Nourri par une réflexion personnelle de l’auteur, constatant le peu de publications synthétiques sur le sujet, et par ses propres travaux d’archéologue (dans le Pacifique et plus particulièrement en Nouvelle-Calédonie), l’ouvrage Hécatombe océanienne propose un inventaire détaillé des tragiques cas de dépopulation, imputables aux maladies importées par les Européens en Océanie lors de leurs premiers contacts avec cette partie du monde. Se basant sur trois types de sources que sont les récits de ces premiers explorateurs et missionnaires, les traditions orales indigènes, ainsi que des données archéologiques, Christophe Sand passe en revue, après deux chapitres de recontextualisation, l’ensemble des archipels formant la Polynésie (chapitres 3, 4 et 5), la Micronésie (chapitre 6) puis la Mélanésie (chapitre 7), avant de finir par un huitième et dernier chapitre dressant un bilan de ces cas et analysant leurs conséquences.
Dans un style agréable, accompagné de 191 illustrations (donnant aux lecteurs un aperçu de ce que put être la vie sur ces îles) et graphiques, le livre se veut une réponse critique aux analyses très influentes formulées notamment par la démographe historique Norma McArthur (1967), dans ses travaux synthétiques, au milieu du xxe siècle. Selon Sand, celles-ci auraient contribué à fortement minorer l’importance de la population océanienne précontact et donc l’impact de l’arrivée des Européens sur celle-ci. Sand propose, en utilisant deux méthodes de calcul différentes – île par île ou en prenant la population océanienne comme un tout –, une dépopulation moyenne de l’espace océanien se situant entre 79,5 % et 87,5 %, bien loin des appréciations de McArthur, d’après qui de nombreux cas de dépopulation insulaire n’auraient pas dépassé les 10 %. Il faut également noter que l’archéologue porte un regard critique sur les outils qu’il mobilise : s’il détaille dans son troisième chapitre les cas les plus étayés (que sont l’île de Rapa, l’île de Tahiti, l’archipel d’Hawai’i, les îles Marquises et Rapa Nui), il n’hésite cependant pas à notifier le lecteur lorsque les sources sont plus incertaines (comme c’est par exemple le cas pour l’île de Bora-Bora).
En réévaluant à la hausse les taux de dépopulation, Sand adresse en réalité un message aux sciences sociales, qui considéreraient encore trop souvent les sociétés océaniennes comme des sociétés sans histoire, dont l’organisation interne aurait présenté une remarquable stabilité depuis les premiers peuplements austronésiens. Après une étude détaillée de ces divers cas, l’auteur formalise donc ces observations dans le huitième et dernier chapitre de son ouvrage, intitulé « Tentative de bilan de la dépopulation océanienne et de ses conséquences ». Pour Sand, ces crises épidémiologiques eurent un impact dévastateur sur les sociétés insulaires, détruisant les fondements de leur organisation sociale : effondrement démographique, infertilité des femmes, perte de foi dans les croyances indigènes et conversion au christianisme, impliquant l’affaiblissement de l’autorité des chefs entraînant une multiplication des conflits, favorisant l’implantation du blackbirding,… Or, tandis que ces îles étaient en proie à ces difficultés, y débarquèrent les premiers missionnaires chrétiens. Ceux-ci prirent alors pour une norme intemporelle ce qui résultait en définitive d’un phénomène de dépopulation historique ayant commencé quelques décennies plus tôt et qui, rappelons-le, toucha d’après Sand plus de 80 % des effectifs insulaires. L’auteur nous appelle donc à changer de regard sur ces nations en effectuant un travail de rehistoricisation de leur passé.
Cette invitation à la rehistoricisation s’adresse en premier lieu aux chercheurs (et notamment aux anthropologues) à qui Sand, qui se positionne comme archéologue, reproche de donner une importance scientifique démesurée aux récits de traditions orales. En effet, pour ces sociétés qui découvrirent l’écriture avec l’invasion occidentale (à l’exception notable de Rapa Nui où fut développé le Rongorongo, qui reste aujourd’hui indéchiffrable), l’étude du passé se fait fréquemment par ces sources. Celles-ci ont sans le moindre doute leur intérêt : nous pouvons citer l’exemple de la découverte de la tombe du légendaire chef Roymata au Vanuatu par l’archéologue José Garanger en 1967, effectuée grâce à des récits oraux, et dont la sépulture présente une richesse scientifique à ce jour inégalée (Garanger, 1972 ; 1976). Sand n’appelle bien sûr pas à rejeter ces données en bloc, d’autant qu’il peut parfois être délicat pour l’ethnologue de se positionner contre ces interprétations majoritaires, mais invite nos disciplines à ne plus s’en contenter. Il propose de les coupler à d’autres méthodes, notamment archéologiques, et avance que dans bien des cas ces récits ont reconstitué le passé a posteriori, et ont donné une vision atemporelle d’un système social ancré dans le présent. Dans sa conclusion, Sand cite les travaux de Matthew Spriggs (2005 ; 2008) qui reproche à l’anthropologie sa posture trop synchronique. Celui-ci montre que les sociétés à « grands hommes », nombreuses en Mélanésie, ne sont pas représentatives d’une organisation sociale intemporelle, mais résultent au contraire d’un processus de nivellement des hiérarchies, imposé par le joug colonial, qui les a fait dériver du type de chefferie que l’on retrouve ailleurs en Polynésie.
L’ouvrage Hécatombe océanienne apportera beaucoup au spécialiste comme au profane. Nous finirons néanmoins notre compte-rendu en relevant une de ses limites. Sand base son propos sur l’idée que les estimations de population précontact de Norma McArthur ont grandement influencé la recherche océaniste. Il étaye son analyse en s’appuyant sur l’exemple de Roger C. Green. Celui-ci aurait été contraint de différer de 35 ans la publication de son ouvrage (Green, 2007), qui remettait en cause les chiffres de dépopulation des îles Samoa, à cause des critiques très virulentes de McArthur et de l’anthropologue Jonathan Friedman. Toutefois, présenter cette position comme hégémonique relève à notre sens davantage du procédé rhétorique permettant à l’archéologue de mettre en valeur son argumentaire. Dans son introduction, l’auteur note lui-même qu’à partir des années 1990 une nouvelle série de travaux, s’inscrivant dans la lignée des publications de l’historien David E. Stannard (1989 ; 1990), fournit des estimations bien plus élevées que celles de la chercheuse australienne. C’est donc dans cette perspective que Sand s’inscrit, en proposant des chiffres qui surpassent les premières propositions. De nos jours, les évaluations les plus faibles ne sont pratiquement plus utilisées dans la littérature scientifique, notamment pour la Polynésie et la Micronésie, même si, Sand a raison de le noter, celles-ci restent encore parfois citées pour l’arc mélanésien. À ce titre, l’auteur évoque, dans les premières pages de son ouvrage, la préparation d’un livre consacré à la dépopulation de l’île de Nouvelle-Calédonie, dont il est l’un des spécialistes.
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