• 1 [A. Moeller van den Bruck], « Italia docet », Gewissen, 6 novembre 1922. Sur la question, voir S.  (...)
• 2 Concernant l’ambiguïté du terme, qui pose des problèmes de traduction d’une langue à l’autre, voir (...)

2Dès novembre 1922, le conservateur allemand Arthur Moeller van den Bruck forge l’expression « Italia docet »1. Aussi, quels sont, aux yeux de l’opinion internationale, les enseignements à tirer de la naissante dictature fasciste ? L’un d’entre eux concerne avant tout la stratégie de conquête du pouvoir : un mélange de subversion et de pragmatisme, de violence « squadriste » et de participation à l’activité parlementaire, de radicalisme et de disposition au compromis. Une stratégie ambiguë mais gagnante, et donc par nature séduisante, qui ne manque pas de rendre populaire et charismatique la figure de Mussolini auprès d’un certain nombre de dictateurs en puissance en Europe et dans le monde. Au-delà de leur admiration pour le Duce et les succès remportés par le fascisme en Italie, ceux qui le scrutent avec intérêt et bienveillance depuis l’étranger en apprécient aussi le programme ; et notamment un point, qui suscite une forte attraction idéologique : le corporatisme2.

• 3 Sur ce thème, voir l’ouvrage de référence : C. S. Maier, Recasting Bourgeois Europe. Stabilization (...)
• 4 Voir M. Pasetti, L’Europa corporativa. Una storia transnazionale tra le due guerre mondiali, Bolog (...)
• 5 Voir par exemple le programme de 1921 du Parti national fasciste, dans Autobiografia del fascismo. (...)

3Les intentions corporatives présentes dès l’origine dans l’idéologie du mouvement fasciste apparaissent parfaitement en phase avec l’esprit de l’époque, à l’heure où divers courants politiques s’engagent dans la recherche de nouvelles solutions pour reconfigurer les relations entre l’économie, la société et l’État3. L’expérience de la mobilisation de guerre en particulier remet au cœur de l’agenda politique le thème du gouvernement des intérêts organisés (c’est-à-dire les relations du pouvoir politique avec les syndicats, les lobbys, les groupes de représentation des industriels, etc.), relançant ainsi dans de nombreux pays européens le débat autour de théories et de projets d’inspiration corporative4. Ces théories et projets, souvent très différents, s’attaquent en général à deux problèmes distincts : la discipline des relations de travail d’une part ; la représentation politique et institutionnelle des catégories économiques d’autre part. Dans le premier cas, le corporatisme est perçu comme un instrument au service de la régulation des rapports de classes et de la prévention des conflits sociaux, à travers des organes de médiation paritaire des intérêts et de conciliation des différends entre travailleurs et employeurs. Dans le second, le corporatisme est surtout conçu, en tant que système institutionnel fondé sur la représentation directe des classes productives visant à légiférer sur la politique économique nationale, comme une alternative au parlementarisme libéral. Le mouvement fasciste s’insère dans ce climat politique en annonçant, parmi ses objectifs principaux, la fin de la lutte des classes, la pacification sociale à travers la collaboration entre forces productives, et le remplacement de l’assemblée parlementaire par une chambre destinée à la représentation des intérêts économiques5.

• 6 Voir, entre autres, G. Santomassimo, La terza via fascista. Il mito del corporativismo, Rome, Caro (...)
• 7 Voir G. Parlato, La sinistra fascista: storia di un progetto mancato, Bologne, il Mulino, 2000. Al (...)
• 8 C. Pellizzi, Problemi e realtà del Fascismo, Florence, Vallecchi, 1924, p. 111. Camillo Pellizzi ( (...)

4Dans les faits – comme l’ont déjà souligné de nombreuses études historiques et juridiques6 –, il n’existait pas de projet corporatif unique et partagé au sein du fascisme. Dès la fin des années 1920, des projets de réforme institutionnelle, à l’instar de celui proposé par Alfredo Rocco qui prônait une réorganisation autoritaire du gouvernement des intérêts, coexistent avec des positions différentes, qui, bien qu’évoluant dans un cadre idéologique commun, finissent par tracer des perspectives de développement divergentes – l’une des plus significatives correspondant notamment à l’hypothèse du « syndicalisme intégral », formulée par des intellectuels comme Sergio Panunzio et des dirigeants syndicaux tels qu’Edmondo Rossoni7. Dans l’ensemble, lorsque Mussolini entre au gouvernement, le projet corporatif est encore une proposition indéfinie et hétérogène, mais qui, précisément en raison de son caractère indéfini, est aussi en mesure de recueillir des adhésions variées, voire inattendues. Ainsi, comme l’espère Camillo Pellizzi depuis son observatoire londonien, le corporatisme représente un point de convergence potentiel, « à l’état embryonnaire », pour la fondation d’un nouvel « internationalisme » appelé à devenir « un internationalisme fasciste et italien »8.

