• 1 Voir M. H. Elbow, French Corporative Theory, 1789-1948, New York, Columbia University Press, 1953  (...)
• 2 O. Dard, « Le corporatisme en France à l’époque contemporaine : tentative de bilan historiographiq (...)

1Le cas français semble se distinguer par la présence d’un spectre articulé d’orientations corporatistes qui ont contribué, depuis les dernières décennies du XIX^e siècle, à une circulation transnationale d’hypothèses et de modèles pour la réorganisation des forces productives1. Bien qu’une littérature abondante soit disponible sur la question, comme l’a récemment souligné Olivier Dard, il manque une synthèse actualisée sur les différents courants et sur la généalogie de la pensée corporatiste dans l’hexagone ; il serait également utile de placer ses multiples expressions dans un cadre comparatif plus large, en se référant non seulement à l’aire latine, mais aussi à l’aire germanophone et à l’Europe de l’Est2.

• 3 Voir à ce sujet P. Nord, France’s New Deal. From the Thirties to the Postwar Era, Princeton, Princ (...)

3Dans la masse des publications sur le sujet, une série de polarités émergent, derrière lesquelles se profilent des choix de terrain divergents : une orientation étatiste et centralisatrice contre une approche résolument anti-étatiste vouée à la décentralisation, la protection des classes possédantes contre des élans anticapitalistes plus ou moins accentués, l’appel à une réforme du système politique au nom d’une démocratie « délibérative » contre une perspective plus ouvertement antiparlementaire et antilibérale, une vision traditionaliste contre une vision tournée vers les besoins modernes de planification et d’organisation des masses. Il est nécessaire, soit dit en passant, de ne pas perdre de vue la pluralité de ces positions afin d’éviter les évaluations simplificatrices des continuités et des ruptures qui ont caractérisé les cultures néocorporatives après 19453.

• 5 Voir D. Guérin, Fascisme et grand capital, Paris, Gallimard, 1936, et, pour la thèse inverse, voir (...)

7L’économiste fait allusion à une question centrale : d’une part, le modèle italien constitue dans les années 1930 un miroir, une image fantasmée à laquelle il faut faire face d’une manière ou d’une autre ; d’autre part, les observateurs français montrent une certaine difficulté à discerner les traits essentiels de ce modèle, qui se déploie entre énoncés théoriques, cadre législatif, pratique d’application et tensions internes. Par ailleurs, le régime lui-même a joué, tant en France qu’à l’étranger, sur la construction d’un vaste ensemble de représentations médiatiques qui insistent sur les succès de la structure corporative, rendant ainsi difficile l’évaluation de l’état d’avancement de sa construction et de la direction dans laquelle elle pourrait évoluer. Plus généralement, l’interprétation des relations entre l’État fasciste et les grandes entreprises est loin d’être unanime, puisque les courants majoritaires de la gauche marxiste entendent démasquer la nature de classe de la dictature, selon un schéma qui serait approfondi et affiné par Daniel Guérin, tandis que de nombreuses évaluations insistent non seulement sur la primauté de la politique et du dirigisme de Mussolini, mais aussi sur les aspirations du régime à redéfinir en profondeur les relations entre l’État et les entreprises privées5.

• 6 Voir sur cette question F. Cavarocchi, La sorella latina. Diplomazia culturale e propaganda fascis (...)

10Cette approche s’inscrit dans une conception organique visant à accréditer l’Italie en tant qu’interlocuteur fort et crédible, en tant que puissance montante soumise à des processus de modernisation cohérents et ordonnés. D’autre part, elle répond à des objectifs plus larges de promotion de l’idéologie fasciste à l’étranger, qui s’appuie sur une stratégie discursive testée au cours des années précédentes, selon laquelle le modèle fasciste a fait preuve d’une capacité « spontanée » d’irradiation internationale, capable d’obtenir un soutien bien au-delà des intentions et de l’interventionnisme de la machine mussolinienne. En vertu de cette force motrice autonome et authentique, la construction fasciste ne se présente pas comme un schéma à imiter servilement, mais comme un ensemble de solutions qui exigent une adaptation créative aux différentes traditions politiques6. Le modèle centraliste répond ainsi à un besoin d’ordre et d’homogénéisation purement italien, mais il appartient aux forces qui accueilleraient les suggestions fascistes de les moduler en fonction de besoins de décentralisation plus conformes à leurs expériences nationales.

• 7 Sur les représentations du modèle politique français dans le débat fasciste, voir ibid.

