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2024

Elena Bovo, Pensée de la foule, pensée de l’inconscient. Généalogie de la psychologie des foules (1875-1895)

Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2021, 228 p., 27 €
Xavier Tabet

Texte intégral

1Le livre de Elena Bovo est un beau livre de synthèse sur la question des premiers auteurs, français et italiens, qui ont évoqué, à la toute fin du XIXe siècle, la « psychologie des foules ». Il s’agit d’un livre qui a de nombreux mérites, l’un des plus grands étant, à mon sens, celui de l’exigence de la nuance et de la prise en compte de la complexité et de la richesse des positions. Et ce, à rebours des nombreux préjugés qui pèsent sur ces auteurs, sur lesquels plane l’ombre du fascisme, ou plutôt celle de leurs usages fascistes, en particulier au sujet de Gustave Le Bon (1841-1931), auteur en 1895 de la célèbre Psychologie des foules. C’est un livre d’histoire de la pensée, écrit dans un esprit philosophique, d’une lecture plaisante et très stimulante.

2La première caractéristique de cet ouvrage est de mettre en avant les origines italiennes de la pensée des foules, de ce que l’on a appelé justement, à la suite de Le Bon, la « psychologie des foules » (même si l’expression semble d’abord être celle de Scipio Sighele). Ces origines – de Cesare Lombroso (1835-1909) à Enrico Ferri (1856-1929), de Giuseppe Sergi (1841-1936) à Scipio Sighele (1868-1913) – ont été effacées par Le Bon, qui s’est attribué le mérite de l’invention de la « discipline ». La querelle entre les auteurs à propos de la question de l’antériorité – qui n’est pas ici considérée comme une « querelle poussiéreuse », ainsi que le voulait Olivier Bosc dans son travail sur La foule criminelle en 2007 – a donné lieu à de vives polémiques franco-italiennes entre Sighele et Le Bon, accusé de « piraterie littéraire », mais également entre Sighele et Gabriel Tarde (1843-1904). Cette négation des origines italiennes de la psychologie des foules s’est poursuivie chez Hannah Arendt, qui n’a vu en Le Bon que celui qui aurait prédit l’événement de « l’ère des masses », et dont le célèbre ouvrage sur les origines du totalitarisme ne contient que cinq références italiennes.

3La deuxième caractéristique du livre de Elena Bovo réside dans la volonté constante de lutter contre les préjugés, et contre les lectures « téléologiques » qui réduisent la psychologie des foules à une pseudo-science ayant rendu possible la manipulation des masses à l’époque des totalitarismes. Ces préjugés concernent non seulement Le Bon, mais également Sighele, un auteur qui se situe au cœur du réseau reconstitué par Elena Bovo, et qui est l’objet du chapitre central, le plus long du livre. Le préjugé est celui d’un Le Bon réactionnaire, irrationaliste, ayant le culte de l’inconscient : un Le Bon relu, en particulier par l’historien Zeev Sternhell, à travers l’usage qu’en fera Mussolini. Sternhell met en effet dans un même sac, avec Sorel, Barrès, Vacher de Lapouge, tout un ensemble d’auteurs, très différents entre eux, qui auraient eu pour seul point commun le fait d’être « contre l’individualisme rationaliste de la société libérale ».

4La troisième caractéristique consiste à mettre en évidence le milieu lombrosien dans lequel naît la pensée des foules. Ainsi, le deuxième chapitre est consacré à juste titre à Lombroso. L’auteure montre l’importance du paradigme de la réémergence du passé dans les différentes conceptions de la foule : chez Sighele, chez Lombroso, ou même chez Tarde et Le Bon, l’individu en foule « régresse » à un stade primitif, perd son individualité dans « l’âme collective » (Le Bon) de la foule. Dans celle-ci, l’individualité s’efface et surgissent chez les individus des instincts primitifs, un « reliquat atavique des instincts de l’homme primitif » (Le Bon). L’individu redevient à la fois sauvage et enfant, à l’image de l’homme criminel lombrosien. Il en va de même chez Sighele – dont le titre du plus célèbre ouvrage, La folla delinquente (1891), est un hommage évident à L’uomo delinquente (1876) de Lombroso – selon lequel il y a, dans la foule, la « résurrection atavique de l’instinct homicide primordial ».

5La dernière caractéristique me semble résider dans le propos délibéré de se limiter à l’évocation de la période 1875-1895 (avec aussi, bien entendu, des ouvertures sur l’après, à travers les évocations de Freud, qui publie en 1921 sa Massenpsychologie, mais également de Arendt ou de Sternhell, déjà cités). Les origines de la psychologie des foules se trouvent dans un certain « microclimat » franco-italien qui se crée à partir de 1875, avec l’affirmation du positivisme, et qui s’achève en 1895. De sorte que la parution de l’ouvrage de Le Bon représente – dans l’hypothèse éclairante de Elena Bovo – à la fois la consécration et la fin de la psychologie des foules.

6Ensuite, il y aura l’émergence de la question des masses. À la peur de la foule révolutionnaire ou de l’émeute ouvrière succédera de plus en plus l’inquiétude suscitée par les masses, encore plus manipulables que les foules. Il y aura également, chez Sighele lui-même, l’émergence de la problématique du public et de l’opinion publique. Le public est une « foule spiritualisée », selon l’expression de Tarde, lorsque le contact et la diffusion ne sont plus établis par la proximité des corps mais par une « contagion » : une « contagion sans contact » (Tarde), une « suggestion à distance », affranchie des limites physiques, affranchie de la proximité des corps. Tarde pourra alors affirmer, à la fin des années 1890, que la foule est un objet dépassé : « On a fait une psychologie des foules, il reste à faire la psychologie du public, entendu comme une collectivité purement spirituelle », estimera alors Tarde.

7Ce sont là des questions qui deviendront très importantes à partir de l’affaire Dreyfus, sur laquelle insiste à juste titre le livre, lorsque se jouera la « bataille de l’opinion » au moment de la diffusion de l’antisémitisme. Elles ont en partie gardé aujourd’hui leur actualité, à l’époque d’internet et du « sans contact », lorsque la foule, réunie plus que jamais « à distance », semble se transformer, comme le montre le philosophe coréen Byung-Chul Han, en une « nuée ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Xavier Tabet, « Elena Bovo, Pensée de la foule, pensée de l’inconscient. Généalogie de la psychologie des foules (1875-1895) »Laboratoire italien [En ligne], Lectures, mis en ligne le 21 février 2024, consulté le 22 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/laboratoireitalien/10474 ; DOI : https://doi.org/10.4000/laboratoireitalien.10474

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Auteur

Xavier Tabet

Université Paris 8, EA 4385

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