• 9 Sur le rôle joué par la réglementation syndicale de 1926-1927 dans le processus de consolidation p (...)
• 10 Dans les faits, le Conseil national des corporations ne devient opérationnel qu’en 1930.

5Les années 1926-1927 marquent un tournant. Lors de ce moment charnière pour la mise en place complète de la dictature, le gouvernement fasciste donne le coup d’envoi à sa politique corporative avec l’approbation de la « loi Rocco » sur la réglementation légale des rapports collectifs de travail (3 avril 1926)9. Cette dernière prévoit la reconnaissance légale des syndicats, le monopole fasciste sur la représentation des intérêts, une forme de négociation collective, l’interdiction des grèves et des lock-out, la fondation de la Magistrature du travail, la création du ministère des Corporations et du Conseil national des corporations ; c’est-à-dire toute une série de propositions inédites présentées comme les éléments cardinaux d’une nouvelle organisation des rapports entre les individus, la société et l’État capable d’instaurer une véritable paix sociale10. Enfin, la Charte du travail du 21 avril 1927 vient doter cet ordre corporatif en construction d’un cadre idéologique officiel.

• 11 Pour se faire une idée de la quantité de titres publiés dans le monde sur le thème du corporatisme (...)
• 12 Voir Corporatism and Fascism. The Corporatist Wave in Europe, A. C. Pinto éd., Londres, Routledge, (...)

6À partir de la fin des années 1920, commence ainsi à s’affirmer un nouveau modèle de gestion corporative des relations de travail, qui suscite, dans le monde entier, une ample production intellectuelle, portée par des cercles politiques d’identités différentes11. En d’autres termes, le corporatisme fasciste devient un point de référence à l’échelle globale, non seulement dans le camp des droites, mais aussi au sein d’autres contextes politiques, comme à l’intérieur de l’Organisation internationale du travail12. Les aspects qui sont le plus souvent mis en avant à l’étranger concernent deux points en particulier. En premier lieu, on souligne le caractère innovant de la législation italienne dans la mesure où le système fasciste de gouvernement des intérêts ne prévoit pas un plan d’action purement réactionnaire : plutôt que d’éliminer les organisations syndicales, le fascisme préconise leur intégration forcée au sein de l’État. D’autre part, le système corporatif jouit d’un certain crédit auprès de l’opinion publique étrangère pour sa capacité à désarticuler les mécanismes de la lutte des classes. En Italie, la conflictualité semble avoir été éradiquée du monde du travail grâce non seulement à des normes répressives qui viennent aliéner certains droits fondamentaux comme le droit de grève, mais aussi à la création de nouveaux instruments comme un organe judiciaire spécial, destiné à la résolution des litiges syndicaux.

• 13 Sur le lien entre la crise de 1929 et le succès du corporatisme fasciste, voir en particulier les (...)
• 14 Pour une analyse comparée, voir M. Pasetti, L’Europa corporativa, op. cit., p. 154-177.
• 15 Concernant la fonction des corporations dans la gestion de l’économie, voir en particulier A. Gagl (...)

