- 1 Diffusion : en France, sur TF1, France Télévision (en replay gratuit au moins jusqu’au 1er octobre) (...)
Tous les quatre ans, à l’occasion de la Coupe du monde de rugby, qui se déroulera cette année en France du 8 septembre au 28 octobre 2023, on redécouvre à l’écran1 et dans les stades les magnifiques joueurs du Pacifique. Ce sont les joueurs les plus talentueux et spectaculaires de la compétition. La plus grande star internationale du rugby est un Océanien : le All Black Jonah Lomu, né en Nouvelle-Zélande de parents tongiens. Cet ailier surpuissant et ultra rapide traversait toutes les défenses adverses. Il est mort en 2015 à l’âge de 40 ans.
Document 1. – Affiche du film Oceans Apart de A. Haudiquet et C. Drummond (2020)

Ces joueurs océaniens, pour la plupart polynésiens, sont de plus en plus nombreux dans le rugby international. En 1987, lors de la finale de la première Coupe du monde, à Auckland (gagnée contre la France), un seul All Black avait une origine insulaire non Maori, le légendaire sir Michael Jones, né en Nouvelle-Zélande, dont la mère était samoane. En 2015, 19 joueurs océaniens ont joué la finale remportée par la Nouvelle-Zélande contre l’Australie : 11 All Blacks et 8 Wallabies. Lors de la Coupe du monde 2019, 42 joueurs océaniens ont représenté d’autres nations que celles où ils sont nés ou dont leur famille est originaire.
Cette année, vingt nations vont participer aux phases finales de la Coupe du monde. À l’heure où cet article est rédigé, en mai 2023, les sélections nationales n’ont pas été finalisées. Mais il est vraisemblable que douze équipes comprendront au moins un joueur océanien. Six représentent des nations et territoires du Pacifique : outre Fidji, Tonga et Samoa, dont les sélections sont entièrement composées de joueurs océaniens, la France (un joueur né en Nouvelle-Zélande d’origine samoane et quatre Wallisiens), la Nouvelle-Zélande-Aotearoa (quatre Maori, neuf joueurs dont les parents sont nés à Samoa, trois à Tonga, un à Fidji) et l’Australie (une douzaine de joueurs d’origine tongienne, samoane et fidjienne). Les six autres sont l’Angleterre, l’Irlande, le Pays de Galles, l’Écosse, l’Italie et le Japon (six joueurs originaires de Tonga). Au total, 20 à 25 % des joueurs qui vont participer à la Coupe du monde 2023 sont océaniens.
Le plus étonnant, pour les spectateurs non familiers de la région, c’est que ces joueurs représentent des populations et des nations minuscules du Pacifique insulaire. Fidji, Samoa et Tonga rassemblent au total environ 1 300 000 d’habitants. Ces trois nations comptent par ailleurs d’importantes diaspora en Nouvelle-Zélande et en Australie. Wallis et Futuna, collectivité d’Outre-mer française du Pacifique compte 11 000 habitants sur l’archipel et 22 000 en Nouvelle-Calédonie-Kanaky. Alors que 825 000 Maori habitent en Nouvelle-Zélande, 150 000 sont installés dans d’autres pays, majoritairement en Australie.
La plupart des rugbymen océaniens qui jouent pour la Nouvelle-Zélande et l’Australie sont issus de l’émigration qui a conduit d’importantes populations des archipels vers ces deux pays. En Europe et au Japon, les rugbymen océaniens sont des « expatriés » contractés par les clubs professionnels, qui, après une période de résidence obligatoire dans les pays d’accueil (cinq ans consécutifs ou dix ans non consécutifs) s_o_n_t_ _i_n_t_ég_r_és_ _a_u_x_ _éq_u_i_p_e_s_ _n_a_t_i_o_n_a_l_e_s_ _p_a_r_ _l_e_s_ _f_éd_ér_a_t_i_o_n_s_ _s_p_o_r_t_i_v_e_s_ _e_t_,_ _d_a_n_s_ _l_a_ _p_l_u_p_a_r_t_ _d_e_s_ _c_a_s_,_ _n_a_t_u_r_a_l_i_s_és_ _p_a_r_ _l_e_ _p_a_y_s_ _d_’a_c_c_u_e_i_l_. C’est au niveau des clubs professionnels que le nombre de ces « expatriés » du rugby océanien a le plus progressé. Fidji, Samoa et Tonga fournissent plus d’un quart des professionnels employés par les clubs et les franchises de l’hémisphère sud (Australie et Nouvelle-Zélande) et de l’hémisphère nord (France, Grande-Bretagne, Irlande, Italie, Japon). Le minuscule royaume de Tonga (105 000 habitants) est la nation qui fournit le plus de rugbymen professionnels par habitant au monde.