11Les stratégies de propagande dans l’hexagone répondent globalement à cette approche et prévoient une interlocution large avec des organisations et des milieux différenciés, de la galaxie Action française aux tenants du conservatisme catholique, de l’archipel ligueur aux circuits néosocialistes ou aux héritiers du syndicalisme révolutionnaire. Dans cette dynamique, les courants qui animent la gauche fasciste considèrent certainement comme prioritaire de se rapprocher des forces « jeunes » penchant vers un horizon de socialisme national, plutôt que du spectre bigarré et querelleur de la droite française. Si les observateurs fascistes s’accordent substantiellement, avant et plus encore après les événements de février 1934, sur l’« immaturité » des formations fascistes, encore trop désunies et fragiles pour se placer à la tête d’un processus révolutionnaire capable de renverser les rapports de force, le régime se donne pour but de contribuer activement à l’approfondissement de la crise du modèle politique français, de polluer le débat, de renforcer les liens avec le front antiparlementaire, dans la conviction déterministe que la décadence convulsive et le dépassement de la III^e République, héritière des illusions du XIX^e siècle, seront inscrits dans le destin de l’histoire du XX^e siècle7.

• 11 Voir par exemple, pour les différentes nuances dans l’évaluation du corporatisme fasciste, A. de T (...)

16Tandis que l’orientation de Sturzo est représentative des milieux démocrates-chrétiens, les secteurs chrétiens-conservateurs sont certainement beaucoup plus enclins à souligner les éléments de convergence entre la doctrine sociale de l’Église et les principes inspirateurs de l’initiative de Mussolini11.

• 12 G. Bottai, L’organisation corporative de l’État, F. Hayward trad., Paris, Social éditions, 1929 ; (...)
• 13 G. De Michelis, La corporation dans le monde. Économie dirigée internationale, Paris, Denoël et St (...)

17L’intérêt de secteurs divers de l’opinion publique transalpine est nourri par de multiples canaux, tels que la promotion de voyages d’études dans la péninsule, la participation de chercheurs italiens à des congrès internationaux ou l’organisation d’initiatives d’échange. À côté des documents officiels destinés aux interlocuteurs institutionnels (comme la Feuille d’informations corporatives diffusée par le ministère des Corporations), la traduction et la diffusion de textes de signatures autorisées sont encouragées : en premier lieu Giuseppe Bottai, dont L’organisation corporative de l’État est traduite par les Social éditions en 1929, tandis que L’expérience corporative est publiée par les Nouvelles éditions latines en 1932 ; en 1935, la même maison d’édition imprime un texte de vulgarisation de Bruno Biagi, l’un des partisans de la fascisation des organismes coopératifs et plus tard sous-secrétaire au ministère des Corporations. Parmi les traductions résultantes d’une initiative italienne directe, citons L’organisation syndicale et corporative italienne, une synthèse très complète publiée en 1930 par l’imprimerie de la Chambre des députés, et en 1936 la version française du Stato corporativo de Mussolini, publiée par Vallecchi sous la direction de Jean Chuzeville12. En 1935, la maison Denoël et Steele fait paraître La corporation dans le monde de Giuseppe De Michelis, l’un des représentants les plus connus du régime à l’étranger et délégué italien au Bureau international du travail. Le texte, qui s’attarde entre autres sur l’opportunité d’étendre les principes corporatifs aux relations internationales et aux relations coloniales (en tant que « collaboration » entre des États riches en main-d’œuvre et des États possédant de grandes surfaces agricoles inexploitées), reprend le thème de la propagation « spontanée », à partir de l’exemple italien, d’une des idées directrices les plus originales du nouveau siècle, destinée à féconder une pluralité de mouvements et de réalisations13. Une perspective quelque peu convergente est développée par l’économiste roumain Mihail Manoilescu dans un livre à succès sur le « siècle du corporatisme », publié en français en 1936. L’auteur, qui soutient également qu’il ne faudrait pas confondre fascisme et corporatisme, valorise la contribution consciente de l’Italie à la construction d’un idéal-type flexible et adaptable :

• 15 Voir « Le nostre collettività », Il Legionario, 15 juin 1929, p. 9 ; « S.E. Bottai a Parigi », ibi (...)

