• 1 https://www.cbd.int/article/cop15-final-text-kunming-montreal-gbf-221222

L’Océanie offre un exemple unique de gouvernance locale et régionale, où les communautés et leurs représentants politiques s’engagent de plus en plus en faveur d’une gestion intégrée des zones et ressources marines. Dans cette région, les pêcheries océaniques (en particulier le thon destiné aux marchés internationaux) et les pêcheries côtières (un secteur diversifié et largement non contrôlé) restent une composante essentielle des moyens de subsistance locaux, des économies nationales et régionales et de l’approvisionnement mondial en poisson. Elles constituent donc l’une des préoccupations les plus importantes au sein des agendas politiques nationaux et régionaux. Les politiques publiques nationales et régionales relatives à la pêche s’articulent également avec les efforts globaux de conservation de la biodiversité, notamment dans le cadre de l’Objectif de développement durable 14 (odd 14) des Nations Unies – « Vie aquatique » – qui vise à conserver et exploiter de manière durable les océans (70 % de la surface de la Terre). Cet objectif est lui-même lié à l’objectif mondial d’étendre les zones protégées sur 30 % de la planète d’ici 20301, en se concentrant sur les zones particulièrement importantes pour la biodiversité (et les pêcheries), telles que les récifs coralliens, dont dépendent de nombreux.ses Océanien.ne.s pour leur survie.

• 2 Agence nationale de la recherche (anr) et Deutsche Forschungsgemeinschaft (dfg).

Le projet socPacific (soc pour Sea Of Connections), financé par les agences nationales de recherche française et allemande2 entre mai 2018 et octobre 2022, visait à explorer le vaste réseau de connexions socioculturelles, politiques et géopolitiques au sein duquel les pratiques de pêche et de gestion des pêcheries se déploient dans le Pacifique Sud (photo 1). socPacific a proposé de superposer à la vision d’Epeli Hau’ofa de l’Océanie comme « sea of islands » (Hau’ofa, 1994), une conceptualisation des pêcheries océaniennes comme enchâssées dans une « sea of connections ». Cette notion, que l’on pourrait traduire par « un océan de connexions », met en lumière les multiples significations, dimensions et expressions de la connectivité en Océanie.

• 3 https://sdgs.un.org/goals
• 4 https://fame1.spc.int/en/publications/roadmap-a-report-cards
• 5 https://www.forumsec.org/forum-leaders/
• 6 https://coastfish.spc.int/component/content/article/461-a-new-song-for-coastal-fisheries.html

Les Océanien.ne.s se considèrent comme les « gardiens de l’océan », le protégeant « pour le bien-être général de toutes les choses vivantes » et « pour le bien commun » (Hau’ofa, 2000 : 33, 40 ; notre traduction). Pour elles et eux, la poursuite des Objectifs de développement durable – odd 14 en lien avec tous les autres odd3 (Singh et al., 2018) – a une longue et importante histoire. Celle-ci a donné lieu à la définition de politiques publiques qui s’appuient sur une « souveraineté océanienne », enracinée dans et par une relation/parenté avec l’océan Pacifique, et « centrée sur la responsabilité établie en ce qui concerne l’océan et sa pluralité d’entités inclusives » (Bambridge et al., 2021 : 349 ; notre traduction). Ces politiques régionales incluent A Regional Roadmap for Sustainable Fisheries4 (approuvée en 2015 par les Pacific Islands Forum Leaders5 et incluant des objectifs à 10 ans pour les pêcheries à la fois hauturières et côtières) et A New Song for Coastal Fisheries – Pathways to Change: The Noumea Strategy6 (développée en 2015 par des représentants de 22 pays et approuvée lors de réunions régionales relatives aux pêcheries). En effet, les pêcheries hauturières et côtières sont au cœur de l’économie des États océaniens et des moyens de subsistance de leurs populations (principalement côtières) (Gillett, 2016), encore plus depuis la pandémie de covid-19 (Walters et al., 2021).

• 8 Voir https://socpacific.net/team/. Ce projet a également bénéficié de la participation très active (...)

socPacific s’est fondé sur un partenariat entre trois institutions académiques, connectant l’Europe et l’Océanie : l’Institut de recherche pour le développement (ird), le Leibniz Centre for Tropical Marine Research (zmt) et l’Université du Pacifique Sud (usp). Ce projet a également été soutenu par un consortium plus large de partenaires externes, issus à la fois des sciences sociales et des sciences naturelles8. Cela a permis des investigations interdisciplinaires, multi-niveauxx et multi-acteurs, articulées autour de trois principales thématiques interdépendantes :

• 9 socPacific a été très affecté par la pandémie de covid-19, avec l’annulation de la plupart des terr (...)