Cette progression du nombre de joueurs océaniens dans ( ?) les grands pays du rugby est due à un double phénomène : la professionnalisation du rugby qui a eu lieu en 1995 et les importantes vagues migratoires des Océaniens insulaires vers les pays riches du Pacifique, entraînant l’accroissement de ces populations dans ces nations.
Derrière la réussite incontestable au niveau sportif du rugby océanien, il y a des réalités plus sombres, liées au contexte économique, politique et culturel des micros archipels du Pacifique et aux déséquilibres provoqués par la richesse et le pouvoir des grandes nations qui dominent le sport. Ces questions sont au cœur du documentaire Oceans apart : avidité, trahison et rugby du Pacifique de Axel Haudiquet et Callum Drummond. Le réalisateur français Axel Haudiquet a commencé à travailler avec l’équipe de Samoa lors des matchs de qualification pour la Coupe du monde 2019. Il a rejoint ensuite Dan Leo, ancien rugbyman samoan, et Callum Drummond, documentariste anglais, qui préparaient un film sur les problèmes du rugby dans le Pacifique. Daniel Leo, qui sert de guide dans le film, est né en 1982 en Nouvelle-Zélande ; son père est Samoan. C’est un perpétuel exilé. À 18 ans, il s’est installé en Australie puis s’est expatrié en Europe. Il a joué dans des clubs professionnels à Londres et en France (Bordeaux-Bègles, Perpignan). Aujourd’hui, il a rejoint le staff des Queensland Reds en Australie. Il a porté 39 fois le maillot bleu de la sélection nationale de Samoa, et a participé à deux Coupes du Monde. Dan Leo est l’un des fondateurs et le directeur de Pacific Rugby Players Welfare (prpw), le syndicat qui regroupe 800 joueurs océaniens.
Le film Oceans apart est le fruit de cette collaboration. Il explore le côté sombre du rugby dans deux archipels du Pacifique, Samoa et Fidji. Des joueurs et anciens joueurs dénoncent l’exploitation de l’immense talent des rugbymen océaniens aussi bien par leurs propres dirigeants que par les grandes nations du rugby, et l’incapacité de l’organisme international qui administre le sport, World Rugby, à rendre justice à ces joueurs. À la veille de la Coupe du monde de rugby 2023, le réalisateur français revient sur le tournage du film et sur les enjeux du Mondial pour les professionnels océaniens.
Comment s’est passé le tournage ?
Je voulais raconter des histoires humaines plus que de rugby. On voulait parler d'esclavage moderne, d’exil et de famille. Au début, je ne me sentais pas crédible. J’ai dit à Dan (Leo), « je ne connais pas bien le rugby, je ne connais pas le Pacifique, mais je sais faire des films ». Dan m’a dit « et bien moi, je ne sais pas faire de film mais je connais bien le rugby et le Pacifique, alors, travaillons ensemble ! ». Mon problème de légitimité a disparu instantanément. Dan, né en Nouvelle-Zélande, a choisi Samoa quand il était enfant. Il est fils d’émigré, son père est chef de village samoan, sa culture samoane est très présente. C’était Samoa ou rien.
