C’est le 1er décembre 2023 à Matā’utu (‘Uvea/Wallis) qu’a eu lieu l’inauguration de la toute première galerie d’art de l’île, Faiva Filio’i (« Mosaïque d’art »), à l’initiative de Rébecca Kulimoetoke (photo 1), artiste-peintre et professeure d’arts plastiques au collège de Lano.
Photo 1. – Portrait de l’artiste
(cliché Rébecca Kulimoetoke)
Le thème choisi pour ce vernissage inaugural (photo 2) était le « Bleu » qui se reflète dans la trentaine de toiles exposées ce jour-là. En effet, quoi de plus naturel que de mettre en valeur cette couleur omniprésente qui fait la beauté naturelle de l’île : du lagon turquoise au bleu sombre de l’océan en passant par les variantes ciel et nuit du firmament.
Photo 2. – Invitation au vernissage
(©R. Kulimoetoke)
Rébecca n’en est pas à sa première exposition et elle est aujourd’hui une artiste reconnue, tant au fenua (« pays » en faka’uvea) qu’à l’étranger.
Née en 1974 à Matā’utu, dans une famille d’artistes, elle est, dès son plus jeune âge, baignée dans différentes disciplines artistiques, notamment auprès de son oncle sculpteur, Soane Hoatau. Au cours de son adolescence, Rébecca travaille comme graphiste pour le premier magazine hebdomadaire local, Te Fenua, qui n’aura qu’une existence éphémère (1992-1993). À partir de 1994, elle contribue de manière régulière à la confection de timbres-poste (photo 3) pour le service des postes et télécommunications. La reproduction de ses œuvres originales et colorées sur timbres et cartes téléphoniques contribue aujourd’hui au rayonnement du territoire à l’étranger.
Photo 3. – Timbre-poste : Le roi Saufekai
(©R. Kulimoetoke)
Après l’obtention de son baccalauréat Lettres et Langues au lycée d’État de Matā’utu en 1993, elle s’oriente vers des études d’art qui la mèneront à Nouméa dans un premier temps, et à Saint-Étienne dans un second. Elle obtient une licence en Arts plastiques à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne (1999), suivie d’une Maîtrise (Master 1) dont le mémoire porte sur l’art contemporain māori. La même année, elle participe au 11e salon des artistes des outremers à Paris. En 2001, elle entame un diplôme d’études approfondies (dea, l’équivalent d’un Master 2) en sciences de l’art, pour lequel elle prépare un mémoire sur le thème : « Art de Tahiti, le mythe du paradis perdu ». Pour des raisons personnelles, elle doit cependant retourner au fenua avant la fin de ses recherches.
Rébecca Kulimoetoke revient de son séjour dans l’Hexagone avec une nouvelle vision de l’art et de la vie. Elle déclare dans une entrevue à la radio Wallis et Futuna la 1ère le 13 mars 2023 :
« La culture artistique n’y était pas la même et j’ai appris à la connaître et à en avoir une lecture différente. J’ai également pu être exposée à l’histoire de l’art et aux tendances artistiques des autres pays. [Ainsi,] pour mieux comprendre sa culture, il faut aller étudier et récupérer les outils qui vont nous permettent de l’analyser et la transmettre. » (Manufekai-Tulitau, 2023
En 2004, Rébecca intègre le collège de Lano, dans lequel elle enseigne, encore aujourd’hui, les arts plastiques. Elle obtient en 2010 son capes en arts plastiques.
Très impliquée dans la vie scolaire et sociale de son île, elle lance en 2004 un cours de dessin et de peinture adultes et enfants. Elle contribue à diverses expositions telles que celle du 50e anniversaire du statut du territoire (2011), où elle retrace certains éléments de l’histoire récente de son île à travers sa peinture. En 2014, elle monte une exposition itinérante dans les établissements scolaires, sur la poterie Lapita dans le cadre de l’objectif pédagogique « Amener l’art vers l’élève » soutenu par le vice-rectorat de Wallis et Futuna. Cette initiative permet alors aux élèves de l’île d’aller à la rencontre de l’œuvre dans leur environnement scolaire et aux enseignants et artistes locaux de collaborer à la mise en place d’espaces communs à multiples fonctions. À ‘Uvea, il n’existe pas d’instances culturelles ni de programmes d’éducation artistique à l’extérieur des établissements scolaires.
À partir de 2013, Rébecca est chargée de l’illustration des ouvrages pédagogiques et culturels de l’enseignement du premier et second degré pour la Direction de l’enseignement catholique. En tant que membre du groupe de travail pour la valorisation de la culture et des langues vernaculaires du vice-rectorat, elle se rend à Tonga pour relever les modèles d’enseignement de la langue et de la culture locales. Depuis une dizaine d’années, son projet pédagogique d’atelier artistique laisse libre cours à la créativité de ses élèves en leur proposant de s’exercer aux outils et aux techniques modernes telles que l’aquarelle et le fusain.
