosystèmes marins à l’échelle globale (United Nations, 2021) ; d’une « plastification de l’environnement » (Bouguerra, 2022) ; et du développement d’un discours prônant la sobriété contre le capitalisme associé à une remise en cause du recyclage comme solution fondamentalement vertueuse (Le Meur, 2021). Le travail engagé par l’auteure, Géraldine Le Roux, révèle que si les sciences humaines et sociales restent marginales dans la recherche sur les fuites de plastiques dans l’environnement, certain·e·s chercheur·e·s relèvent aujourd’hui avec brio les défis épistémologiques et méthodologiques que pose cette question (Blot et al., 2021). En se focalisant ici sur un objet spécifique, les filets-fantômes qui constituent « les plus gros déchets marins » (p. 31), l’ouvrage offre un témoignage du développement progressif d’« expérimentations d’un faire monde avec les océans de plastique » (Monsaingeon, 2016 : 43).

2Préfacé par Gilles Clément et incluant un grand nombre d’illustrations d’une grande qualité, cet ouvrage est composé de sept chapitres, précédés d’une introduction générale et suivis d’une conclusion efficace. Il inclut également un glossaire bien utile aux lecteur·ice·s non initié·e·s aux termes spécifiques aux mondes halieutiques et artistiques, ainsi que divers index (des noms, des toponymes, des structures et marques) qui permettent de naviguer aisément dans l’ouvrage au gré de ses intérêts et envies.

3Cet ouvrage informe sur les multiples impacts des « filets-fantômes » et sur les initiatives cherchant à y remédier, en particulier en mettant en lumière le ghostnet art dans toute sa diversité. Il resitue par ailleurs cet art, tel qu’il s’est développé dans le nord de l’Australie et qui a rapidement acquis une reconnaissance internationale, « à la fois dans un cadre de politiques et d’actions en lien avec le milieu marin et dans une histoire de l’art mondiale » (p. 15). Ce faisant, l’auteure met en question les relations entre humains et non‑humains (vivants tels que les animaux marins ou inertes tels que les filets-fantômes) qui à la fois façonnent et sont façonnées par le ghostnet art. De plus, la « méthodologie multi-sites et multi-située » (p. 22) sur laquelle l’ouvrage repose permet une navigation continue entre le nord de l’Australie et la Bretagne, nourrie de terrains exploratoires en Polynésie française, à Rapa Nui, dans les Antilles et au Brésil. Cette approche donne corps à une riche analyse anthropologique des processus de glanage des déchets marins et des divers rapports à l’océan et à l’estran qu’ils traduisent, illustrant que la notion de « déchets » est avant tout une construction sociale. En particulier, « un changement de statut s’opère avec l’art des ghostnets » : « le déchet devient matériau artistique », « objet-matière constamment en perdition et en devenir », « matière-flux » (p. 387) ou même « traces ancestrales » (p. 392) ou « ancrage » (p. 395). Cette approche amène également l’auteure à nuancer de façon convaincante la représentation aujourd’hui commune des pêcheurs comme « pollueurs des mers », en soulignant notamment que les pêcheurs peuvent également être « acteurs ou porteurs de mesures préventives » (p. 77). Enfin, l’ouvrage aborde de façon sous-jacente une problématique importante : celle des tensions entre visibilité / invisibilité – ou plutôt visibilisation / invisibilisation – des déchets marins. En cela, elle poursuit la réflexion partagée dans un précédent ouvrage, Sea Sisters : Un équipage féminin à l’épreuve de la pollution dans le Pacifique (Le Roux, 2021 ; Condevaux, 2022), qui relate son ethnographie de la collecte et de l’analyse de micro-plastiques dans le cadre d’une expédition à la voile exclusivement féminine (ou « eXXpedition ») qui visait à explorer les causes et les impacts, ainsi que les potentielles solutions, à la pollution plastique des océans.

4Un tel ouvrage est particulièrement intéressant pour le monde académique francophone (en particulier pour les étudiant·e·s) aussi bien que pour tout·e citoyen·ne (ou sea-toyen·ne, p. 394) souhaitant s’informer sur les « filets-fantômes » et/ou sur le ghostnet art. Il démontre particulièrement bien l’importance (i) de ne pas focaliser l’attention scientifique uniquement sur les micro- et nano-plastiques (Blot et al., 2021), (ii) de ne pas aborder la question des déchets marins seulement de manière négative, voire apocalyptique (Neimanis et al., 2015), (iii) de s’intéresser aux dimensions sensibles des relations avec les plastiques comme « objets agissants » (p. 33).