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Dossier - Ecologie = X

Les nouveaux récits de la « révolution industrielle »

Un cas d’histoire à l’épreuve de la question écologique
François Jarrige
p. 49-60

Texte intégral

  • 1  David N. Cannadine, « The Past and the Present in the Industrial Révolution », Past and Présent, v (...)
  • 2  Herbert Marcuse, La Fin de l’utopie, Paris, Seuil, 1968 ; Jacques Elull, La Technique ou l’Enjeu d (...)
  • 3  Voir Jean-Philippe Barde et Emilio Gerelli, Économie et politique de l’environnement, Paris, PUF, (...)
  • 4  Franck-Dominique Vivien, « La pensée économique française dans l’invention de l’environnement et d (...)

1Forgée par les économistes du xixe siècle, par analogie avec les révolutions politiques en insistant sur la primauté de la croissance et du changement technique, l’expression de « Révolution industrielle » visait originellement à marquer la rupture vécue par les contemporains dans l’ordre socio-économique – rupture qui devait ouvrir une ère de progrès, d’enrichissement et d’émancipation à l’égard des contraintes naturelles1. Au terme de la période de croissance des « Trente Glorieuses », la « Révolution industrielle » est devenue pour beaucoup le point de départ d’une modernité destructrice de l’environnement et des équilibres naturels. Herbert Marcuse évoque ainsi les « horreurs de l’industrialisation capitaliste » ; Jacques Ellul fait de la « Révolution industrielle » le tournant décisif de transformation du monde vers un « système techniciste » ; pour Bertrand de Jouvenel, elle ouvre sur l’« Âge des machines » ou l’« Âge de l’énergie »2. Dès les années 1970, les économistes s’emparent de la problématique de l’environnement pour l’intégrer à leurs analyses. Plusieurs voies s’offrent à eux : certains cherchent à construire une économie de l’environnement qui prend la forme d’une extension de l’économie néo-classique dominante. L’environnement entre alors dans la sphère de la rareté, les pollutions deviennent des effets externes conçus comme des « défaillances » qu’il faut pallier en rétablissant des mécanismes marchands (c’est l’ancêtre du « développement durable3 ») ; d’autres considèrent que la question environnementale oblige plus profondément à changer de paradigme et de cadre analytique. C’est dans ce contexte que René Passet dénonce l’économie comme une « science tronquée », ou que Hugues de Jouvenel propose de remplacer l’économie politique par l’écologie politique en construisant ce que certains appellent une bio-économie et d’autres une « économie écologique4 ».

  • 5  Par exemple chez l’écologiste britannique Edouard Goldsmith, Le Défi du xxie siècle, Paris, éditio (...)
  • 6  Notre perspective n’est cependant pas de suivre le développement d’une histoire environnementale c (...)

2Ces débats qui mettent en question l’idéologie de croissance et le modèle industriel occidental, conduisent aussi à interroger sur de nouvelles bases l’histoire de l’industrialisation. La critique du capitalisme industriel et du déferlement technologique, considérés comme les principaux facteurs à l’origine de la crise écologique5, poussent à une (ré)interprétation de l’histoire économique et des singularités du modèle de développement de l’Occident. Ainsi la prise de conscience environnementaliste des années 1970 et la percée des idées écologistes ont-elles contribué à modifier le récit traditionnel de l’industrialisation selon un mouvement parallèle à celui qui agite alors la littérature, la philosophie ou l’histoire régionale américaine ➜ « L’Écocritique et la science : vers une consilience ? » ← et ➜ « De Frederick J. Turner à Donald Worster »6 ← . On s’interroge ainsi de plus en plus sur le poids des conditions environnementales dans les origines de l’industrialisation. Le récit linéaire centré sur l’étude de la croissance, et le primat accordé à la technique ont laissé place à une plus grande attention à la pluralité des chemins et des formes d’organisation du travail. Au modèle de la « Révolution industrielle » ont succédé des analyses de la « proto-industrialisation » ou de l’« industrialisation douce » qui caractérisa certaines régions. Par ailleurs, à côté des effets sociaux de l’industrialisation, l’historiographie se montre de plus en plus attentive à la question des pollutions et des risques qui n’ont cessé d’accompagner les transformations économiques depuis deux siècles. Ce sont ces différentes inflexions qu’il s’agit d’analyser ici.

Les contextes environnementaux de la « Révolution industrielle »

  • 7  Richard G, Wilkinson, « The English Industrial Révolution », dans Donald Worster (dir.), The Ends (...)
  • 8  David Landes, The Unbound Prometheus, Cambridge, Cambridge University Press, 1969 [trad. fr. : L’E (...)