Ces investigations se sont concentrées sur trois pays, en incluant les 200 milles nautiques de leurs eaux sous juridiction nationale (ou « zones économiques exclusives ») : Fidji, Nouvelle-Calédonie et Vanuatu (carte 1)9. Ces sites d’étude diffèrent en termes d’importance des pêcheries hauturières dans leurs zones économiques exclusives (Karcher et al., 2020). Cependant, leurs pêcheries côtières partagent certaines caractéristiques répandues plus largement dans le Pacifique Sud, telles que le manque de données de suivi adéquates (malgré une tendance à la surexploitation), et une dépendance excessive à l’égard des zones de « non-prélèvement » (où la pêche est interdite) comme principal outil de gestion (Gillett, 2014).

• 10 C’est-à-dire : « culturally salient species that shape in a major way the cultural identity of a pe (...)

Au-delà de ces catégories d’acteurs, socPacific a également examiné les valeurs que les enfants de Fidji et de Nouvelle-Calédonie attribuent à la mer et à la vie marine, à partir de dessins réalisés par des écoliers et de leurs propres commentaires sur ces derniers (Fache et al., 2022a et 2022b). Ce travail a révélé l’attachement des enfants à des lieux spécifiques qui leur procurent un enracinement physique et social ainsi qu’un sentiment d’appartenance (Fache et al., 2022b). Les enfants ont également mis en avant la nécessité de protéger, pour les générations futures, les espèces qui ont pour eux une importance à la fois écologique et culturelle, comme les tortues de mer et les requins (Fache et al., 2022b). Cela fait écho à l’appel de Harding et al. (2022) en faveur d’une prise en compte systématique des « cultural keystone species »10 dans les futures analyses des valeurs et stratégies de (co)gestion des pêcheries côtières, à Fidji et au-delà. Cela fait également écho à l’utilisation par Breckwoldt et al. (2022a) de la notion d’« ecological and cultural keystone places » pour souligner l’importance du rôle des passes récifales (ouvertures et canaux dans les récifs barrières et frangeants ; photo 2).

• 11 L’analyse de ces représentations chez les écoliers du Vanuatu est encore en cours.

En Océanie, ces espèces et ces lieux qui jouent un rôle écologique et culturel majeur s’inscrivent dans un continuum terre-mer, auquel il est fait référence par des termes vernaculaires dérivés du terme (reconstruit) proto-malayo-polynésien *banua (Chave-Dartoen, 2016), tels que fenua, fanua, fonua, enua, whenua ou vanua (Veitayaki et al., 2018). L’équipe de socPacific a documenté les représentations qu’ont aujourd’hui les adultes autochtones des territoires terre-mer (ou mer-terre) – et les connaissances, valeurs et normes associées – à Fidji (Fache et Pauwels, 2020), en Nouvelle-Calédonie (Dégremont et Sabinot, 2020) et au Vanuatu (Pascht, 2022). Fache et al. (2022b) ont souligné que ce continuum terre-mer est aussi une évidence pour les enfants de Fidji et de Nouvelle-Calédonie11, qui considèrent que la mer et la terre sont inextricablement liées. Cette inséparabilité est également de plus en plus prise en compte dans la gestion des pêcheries par le biais d’approches dites « ridge-to-reef » (Fache et Pauwels, 2022).

• 12 Ici, le terme « libéralisme » n’est pas entendu en lien avec la théorie économique, mais plutôt dan (...)

La deuxième thématique – Connexions et tensions entre pêche et conservation – était fondée sur l’appréhension de la pêche comme un « objet frontière », c’est-à-dire un objet qui vit dans, et construit des connexions entre, de multiples mondes sociaux et domaines de connaissances, formant ainsi une frontière partagée entre ceux-ci (Star et Griesemer, 1989 ; Star, 2010 ; Mollinga, 2010 ; Mawyer, 2021). socPacific a exploré dans quelle mesure ces multiples mondes et savoirs organisent et mettent en œuvre l’objectif d’intégration qui tend à se généraliser dans le domaine de la gestion des océans et des littoraux (Riera, 2022). Ce concept d’intégration vise à (re)connecter différentes échelles (par exemple, politiques globales, régionales, nationales et locales), différents espaces (par exemple, la terre et la mer, le littoral et le large), différentes temporalités (par exemple, usages actuels et besoins des générations futures) et/ou différents acteurs (par exemple, acteurs étatiques et non étatiques ; Fache et al., 2022c). Cependant, différentes visions et approches de l’intégration coexistent en Océanie, en particulier : une intégration ancrée dans l’idéologie néolibérale et mettant l’accent sur la flexibilité, versus une intégration articulée à des formes régionalistes de libéralisme12 politico-culturel et mettant l’accent sur le pluralisme (Riera, 2022).