J’ai passé trois fois une semaine avec l’équipe Manu Samoa. J’ai des relations très fortes avec eux. Ils m’appellent frère, uso, en langue samoane. À partir du moment où ils t’appellent uso, tu restes uso, tu ne peux pas casser la confiance. Ce n’est pas acquis, c’est quelque chose qu’on te donne, c’est un peu un titre.
Quand on est invité à une présentation de maillots de Samoa, c’est très fort. C’est là qu’on ressent toute la fierté et l’importance de porter ce maillot des « Manu ».
J’ai assisté à une cérémonie d’introduction des nouveaux joueurs. Ils forment une haie d’honneur et le nouveau reçoit des claques dans le dos, il se fait déchirer son t-shirt. Il doit s’allonger au pied de ses coéquipiers qui marchent sur son dos. C’est une coutume samoane, pendant les mariages, l’homme fait ça pour montrer son respect envers la famille de la mariée. Ils piétinent le jeune joueur en lui disant « tu te soumets aux autres », puis ils le relèvent et ils le prennent dans leurs bras. J’ai eu le droit à ça.
Comment expliquer les succès transcontinentaux des joueurs océaniens ?
Il y a deux raisons principales. La première, c’est leur physique. Ce sont des forces de la nature. Je fais 1,95 m, je me sens grand partout où je vais dans le monde. À Fidji, je suis noyé dans la masse, sauf qu’ils sont deux fois plus larges que moi. De nombreux Océaniens sont grands, musclés, forts, très athlétiques. Leurs performances ne demandent qu’à être développées au niveau du rugby. La deuxième raison est économique, ce sont des joueurs qui ne sont pas chers et potentiellement très bons.
Pourquoi ces joueurs s’expatrient-ils ?
Ces archipels sont pauvres. Beaucoup de familles ne vivent que de la pêche et de leurs jardins. Le revenu complémentaire, c’est souvent l’enfant expatrié qui envoie un peu d’argent tous les mois à sa famille. Cela représente une proportion importante du pib. Pour Tonga, c’est 40 % du pib. Samoa 20 % et Fidji, 16 %. Le rugby représente une part non négligeable de ces apports financiers mais difficile à évaluer. Les joueurs sont recrutés très jeunes. L’Australie et la Nouvelle-Zélande envoient des scouts, des recruteurs, dans les archipels. Ils proposent des contrats à des joueurs de 13 ans, 15 ans, parfois 11 ans. On leur promet des bourses d’études, un passeport, des salaires conséquents. Cela leur permet d’aider leurs familles.
L’aspect sportif compte-t-il aussi ? Les titres ? Les victoires ?
Les titres, c’est pour les joueurs qui cherchent à rejoindre les équipes nationales d’Australie et de Nouvelle Zélande et les gros clubs professionnels. Les joueurs de l’équipe nationale de Samoa, quand ils sont en camp d’entraînement, l’idée de gagner, elle est secondaire. Leur motivation, c’est de faire partie d’une très grande famille, la fierté nationale, jouer pour leur pays, qu’ils gagnent ou qu’ils perdent. Ils se sont créés un univers. Ils sont très forts au niveau culture quand ils sont ensemble, on a l’impression d’être à Samoa idéalisé. Ils font la cérémonie du kava et chantent ensemble tous les soirs, ce qu’on ne voit pas quand on visite Samoa. Ce qui compte, c’est de souder le groupe, se retrouver ensemble, entre « frères », et s’imprégner de leur culture parfois à l’autre bout du monde. Entre eux, ils s’appellent uso, et ont des liens presque fraternels.
Quand je les vois séparément, l’idée de gagner oui, elle est là, le joueur ne joue pas pour son pays, c’est pour gagner, c’est son boulot. Mais jouer pour son pays, c’est un honneur, c’est une passion. Quand ils gagnent, il y a de la joie en plus, de la fierté. Mais simplement le fait de revêtir le maillot, la fierté elle est là, c’est leur victoire à eux, ils jouent pour leur famille, pour leur village. J’ai vu des joueurs expérimentés pleurer chaque fois qu’ils reçoivent le maillot.