18L’illustration des principes qui inspirent l’expérience italienne est également confiée à de nombreuses réunions publiques, souvent organisées avec la collaboration des Comités France-Italie, groupes bilatéraux nés à partir de 1929 dans le but de favoriser les relations diplomatiques entre les deux pays. Ainsi, en juin 1929, Carlo Costamagna intervient à Paris aux Sociétés savantes à l’invitation de l’Union des corporations françaises, liée à l’Action française ; en décembre 1934, Giuseppe Bottai donne une conférence à la Sorbonne sur le rôle central du corporatisme dans la révolution fasciste ; en 1936, Gino Arias donne à nouveau une conférence à la Sorbonne sur les corporations médiévales15. Les conférences organisées par la Société Dante Alighieri et d’autres organismes dans les principaux centres de l’hexagone, ainsi que les voyages dans la péninsule qui sont destinés à des délégations de conférenciers et d’experts, visent à rassembler des secteurs d’opinion hétérogènes et plus larges que les réseaux de la droite profasciste.

• 16 ACS, MCP, DGSP, b. 72, f. « Scuola di lingua e cultura italiana », Lantini au Sous-secrétariat à l (...)

19En 1931, une « école de langue et de culture pour étrangers » est créée à Paris, parrainée par l’Union intellectuelle franco-italienne (un autre organisme consacré aux échanges culturels entre les deux pays) avec l’aide de la Fédération italienne des professionnels et des artistes. La structure est en fait financée par le ministère des Corporations, qui entend en faire un centre de propagande pour étudiants, intellectuels et professionnels. Outre les cours de langue, des cycles annuels de conférences sur « l’Italie moderne » y sont organisés, avec un accent particulier sur les innovations économiques, syndicales et juridiques introduites par le fascisme. C’est le ministère lui-même qui subventionne les bourses de voyage en Italie accordées aux meilleurs étudiants ; les cérémonies de remise des prix se déroulent en présence d’autorités diplomatiques et de représentants du régime, y compris Giovanni Gentile en 1932. Selon un rapport de Ferruccio Lantini, le nombre d’étudiants inscrits – « étudiants de diverses facultés, lycées et collèges, professeurs et indépendants, hauts fonctionnaires de l’État et employés d’entreprises privées, pour la plupart de nationalité française » – est passé de 90 pour l’année scolaire 1931-1932 à 465 en 1933-1934 et même à 807 en 1935-193616.

• 17 Sur la conférence, voir M. Nacci et A. Vittoria, « Convegno italo-francese di studi corporativi. R (...)
• 18 G. Pirou, op. cit., p. 15.
• 19 C. Poupault, « Travail et loisirs en Italie fasciste. Le système corporatif et l’encadrement des m (...)

20Le congrès corporatiste italo-français tenu à Rome en 1935 constitue un moment significatif de confrontation bilatérale sur la question, qui s’inscrit dans la stratégie susmentionnée d’interlocution avec une pluralité de formations et de familles idéologiques. En effet, la réunion, dont l’organisation est approuvée par Mussolini et confiée en grande partie à des personnalités appartenant aussi bien au domaine du corporatisme intégral qu’à la gauche syndicale, a pour objectif de développer une confrontation avec un front hétérogène rattaché aux cultures de la « troisième voie », avec la présence d’Emmanuel Mounier comme représentant des personnalistes d’Esprit, de Robert Aron pour Ordre nouveau et de personnalités issues du syndicalisme révolutionnaire ou proches du néosocialisme de Marcel Déat comme Paul Marion et Georges Roditi17. L’événement, inspiré par le « désir de montrer aux Français que le corporatisme italien est animé d’un esprit audacieux et novateur, qu’il se préoccupe beaucoup moins de la défense des intérêts acquis que de la création d’une société rénovée »18, s’avère complexe à gérer dès le départ, compte tenu également des divergences de vues entre les invités français, qui vont de l’adhésion de Mounier à un corporatisme anti-étatique aux impulsions anticapitalistes exprimées par les syndicalistes nationaux. En présence de Giuseppe Bottai, non sans difficultés et contradictions, Edmondo Rossoni et d’autres représentants de la délégation italienne vont jusqu’à présenter la mise en place des institutions fascistes comme la première phase d’un processus révolutionnaire destiné à être dépassé lui-même, remettant en question le compromis entre capital et forces productives. Le caractère hétérodoxe de ces déclarations n’a pas dû échapper à certains des participants ; il s’agit d’une opération organique à la stratégie de construction de relations sur plusieurs fronts, qui témoigne d’une part de la flexibilité opportuniste du fascisme et d’autre part de la nécessité d’éviter des sorties excessives par rapport au périmètre idéologique du régime. Certes, l’initiative a réussi à offrir une image de dynamisme et de franc débat interne : tandis que l’historiographie italienne a eu tendance à signaler les aspects problématiques de la conférence, Christophe Poupault en a au contraire souligné le bilan somme toute positif du point de vue de la propagande19. La rencontre, qui suscite un certain intérêt dans les milieux politiques français les plus proches de l’hypothèse de la « troisième voie », n’a pas de suite aussi parce que les progrès de l’alliance italo-allemande réduiront l’investissement fasciste envers ces interlocuteurs.

