1Ce numéro double du Journal de la Société des Océanistes (n°158/159, 2024) est consacré à une thématique centrale du Pacifique contemporain, celle des souverainetés autochtones. Les articles du dossier « Souverainetés autochtones. À travers lʼOcéanie, au-delà de l’État », coordonné par Diego Muñoz et Philipp Schorch, explorent les manières singulières dont différents peuples et États océaniens ont investi la question de la souveraineté pour déployer des définitions, des formes, des pratiques, des stratégies qui leur sont propres, que cela soit au niveau institutionnel, géopolitique, artistique, économique, à l’échelle locale, régionale et transnationale. Ce thème résonne intensément avec l’actualité récente de Kanaky-Nouvelle-
Calédonie, qui a vu la mise en suspend du lent processus de décolonisation engagé il y a bientôt quarante ans.

2Au regard de ce contexte politique, nous encourageons ici nos lecteurs et lectrices à se souvenir que la temporalité de l’édition scientifique est beaucoup plus étirée que celle de l’actualité. Ainsi, les articles publiés dans ce dossier ont été rédigés pour la plupart plus d’un an avant cette crise. Plusieurs auteurs et autrices, notamment ceux qui écrivent sur la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, et/ou depuis cet archipel, ont retravaillé leurs contributions au milieu de l’année 2024, dans les conditions insurrectionnelles que l’on connaît. Nous leur exprimons ici toute notre admiration et notre reconnaissance.

3On ne peut qu’imaginer la difficulté de l’exercice d’écriture dans cette situation, et qu’effleurer les cascades de questions qu’il soulève. Comment se plier à l’exercice de « détachement analytique » canoniquement imposé par une certaine tradition scientifique, lorsque les conflits que soulèvent nos objets d’étude peuvent devenir des sources d’embrasements sociaux et mettre en danger les auteurs et autrices eux-mêmes, leurs contacts sur le terrain ou leurs proches ? Comment, mais aussi pourquoi, les auteurs et les autrices se plieraient-ils à cet exercice de détachement, lorsqu’au fond le dessein même de l’histoire, de l’anthropologie et de la recherche en général est d’éclairer la lecture de ces conflits et combats ? Quel ton adopter lorsque la reconnaissance d’un peuple, la réconciliation et la coexistence pacifique de ses membres, sont brutalement remis en question ?

4Face à ces questions, les auteurs, autrices, éditeurs et éditrices peuvent être tentés de céder entièrement à la peur de s’exprimer à contre-temps, et ainsi renoncer à écrire, ou à publier. Il nous semble pourtant que ce serait une erreur, car le regard scientifique est d’autant plus important dans les contextes où la prise de parole constitue un risque, et où la mésinformation médiatique domine.

5C’est dans cet esprit que nous livrons aux lecteurs et lectrices du Journal les textes de ce numéro, accompagnés de tous nos remerciements pour leur attention et leur investissement intellectuel.