Ils sont très religieux ? Comment les joueurs vivent-ils l’exil ?
La religion est très présente dans les îles. La prière, dans le camp de Samoa, c’est tous les soirs, ça dure une heure, avec des chants différents. Pendant les matches, ils portent au poignet des versets de la Bible, le nom de leurs enfants, tatoués sur les bras, souvent papa, maman, Dieu, ceux pour qui ils jouent. Ils ont le mal du pays, tous. Le Pacifique leur manque, South Auckland et les îles. Quand un parent décède, il arrive que les clubs ne leur donnent pas l’autorisation d’aller à l’enterrement. Ils ont peur que leurs joueurs ne reviennent pas.
Comment se fait pour les joueurs le choix entre Samoa et une équipe étrangère ?
Jouer pour les All Blacks ou l’Australie, surtout quand on la double nationalité, c’est pour beaucoup une opportunité. On sait que la fédération étrangère n’appellera qu’une seule fois. Manu Tuilagi a choisi l’Angleterre alors que tous ses frères ont joué pour Samoa. Manu a accepté la proposition anglaise après concertation avec ses frères. À cette époque, les joueurs de l’équipe nationale de Samoa n’étaient jamais payés. Les frères de Manu lui ont dit « oui, ça fait dix ans que tu vis en Angleterre, vas-y ».
En Angleterre, Manu savait qu’il bénéficierait d’un bon suivi médical. Les salaires et les primes sont beaucoup plus importantes que quand on joue pour des petits pays. Les frères Tuilagi avaient des gros contrats, mais ils ont voulu être sûr que le petit dernier ait ce qu’il faut parce que l’aspect pécunier est toujours présent quand on choisit une grosse équipe. Bien sûr, il y a aussi l’honneur. Quand on est sportif de haut niveau, on veut jouer au plus haut. Il y a toujours l’idée de donner le meilleur de soi-même et de faire partie des meilleurs. Quand on leur donne le choix entre jouer pour l’équipe classée douzième ou quinzième mondiale et l’équipe légendaire classée première, beaucoup choisissent les All Blacks.
La fierté culturelle et identitaire de jouer pour les All Blacks est très forte chez les joueurs océaniens.
Oui. La communauté expatriée en Nouvelle-Zélande est énorme. Il y a plus de Samoans qui vivent hors de Samoa qu’à Samoa. South Auckland, c’est un quartier samoan et un peu fidjien. Faire partie des Blacks, cette équipe mythique, c’est un honneur.
Dans votre film, vous dénoncez de graves dysfonctionnements à Fidji et Samoa.
Ils sont liés aux conditions économiques de ces pays qui sont très pauvres. Le rugby est le sport national, qui apporte des ressources économiques au pays, et du prestige et du pouvoir à leurs élites.
Vous soulignez que les sélections nationales de Fidji, Samoa et Tonga, en tournée, ont souvent de graves problèmes d’argent.
Oui, les joueurs sont très peu payés, et il arrive qu’ils ne soient pas payés du tout. Ou bien, ils n’ont pas de budget pour les hôtels et les restaurants. Les joueurs de Samoa ont si peu d’argent qu’ils ont créé des comités. Ils sont très hiérarchisés. Un joueur s’occupe du ménage, un prépare la salle. Ils se font à manger. Le dernier arrivé ne fait rien, il apprend, celui qui est arrivé avant s’occupe des maillots. Un joueur conduit les prières.
Vous montrez les mécanismes de l’ingérence politique au sein des fédérations à Fidji et à Samoa
Comme les fédérations locales n’ont pas d’argent, les gouvernements leur fournissent des subventions, et en prennent directement le contrôle. Fidji, ce n’est pas une démocratie. Il y a eu un coup d’état militaire (en décembre 2006). Frank Bainimarama est resté au pouvoir pendant 24 ans. Il a dirigé la fédération de rugby de Fidji (fru) à partir de 2014 et a été réélu en 2019 sans opposition. Il a perdu les élections législatives en 2022 et a été écarté des instances dirigeantes de la fru. Mais Bainimarama est encore très présent dans la politique du pays et dans la gouvernance de la fru. Il a laissé des personnes au pouvoir derrière lui.