En 2014, Rébecca Kulimoetoke, alors correspondante pédagogique pour les Arts, la Culture et le Patrimoine dans le 1er et le 2nd degré du territoire, publie une remarquable brochure pédagogique sur le tapa, qui revient sur l’histoire, la fabrication et l’évolution de cette étoffe végétale, aussi bien à ‘Uvea et Futuna que dans toute l’Océanie. À ce titre, elle participe, avec plusieurs artisanes du territoire, au premier Festival du tapa qui a lieu du 10 au 23 novembre 2015 à Tahiti. À l’initiative de la Délégation de Wallis et Futuna en Polynésie française – en partenariat avec le musée de Tahiti - Te Fare Manaha et l’association Tapa du Pacifique – l’événement rassemble une douzaine de pays de la région autour d’une exposition consacrée aux tapa anciens intitulée « Tapa, lien culturel d’Océanie ». Celle-ci s’accompagne d’ateliers et d’un cycle de conférences à l’Université de la Polynésie française. En 2017, Rébecca collabore avec le musée du Vivant (AgroParis Tech) à Paris auquel elle fait don de 45 œuvres.
À partir de 2000, Rébecca Kulimoetoke explore des formes d’expression artistique combinant peinture, dessin, sculpture, gravure, avec différents matériaux et supports. Les participants aux concours annuels de danse individuelle de la fête nationale d’Uvea font alors appel à elle pour la confection de leurs costumes traditionnels. Elle remporte à plusieurs reprises le prix de la meilleure tenue de danse en utilisant des matériaux naturels. Sa signature (Rebh Ka) se retrouve aussi dans le prêt à porter, les affiches publicitaires et les campagnes de communication locales.
Elle explique sa démarche polyvalente par son besoin de créer pour comprendre et se libérer de la dichotomie qui oppose les savoir-faire autochtones et les formes artistiques modernes issues de l’Occident :
« Dans ma pratique, et afin de répondre à certaines interrogations, je continue le dessin et la peinture mais parallèlement, je sollicite par expérimentation toutes les techniques possibles que j’ajoute à mes recherches de matérialité afin d’enrichir ma palette graphique. Par exemple, j’associe les matériaux traditionnels aux éléments de la culture occidentale ou j’intervertis la nature des supports, outils et matériaux, les graphismes retravaillés avec le medium contemporain. » (Kulimoetoke, 2024)
Rébecca Kulimoetoke souhaite que « les arts traditionnels s’émancipent de leur bidimensionnalité tout en gardant leur originalité » (Kulimoetoke, 2024). Elle valorise un graphisme identitaire propre à son île dans un espace artistique océanien qu’elle estime surexploité :
« Face au dynamisme et à la prépondérance des artistes samoans, tahitiens ou māoris contemporains dans le Pacifique, je souhaite imposer une griffe propre à ‘Uvea et sortir notre population de l’austérité iconographique et de l’amnésie générale qui résultent de l’influence religieuse encore très présente sur notre société. » (Kulimoetoke, 2024)
En tant qu’Uvéenne, elle reconnait qu’au-delà de l’artisanat traditionnel qui continue d’être perpétué par quelques femmes, il est important de donner une place à l’expression individuelle. En effet, dans la culture locale, l’enfant apprend par imitation en se soumettant à ses parents et à des fins utilitaires alors qu’à l’école républicaine, il est appelé à donner son avis et à prendre des initiatives. Sa mission pédagogique est ici essentielle : consciente de la responsabilité qui lui incombe, elle aide, depuis plus de vingt ans, les jeunes de son île à mieux comprendre leur identité et la société dans laquelle ils vivent :
« Mon rôle est de les aider à comprendre leur culture, de leur transmettre les outils d’analyse et de les inspirer à toujours apprendre plus. » (Manufekai-Tulitau, 2023)
Du fait de sa formation approfondie en arts plastiques et de son expérience riche et variée de la pratique artistique, Rebecca Kulimoetoke questionne sa propre culture à travers de nouvelles lectures graphiques en vue d’une réappropriation contextualisée :
« Dans une société à tradition orale telle que celle d’Uvea, l’image est en effet un support indispensable à la transmission de l’histoire, des contes, songes, mythes et légendes. Elle permet aux jeunes de mieux comprendre le monde de leurs ancêtres. » (Lutui Tefuka, 2021)
Rébecca explique son approche en se référant à sa propre enfance (photo 4) :
« Le monde des créatures extraordinaires, des mythes et légendes de mon île était absent des ouvrages disponibles à l’école locale. Comment était Pasikaka, ou le fo’i Uga qui parlait à son ami et concurrent Kiu ? Et Taligafetoho, était-il aussi horrible que la description qu’en faisait ma grand-mère ? Cette frustration de ne point avoir d’image afin de faire vagabonder mon imagination a quelque part nourri un vieux rêve qui est celui de pouvoir offrir une interprétation du quotidien d’antan aujourd’hui oublié. » (Kulimoetoke, 2024)