• 13 Grabbing en anglais ; c’est-à-dire appropriation de l’accès, de l’usage ou du contrôle relatif à l’ (...)
• 14 Commoning en anglais ; un terme qui souligne la dimension processuelle des pratiques et des politiq (...)

Afin d’aborder la troisième thématique – Programmes de planification spatiale marine en cours de développement – il a d’abord été nécessaire : (1) de comprendre le paysage politique existant (et persistant) autour de la gestion régionale des pêcheries (Karcher et al., 2020) ; et (2) d’analyser la ruée vers l’espace et les ressources qui s’est déployée dans l’océan Pacifique au cours des dernières décennies (Fache et al., 2021). D’une part, ces travaux ont confirmé que les pêcheries thonières ont et nécessitent une arène politique solide (avec des mesures contraignantes visant à réguler les intérêts multiples et puissants de cette ressource précieuse), tout en suggérant que l’établissement de mesures contraignantes dans les zones côtières pourrait n’être ni facilement réalisable ni considéré comme bénéfique par les autorités nationales. D’autre part, la recherche a montré que l’intérêt croissant pour, et la ruée vers, l’espace et les ressources (impliquant les pays et territoires du Pacifique insulaire ainsi que des puissances extérieures) révèlent trois motivations interdépendantes : l’exploitation des ressources marines (en particulier le poisson, le pétrole et les minerais des grands fonds) ; la protection de la biodiversité marine (en particulier via des aires protégées) ; et le contrôle ou l’expression de revendications de souveraineté sur les espaces marins. Plus qu’un simple processus d’accaparement des océans, cette ruée incarne plutôt un processus de frontière fondé sur une dialectique entre dynamiques d’accaparement13 et de mise en commun14. Ces tendances ont reconfiguré l’océan Pacifique de manières diverses et encore largement imprévisibles, notamment par la création et la mise en œuvre de grandes aires marines protégées (Dégremont, 2022).

• 15 https://www.province-sud.nc/espace-thematique/dispositif-risque-requin

Enfin, socPacific s’est interrogé sur les contours de la Planification spatiale marine « en train de se faire » en Océanie, en accordant une attention particulière au rôle des êtres non humains dans le façonnement de ces programmes et/ou dans la résistance à ces derniers. Dans deux études de cas, portant respectivement sur la gestion du « risque requin »15 en Nouvelle-Calédonie et sur l’écotourisme autour des requins à Fidji, Kon Kam King et Riera (2022) ont affirmé que les requins sont intégrés de manière croissante dans la Planification spatiale marine, ce qui illustre le développement d’une « Planification spatiale marine plus qu’humaine ». La « juste place » des requins et des humains en mer est ainsi négociée, définie et appliquée de manière divergente dans ces deux cas, face à une résistance à la fois humaine et non humaine.

• 16 Voir tableau 2 dans Breckwoldt et al., 2022b.

En termes de nouvelles perspectives, nous avons identifié une lacune des recherches relatives à l’Océanie, nécessitant une attention urgente : à ce jour, peu de travaux (mais voir Johannes et Hviding, 2000 ; Aswani et Hamilton, 2004) ont produit et diffusé des connaissances sur l’importance socio-écologique à multiples facettes des passes récifales (ouvertures et canaux dans les récifs barrières et frangeants), qui devraient pourtant être au cœur des activités de conservation de la biodiversité. Des interprétations visuelles d’images satellites basées sur le sig ont permis à Breckwoldt et al. (2022b) d’identifier 113 passes récifales dans un échantillon de neuf îles du Pacifique Sud, et de décrire trois types de passes récifales. Étape importante vers le développement d’une compréhension commune des valeurs et rôles de ces lieux, cette typologie est maintenant à affiner en utilisant un ensemble de paramètres et de critères supplémentaires16. Nos futures pistes de recherche concernant les passes récifales incluent également une étude transdisciplinaire de ces « ecological and cultural keystone places ».