Bainimarama a été remplacé à la présidence de la fru de 2015 à 2020 par Francis Kean, qui est son beau-frère. C’est un militaire, lui aussi, qui avait fait de la prison pour homicide involontaire. Le plus incroyable, c’est que Kean a été nommé en avril 2020 au Conseil de World Rugby. Il en a été exclu en août 2020.
Et à Samoa ?
Il y a les mêmes problèmes de management. Faillite financière, incompétence, ingérence politique, copinage, corruption. Détournement d’argent. Le président de la fédération de Samoa (Lakapi Samoa) c’est l’ancien premier ministre qui vient d’être remplacé, il refusait de quitter son poste, il s’est enfermé dans les locaux du gouvernement. Il est toujours en place à la fédération, il prend toutes les décisions, il micro-manage tout. Il y a un petit groupe de trois ou quatre personnes qui décident de tout. Ils ont un niveau de vie très confortable.
Vous soulignez aussi le poids de la tradition clanique.
Le système de clans de Samoa est de type « féodal ». Il y a des titres de chef, et en fonction du titre, on a accès à certains rôles politiques. Ce sont les personnes très impliquées dans la politique qui se retrouvent à prendre des décisions dans tout ce qui a de l’importance pour l’île, dont le rugby. Ils ne sont pas élus, ni choisis pour leur compétence, ils viennent prendre ce qu’ils estiment être leurs places. Ils disent « moi je suis chef, vous êtes tous d’un niveau inférieur à moi, cette place, je la veux et je la prends ».
Même au sein d’une fratrie, il y a une hiérarchie. Quand on a voulu interviewer Manu Tuilagi, on savait qu’il allait dire « oui », mais on a dû appeler le frère ainé à Samoa, qui nous a dit « O.K, appelez mon frère Henry à Perpignan, etc. ». On a pris le café avec un frère, mangé avec un autre, on leur a expliqué ce qu’on allait faire, ça a pris des semaines, on a fait l’interview en dix minutes.
Le système marche comme ça, il faut respecter les traditions.
Vous parlez de détournement de fonds.
Oui, je l’ai vu moi-même. Ces problèmes sont connus et ils existent encore. Pour boucler leur budget en tournée, les équipes nationales collectent de l’argent auprès du public dans les îles et les communautés de la diaspora. Une bonne partie de cet argent disparaît. On nous dit que la page est tournée, mais les détournements d’argent restent omniprésents.
Tonga, c’est différent ?
Tonga, je connais moins, je n’y suis pas allé. Dans nos recherches, nous avons moins vu de problèmes de corruption et de détournement d’argent. Mais on avait moins de sources. C’est un pays plus pauvre encore. On sait que les joueurs sont mal payés, mais on ne sait pas si c’est juste parce que la fédération a très peu d’argent.
Vous ne parlez pas de l’équipe de France et de ses joueurs wallisiens
On a cherché à interviewer des joueurs wallisiens, on a eu un refus de toutes les autorités du rugby français. Wallis et Futuna sont une collectivité française, mais certains problèmes sont les mêmes qu’à Fidji ou Samoa. Wallis est très pauvre. Il y a très peu de débouchés professionnels. Partir pour aider sa famille, c’est primordial. L’armée recrute, les clubs professionnels de sport recrutent. À Wallis, il y a une hiérarchie de clans. En fonction de la famille où l’on naît, sa position dans la société est décidée à l’avance. La seule porte de sortie professionnelle, c’est d’aller en métropole où les règles sont différentes. Les Wallisiens envoient de l’argent à leurs familles, en sachant qu’elles devront en verser une partie aux chefs de village ou aux personnes « supérieures ». Mais Wallis et Futuna, ça fait partie de la France, c’est un peu différent. On ne vient pas piller un pays pauvre de ses ressources, on vient exploiter des talents dans des territoires français aux quels on n’avait pas réfléchi avant.