• 20 Sur l’installation et la réception du pavillon italien, voir M. Carli, Vedere il fascismo. Arte e (...)

21Parmi les instruments d’une narration multimédia des réalisations corporatives, il convient de mentionner la mise en place du pavillon de l’Exposition universelle de 1937 qui, dans un contexte de tensions diplomatiques accrues, constitue un défi majeur, compte tenu de la participation des grandes puissances et des principaux représentants de la scène artistique française et européenne. La réalisation du projet, qui est conçu comme une synthèse des différents courants modernistes, peut bénéficier de la contribution créative de Mario Sironi, Corrado Cagli, Afro et Mirko Basaldella, entre autres. Articulé en différentes sections thématiques, il permit de proposer un panorama de la production nationale dans les domaines de la peinture, des arts graphiques, de l’industrie et de l’ameublement, mais aussi une représentation « totale » des réalisations corporatives du régime20.

• 21 L. Rosenstock-Franck, L’économie corporative fasciste en doctrine et en fait. Ses origines histori (...)
• 22 L. Rosenstock-Franck, Les étapes de l’économie fasciste italienne. Du corporatisme à l’économie de (...)

23Les études de Louis Rosenstock-Franck, inspirées par une ferme orientation antifasciste, contribuent de manière significative au débat national et international des années 1930. Rosenstock-Franck, ingénieur et économiste alsacien, propose une reconstruction basée non seulement sur la littérature fasciste, mais aussi sur les contributions d’intellectuels antifascistes avec une orientation non communiste, de Gaetano Salvemini à Carlo Rosselli. Dans L’économie corporative fasciste en doctrine et en fait, publié en 1934, l’auteur réfute l’hypothèse selon laquelle le corporatisme pourrait être considéré comme l’expression d’ambitions anticapitalistes, le considérant au contraire comme fonctionnel à une réorganisation protectionniste guidée par les intérêts des grands groupes industriels21. Il replace le projet fasciste dans un cadre international plus large, marqué par l’élaboration de nouveaux modèles économiques et politiques en réponse à la crise de 1929, mais procède en même temps à un démontage corrosif, soulignant l’asymétrie entre la construction théorique-propagandiste et le fonctionnement réel de la machine du régime. Les étapes de l’économie fasciste italienne, publié en 1939, voit dans le passage à une économie de guerre l’aboutissement du processus de réorganisation économique initié dans les années 192022. À la lumière des aspirations guerrières, qui avaient caractérisé l’histoire du régime depuis sa genèse, il fallait donc interpréter certains choix fondamentaux, comme la discipline sociale et la compression de la consommation et des salaires, ainsi que la tournure oligarchique et dirigiste qu’avait prise l’édifice corporatif.

• 23 Sur les néosocialistes, voir P. Burrin, La Dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery (1933-1945), Par (...)
• 24 Cité dans P. Burrin, op. cit., version ePub, chap. 4.
• 25 G. Friedmann, « Démasquons la corporation », Europe, 15 août 1934, p. 585.

24L’historiographie a longtemps souligné la gestation de la vague néosocialiste de Paul De Man et Marcel Déat, le rôle de l’arrivée au pouvoir d’Hitler dans l’élaboration d’une proposition interclassiste et nationaliste pour tenter de barrer la route à la marée brune, mais aussi la fascination que l’univers symbolique fasciste lui-même exerçait sur les circuits « néo »23. Sur la base de l’évaluation de Léon Blum, selon laquelle c’est une grave erreur de s’opposer à l’adversaire « en lui empruntant son terrain de combat, en lui dérobant une partie de son idéologie, de sa sentimentalité »24, la presse socialiste et communiste développe une large campagne polémique qui identifie le corporatisme comme une sorte de cheval de Troie utile pour déclencher de dangereux courts-circuits idéologiques et favoriser un glissement vers la droite du cadre politique. Le sociologue Georges Friedmann souligne en 1934 dans Europe, revue proche au Parti communiste, l’avancée de ce mot passe-partout, qui s’accompagne de « l’éloge du fascisme italien, de sa législation, de son organisation économique […] au détour de chaque page aussi bien dans les vieilles revues réactionnaires genre Deux-Mondes que dans les tonnes de publications quotidiennes et hebdomadaires qui se donnent pour tâche […] de préparer le socialisme-national français »25. L’auteur recommande donc de concentrer les activités de propagande

• 27 Sur Gaëtan Pirou, voir F. Mornati, « Le corporatisme italien vu par les économistes français des a (...)