7Largement séduite par l’idée que c’est la crise économique des années 1930 qui a fait le succès du corporatisme fasciste sur la scène internationale, l’historiographie a eu tendance à négliger l’impact du tournant de 1926-1927 sur le débat international13. Pourtant, les interventions prévues par la « loi Rocco », accompagnées par la Charte du travail, exercent dès les années 1920 une certaine influence non seulement sur les intellectuels, mais aussi sur la politique syndicale concrète d’autres États, à commencer par l’Espagne de Miguel Primo de Rivera, avec le système corporatif mis au point par le ministre du travail Eduardo Aunós Pérez14. Ainsi, le prototype de système corporatif en cours de développement depuis les années 1920 en Italie avait déjà placé le fascisme au centre d’une circulation transnationale de projets institutionnels concernant la régulation des rapports entre les intérêts organisés et l’État. L’explosion de la crise de 1929 fait surtout office de caisse de résonance pour le modèle corporatif fasciste, tout en générant un glissement de l’attention publique de la fonction sociale du corporatisme à la fonction économique de ce dernier. Le mythe de la « troisième voie » comme alternative possible aussi bien au libéralisme capitaliste qu’au collectivisme socialiste, s’en trouve ainsi renforcé, bien que les interventions fascistes sur l’économie aient principalement emprunté d’autres canaux. Le système corporatif mis en œuvre dans la première moitié des années 1930 avec la promulgation des corporations garantit au régime l’obtention de résultats précis, mais dans la gestion de l’économie, son rôle demeure secondaire par rapport à d’autres agences institutionnelles récemment introduites, parmi lesquelles se distingue par son importance l’Institut pour la reconstruction industrielle (Iri)15. Cependant, avant même que les limites et les contradictions du modèle autoritaire et étatique inauguré en Italie ne puissent devenir évidentes, ce dernier s’était déjà imposé comme une initiative politique viable parmi les options de l’époque.

• 16 Sur les processus d’hybridation, voir en particulier A. Kallis, « The “Fascist Effect”: On the Dyn (...)

9Comme s’attèle à le démontrer la contribution d’ouverture (Matteo Pasetti), bon nombre de déclarations et d’avis sur le « laboratoire corporatif » italien circulent à l’échelle mondiale, non seulement en raison de la propagande fasciste, mais aussi par le biais des réseaux académiques et des relations qu’entretiennent entre eux des mouvements politiques d’appartenances idéologiques variées. Puis, afin d’explorer la réception du modèle fasciste dans des contextes nationaux divers, avec des situations politiques différentes, les contributions suivantes se concentrent sur des études de cas particulières : l’Autriche et l’Allemagne avant la montée du nazisme (Daniele Toro) ; les démocraties britannique (Valerio Torreggiani) et française (Francesca Cavarocchi) ; les périphéries européennes représentées par la Grèce (Spyridon G. Ploumidis), par la Norvège (Martin Kristoffer Hamre) et par le Portugal (Álvaro Garrido) ; les États-Unis des années du New Deal (Roberta Ferrari) et le Brésil durant le premier mandat présidentiel de Getúlio Vargas (Leo Pavesi). Ensemble, ces enquêtes font émerger une série de points thématiques, qui concernent aussi bien les milieux politiques et intellectuels les plus réceptifs à l’option corporative fasciste que les convergences idéologiques et les divergences programmatiques, et l’influence exercée par le modèle italien et les formes d’hybridation16 qui apparaissent dans différents contextes nationaux. Enfin, un dernier article (Daniele Serapiglia) porte l’attention chronologique plus loin, jusqu’aux années 1950, en observant l’héritage du corporatisme fasciste dans l’évolution de l’Estado Novo portugais, même après l’effondrement du régime de Mussolini.

• 17 Il est impossible de compiler ici une liste, ne serait-ce que vaguement exhaustive, de l’ensemble (...)
• 18 Voir Fascism without Borders: Transnational Connections and Cooperation between Movements and Regi (...)

10Ce numéro monographique s’insère ainsi dans la continuité du renouveau historiographique pour la question du corporatisme qui a marqué les deux dernières décennies, avec un ensemble de nouvelles recherches qui se sont déployées dans deux directions différentes. Certaines ont, d’une part, mis à jour et approfondi les connaissances concernant des cas nationaux individuels, en prêtant attention tant à l’élaboration juridique et idéologique, qu’aux tentatives de mise en œuvre concrète de politiques de type corporatif. D’autres enquêtes ont, pour leur part, privilégié l’approche de l’histoire croisée en se concentrant sur les échanges d’idées et l’interaction entre différentes expériences corporatives17. Ce numéro essaye de concilier ces deux perspectives en adoptant une vision transnationale qui met en relation le modèle fasciste italien avec d’autres expériences corporatives à l’étranger, tout en considérant l’espace international comme un « laboratoire corporatif » à part entière, qui transcende les relations binationales. Ainsi faisant, le dossier entend aussi contribuer à un autre courant historiographique qui étudie le fascisme comme un phénomène de type global, dans la mesure où le corporatisme en représente précisément l’un des éléments les plus importants18.