- 2 Le rugby à sept est une variante du XV ; les deux équipes comprennent sept joueurs ; les matchs dur (...)
En rugby à sept2, administré au niveau international par World Rugby, Fidji est la meilleure équipe du monde, trois fois championne du monde et deux fois championne olympique
Le rugby à sept est un sport bien organisé. Si Fidji arrivait à avoir un management stable, c’est la nation qui a le plus de chance de progresser en XV.
Parlons maintenant des problèmes liés à la place des archipels dans l’économie mondiale du rugby. Dans le film, certains intervenants parlent de colonialisme. C’est ressenti comme ça par les joueurs ?
Oui. On nous l’a dit souvent hors caméra. Pour toute la partie haut niveau du sport, ce n’est pas ça. Les joueurs, on leur donne une opportunité, ils font leur choix, ils reçoivent des salaires vraiment acceptables de rugbyman lorsqu’ils arrivent à faire des carrières dans les pays les plus riches du rugby, ce n’est pas de l’esclavage moderne. Le colonialisme, l’exploitation de l’homme, c’est ces très jeunes joueurs à qui les clubs proposent des contrats professionnels en dehors de leurs pays de naissance. Pour jouer au Japon, les joueurs doivent s’engager à donner l’exclusivité à la sélection japonaise, ils n’ont plus le droit de retourner jouer pour Tonga. C’est une forme d’esclavage moderne, des ressources qui sont pillées.
Les joueurs utilisent le mot de colonialisme ?
C’est sous-entendu. On ne va pas dire colonialisme, on va dire la présence de l’homme blanc, ou, à Samoa, du Palagi. Palalgi, ça veut dire « l’homme qui vient du ciel », c’est l’équivalent de Pakeha en Nouvelle-Zélande. Les joueurs savent qu’ils ont une carrière à jouer et le rugby, ça reste très vieille école, ils font attention à ce qu’ils disent.
Vous questionnez l’attitude de World Rugby (w.r) sur plusieurs points : l’éligibilité, le partage des recettes, la gouvernance.
Le règlement concernant l’éligibilité mis en place par w.r en 2000, c’est « un pays, une équipe » : une seule sélection nationale pour toute la vie, interdiction de jouer pour une deuxième nation si on a porté le maillot d’une autre même, pour un seul match. Les Océaniens veulent un assouplissement de la règle pour pouvoir jouer dans leurs pays d’origine après avoir été sélectionné dans une autre équipe nationale. Nous estimons que c’est un droit universel. Toute personne a le droit de travailler où elle le veut en fonction de ses passeports. Ce droit n’est pas respecté dans le rugby.
On voulait faire changer ça. On nous a entendus, à notre grande surprise. Le règlement concernant l’éligibilité a été changé par w.r. Depuis 2023, un joueur qui n’a pas joué pour son équipe nationale depuis trois ans peut désormais être sélectionné par une deuxième nation. Jouer pour les All Blacks puis pour Tonga. Ça ne coûte rien, ça ne lèse personne. C’est une bonne décision de w.r.
Mais les transferts peuvent se faire dans les deux sens ?
Ça ne nous pose pas de problème. Si un joueur veut passer de Samoa aux All Blacks ou à l’Australie, ou ailleurs, c’est son choix. Dans l’autre sens, les joueurs qui ont joué pour les All Blacks ou un autre pays reviennent vers les îles avec leur expérience. Ils ne font pas ça pour l’argent. Ils font ça pour la fierté de porter le maillot.
Actuellement, lors des matchs internationaux, le pays qui reçoit touche 100 % des recettes des stades. Or, les tournées des grandes nations dans les îles sont extrêmement rares. Vous demandez une répartition plus équitable des primes de match.
Oui, au minimum 5 % des recettes en tournée. Ça n’a pas avancé. Dans le film, Brett Gosper, l’ancien président de World Rugby, dit que ces négociations doivent se faire entre les fédérations nationales, ça ne concerne pas w.r.