Photo 4. – Jeu d’enfance dans le lagon d’Uvea
(©R. Kulimoetoke)
L’ouverture de la galerie Faiva Filio’i s’inscrit ainsi dans la continuité de son discours :
« Cette galerie, c’est pour m’exprimer, pour transmettre aux jeunes générations, qu’ils trouvent un lieu pour avoir des réponses aux légendes et aux histoires. » (Métivier, 2023)
Face aux discours qui appellent à maintenir un statu quo de la tradition, l’œuvre de Rébecca Kulimoetoke invite à ne pas craindre la modernité mais à faire corps avec elle, à la connaître, à l’adapter pour pouvoir mieux la maîtriser :
« Qu’il s’agisse des techniques ou des supports artistiques, l’essentiel est de les essayer, de les utiliser pour communiquer et célébrer la singularité de notre identité par rapport aux autres cultures du monde. » (Manufekai-Tulitau, 2023)
Engagée dans la protection du patrimoine d’Uvea et passionnée de nouvelles technologies, Rébecca Kulimoetoke se bat pour la valorisation et la transmission intergénérationnelle de sa culture. Le mot de transmission revient souvent dans son discours car, estime-t-elle, il est de la responsabilité de chaque ‘Uvéen, de chaque ‘Uvéenne, de comprendre son identité et de l’exprimer à sa façon en fonction de son talent (danse, peinture, tatouage, chant, écriture, etc.) afin d’en transmettre les clés aux générations futures :
« Les formes artistiques peuvent changer et évoluer mais il faut préserver l’âme de notre culture (taupau te laumāliē o te aga’ifenua). L’art est très important, même si les artistes sont souvent perçus à ‘Uvea et ailleurs comme des clowns car ils se rient de tout. Ils ont un rôle à jouer car ils parlent avec leur cœur et peuvent ainsi transmettre la véritable nature, l’âme d’un peuple. Une société sans art est une société sans âme. » (Manufekai-Tulitau, 2023)
Rébecca Kulimoetoke garde de son séjour en Europe une profonde admiration pour certains artistes de l’après-guerre ou de la période contemporaine :
« J’ai toujours eu un faible pour les avant-gardistes qui avaient une nouvelle vision à offrir au monde et pour les artistes engagés à dénoncer ou à défendre une cause à travers leur expression artistique. Je pense à Ai Weiwei, Pablo Picasso, Frida Kalo, Banksy, Nils Udo et James Turell. » (Kulimoetoke, 2024)
Parmi les œuvres qui l’ont inspirée dans ses premiers pas d’artiste, Rébecca fait référence à celles de Jacques Boulaire qui a réussi à saisir l’âme polynésienne : une posture languissante sous un palmier ou le regard soutenu d’un enfant. Elle retrouve aussi ce parfum d’insouciance dans certains tableaux de Gauguin.
Rébecca Kulimoetoke se dit aussi particulièrement marquée par l’œuvre et la démarche des artistes māoris et polynésiens qui, tels Michael Parekowhai, Jim Vivieaere, John Pule, Michel Tuffery, revendiquent une plus grande reconnaissance identitaire et sociale.
Les marines épiques représentant les périples héroïques des anciens Polynésiens de l’artiste hawaiien Herb Kawainui Kane sont empreintes d’une force telle que Rébecca Kulimoetoke se sent emportée.
Elle est également admirative des œuvres du peintre samoan Fatu Feu’u et de ses combinaisons de motifs de tapa proposées avec des mediums contemporains.
« An identity that is grounded in something as vast as the sea should exercise our minds and rekindle in us the spirit that sent our ancestors to explore the oceanic unknown and make it their home, our home. (Une identité qui est enracinée dans quelque chose d’aussi vaste que la mer devrait exercer notre esprit et raviver en nous l’esprit qui a envoyé nos ancêtres explorer l’inconnu des océans pour en faire leur patrie, notre patrie.) » (Hauʻofa, 1998)
Face à l’avenir, Rébecca Kulimoetoke se veut confiante. Elle admire l’audace et l’engagement des jeunes artistes, autodidactes pour la plupart, qui évoluent sur la scène locale ou loin de nos îles.
Cette nouvelle génération regroupe des peintres et des plasticiens (Raphaël Kaikilekofe, Maleselo Taugamoa, Patita Vegi), des tatoueurs (Makalio Folitu’u, Soane Paninia, Lutimila Uatini, Brice Sililo…), des graphistes (Aimé Polelei, Junior Likuvalu), des designers (Malaga Ulutuipalelei, Fetu’u Selui) et des sculpteurs (Soane Paulo Suve, Mana Hoatau) :
« Conscients du riche patrimoine culturel qu’ils ont reçu en héritage de nos anciens, ils sauront en préserver l’âme, l’apporter avec eux au-delà des mers et l’adapter au phénomène inévitable de la mondialisation. Ils sauront naviguer avec audace à travers les difficultés et perpétuer cette flamme singulière qui éclaire chaque regard. » (Kulimoetoke, 2024) (photo 5)
Photo 5. – Tableau de l’exposition Bleu Lagon
(©R. Kulimoetoke)
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