26Gaëtan Pirou, chargé de cours depuis 1928 à l’École pratique des hautes études, est peut-être l’analyste le plus prolifique du corporatisme dans les années 193027. Dans son cas également, sa réflexion s’inscrit dans le cadre d’un intérêt plus large pour les nouvelles perspectives de politique économique qui se renforcent au cours des années 1930. D’orientation libérale-démocrate, Pirou va jusqu’à prôner la nécessité d’intégrer les éléments offerts par les théories corporatistes et le planisme, en procédant à une synthèse qui s’accommode de la pratique des conventions collectives syndicales ou de la gestion centralisée des secteurs stratégiques. Cependant, il considère la recette corporatiste dans sa version intégrale comme inapplicable, mettant en évidence une série d’apories qui minent sa construction conceptuelle : en 1939, il souligne (il n’est pas le premier à le faire) les éléments de faiblesse des théoriciens français, notamment des tenants du catholicisme social, qui prennent soin d’opposer le modèle du « corporatisme d’association » au modèle incarné par le fascisme italien et d’autres expériences dictatoriales, considérées comme des « caricatures » de l’authentique corporatisme. Cependant, ils sont obligés de « reconnaître que les expériences de corporatisme d’association ont été jusqu’ici trop peu nombreuses et qu’elles portent sur de trop petits pays ou sur des secteurs trop limités pour qu’on puisse faire grand fonds sur elles ». Les opposants à cette solution voient dans le résultat autoritaire non pas une déviation du système mais une conséquence directe de ses prémisses doctrinales :

• 29 Pour une lecture critique du corporatisme, voir par exemple E. Bonnefous et A. Tardy, Le Corporati (...)

27Tandis que plusieurs auteurs partagent la prudence et le scepticisme de Pirou à l’égard d’une réorganisation systématique du système productif selon les préceptes du corporatisme d’association29, la littérature procorporatiste, vaste et diversifiée, complique le tableau : une admiration et une curiosité généralisées pour les résultats de la construction mussolinienne s’accompagnent d’un recours rhétorique insistant à cette expérience, utilisée à la fois comme un modèle permettant de définir a contrario une proposition plus adaptée à la situation française, et comme une démonstration vivante que les idées corporatistes sont réalisables, que – en d’autres termes – elles peuvent descendre du plan des abstractions théoriques et se mesurer concrètement aux besoins d’une société industrielle moderne.

• 30 Voir aussi, pour le large spectre des positions exprimées par les observateurs français, C. Poupau (...)

28Ces orientations se retrouvent dans une littérature de voyage animée par des journalistes et écrivains fascisants, de Fernand Hayward à Ferdinand Bac, qui rapportent au public français leurs perceptions de la péninsule, soulignant les progrès extraordinaires réalisés par le régime dans les domaines de la santé publique, de l’infrastructure, de la production industrielle et résonnant comme une confirmation indirecte de l’efficacité des principes contenus dans la Charte du travail30. Représentatif de cette perspective est le récit de Frédéric Eccard publié en 1938 dans la Revue des deux mondes, dans lequel l’auteur, après avoir analysé les fondements juridiques et les réalisations imputables à la réforme corporative, conclut en invitant à s’inspirer d’une lecture « objective » de l’expérience fasciste pour s’engager dans une voie originale de reconstruction nationale :

• 32 Sur l’Institut, voir S. L. Kaplan, « Un laboratoire de la doctrine corporatiste sous le régime de (...)

31Le modèle italien, ou plutôt sa représentation à la fois suggestive et imprécise, constitue une référence omniprésente dans les années 1930, non pas pour invoquer une application mimétique, mais comme source d’inspiration en vue de l’expérimentation de solutions corporatistes originales. De ce point de vue, il serait utile de mener des enquêtes plus systématiques sur la réception du corporatisme fasciste dans une large série de publications, depuis le périodique Corporatisme, organe de l’Institut d’études corporatives et sociales dirigé par Maurice Bouvier-Ajam, jusqu’aux publications des minorités syndicales et de la pluralité des groupes qui animaient le débat non conformiste, dont les élaborations allaient se couler dans le projet composite de Vichy32.