- 3 Les nations adhérentes à World Rugby sont divisées en trois « tiers » (trois niveaux) selon des cri (...)
Vous souhaitez modifier la gouvernance de World Rugby. Vous soulignez dans le film que les dix nations du « tiers 1 » (dont la France) dominent largement le conseil exécutif de w.r. avec chacune 3 voix, soit 30 voix sur 51. Les dix nations du « tiers 2 » (dont Fidji, Samoa et Tonga) ont une voix chacune (deux pour le Japon) et les 140 autres fédérations sont représentées par des blocs continentaux disposant chacun d’une voix (Amérique du nord) ou deux (les autres continents). Vous voulez une répartition égalitaire : une fédération nationale, une voix3.
On revient à un fonctionnement « féodal ». Cent quarante pays se partagent 20 % des voix. Ce sont les petits pays du rugby. Mais de quel droit peuvent-ils dire, « nous sommes les plus vieilles nations du rugby, on doit avoir plus de pouvoir » ? w.r se dit démocratique mais ne respecte pas la base de la démocratie. Nous savons que la répartition des voix sur une base égalitaire bousculerait la dynamique de w.r et gênerait certains pendant un moment, mais ça ouvrirait le rugby à d’autres. Les fédérations nationales font des choix qui ne concernent qu’elles-mêmes et pas le sport en général. Leurs décisions ne concernent pas les athlètes, ni le calendrier qui met énormément de pression sur les joueurs, elles ne bénéficient qu’à un petit nombre. w.r n’évoluera pas tant que ça reste un petit club privé. Ils ne sont pas ouverts à la mixité du rugby. S’ils veulent rester entre eux, qu’on ne fasse pas des coupes du monde. Qu’on fasse des coupes des douze grandes nations.
- 4 Dans l'hémisphère Sud, les fédérations nationales locales ont organisé des tournois professionnels (...)
Vous avez fait votre film avant la mise en place des nouvelles franchises professionnelles océaniennes du Super Rugby dans l’hémisphère sud, Moana Pasifika, basé à Auckland et Fijian Drua, basé à Fidji et en Australie4. Ces équipes, ça va dans le bon sens ?
Oui, totalement. Dans les deux équipes, il y a des joueurs possédant la double nationalité, fidjienne, samoane ou tongienne et australienne ou néo-zélandaise. Ils sont tous sectionnables par Fidji, Samoa et Tonga. Il faut que ce soit bien géré, et il faut de la pérennité, qu’on ne leur dise pas : « dans deux ans, c’est fini ».
Ce sont des franchises privées qui reçoivent des subventions importantes de World Rugby, Moana Pasifika de la fédération néo-zélandaise et Fijian Drua du gouvernement australien.
Les subventions de Moana Pasifika par w.r sont prévues pour deux ans, après quoi la franchise est censée être autofinancée. w.r fait aussi des choses bien.
Mais il reste des difficultés. Des équipes australiennes sont allées jouer des matchs à Samoa. Les hôtels, les stades, ne sont pas au niveau, ils n’étaient pas prêts pour le tourisme. Le côté positif, c’est que ça permet aux joueurs d’être employés par un club local de haut niveau. Dans les divisons inférieures, ils n’avaient pas toujours le bon suivi médical, le bon coaching. Ces franchises leur permettent de monter d’un cran. Ça permet aussi aux joueurs expatriés en Europe ou au Japon de revenir dans le Pacifique sud et d’être plus proches des îles et de leurs familles.
Qui va gagner la Coupe du monde ?
Mon cœur est avec Samoa, j’ai envie de les voir faire un peu mieux. Je soutiens mes potes. Mais je ne vois pas dans les vingt prochaines années, Samoa, Fidji, ou Tonga, gagner une Coupe du monde. Mais ils seront là, sur le terrain. Ils n’ont rien à perdre. C’est David contre Goliath et au rugby, le renversement, c’est possible. Tonga a battu la France en 2011.
La France, avec ses Polynésiens, peut-elle être championne du monde ?