3L’importance croissante de la question écologique apparaît d’abord dans l’attention que les historiens de l’économie portent à la variable environnementale pour rendre compte des diverses voies de passages vers la société industrielle. Dans les années 1970, Richard Wilkinson affirmait que « les racines écologiques de la révolution industrielle ne sont pas difficiles à trouver ». Le stimulus initial vient, selon lui, de l’épuisement des ressources et de l’inadaptation croissante du système économique aux environnements de plus en plus sollicités et occupés au xviiie siècle7. Contre David Landes, auteur d’une synthèse classique, qui faisait de la révolution technologique le fondement de la révolution industrielle, Wilkinson insiste sur le contexte écologique qui rendait ces bouleversements techniques profitables et donc rationnels8. À l’image d’une nature conçue comme une ressource inépuisable à exploiter succède la représentation d’une nature fragile aux capacités limitées.

  • 9  Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, Princeton University Press, 2000, 3e partie : « Beyond Smi (...)

4Plus récemment, Kenneth Pomeranz a étudié les origines de l’exception économique européenne en introduisant les facteurs environnementaux dans son analyse9. En effet, au début du xviiie siècle, la majorité de la production manufacturière était concentrée en Asie ; et la productivité agricole était alors plus élevée en Chine et en Inde qu’en Europe. Or, dès le début du siècle suivant, le rapport s’est inversé et l’Europe est devenue le centre économique du monde. Comment expliquer ce basculement ? Contre les thèses traditionnelles sur la primauté de l’esprit inventif ou la supériorité occidentale, Pomeranz insiste sur les variables environnementales à l’origine de la « grande divergence ». Par comparaison avec l’Inde ou la Chine, l’Europe possédait sur son propre continent et en Amérique d’énormes gisements de richesses encore sous-exploités. De même, dès le xviiie siècle, l’Europe commence à exporter vers l’Amérique ses populations excédentaires, réduisant du même coup les conséquences d’une trop grande densité de population, alors que celles-ci affectent aussi certaines régions de l’Asie au cours du xixe siècle.

  • 10  Voir Mike Davis, Génocides tropicaux, Paris, La Découverte, 2003 [2001], ou Jared Diamond, De l’in (...)

5Les facteurs écologiques et les externalités environnementales deviennent des éléments décisifs pour expliquer le développement inégal des sociétés10. Cet intérêt nouveau pour les variables environnementales dans l’historiographie économique illustre les inquiétudes croissantes qui se font jour depuis une trentaine d’années à l’égard des effets de la crise écologique sur l’économie contemporaine. Le corollaire de l’abandon d’une vision évolutionniste et déterministe de la « Révolution industrielle » a été la marginalisation des facteurs explicatifs classiques comme le progrès technique ou la concentration usinière.

La pluralité des chemins possibles

  • 11  Walt W. Rostow, Les Étapes de la croissance économique, Paris, Le Seuil, 1963, p. 13.

6La « Révolution industrielle » a longtemps été interprétée comme l’adoption du modèle de la grande usine mécanisée et concentrée dans un contexte de forte croissance de la production. L’ouvrage de l’historien britannique Walt W. Rostow sur Les Étapes de la croissance économique constitue sans doute la formulation la plus claire et la plus répandue de cette interprétation dominante durant la période de croissance de l’après-guerre. Pour Rostow, « les sociétés passent [toutes] par l’une des cinq phases suivantes : la société traditionnelle, les conditions préalables du démarrage, le démarrage, le progrès vers la maturité et l’ère de la consommation de masse11 ». Dans l’après-guerre, ce discours historique sert de support à la généralisation du modèle de la croissance à l’échelle planétaire. Il légitime le « développement » censé fournir la prospérité au monde (c’est le fameux « Point IV » de la doctrine Truman énoncé en 1945).

  • 12  Comme le reconnaît lui-même Rostow dans L’Ultimatum de l’an 2000, Paris, Economica, 1981, p. 1-2.
  • 13  Donnela Meadows, David Forrester et alii, Halte à la croissance, Paris, Fayard, 1973 [1972]. Le pr (...)
  • 14  Patrick O’Brien et Caglar Keyder, Economie Growth in Britain and France, 1780-1914, Londres, Allen (...)

7Mais à partir des années 1970, la rencontre entre la crise mondiale et les contestations écologistes de la croissance et de ses effets aboutit à interroger le « caractère inévitable, et la légitimité même de la croissance économique12 ». La critique de la « civilisation de puissance » de Jouvenel, le modèle de la bio-économie de Georgescu-Roegen ou encore le « rapport sur les limites à la croissance » du Club de Rome remettent en cause le paradigme classique de l’histoire de l’industrialisation13. L’idée que la croissance économique est un processus linéaire et cumulatif par lequel toutes les sociétés doivent successivement passer est remplacée par des recherches soucieuses de cerner la pluralité des voies de l’industrialisation. C’est dans ce contexte que des historiens britanniques remettent en cause l’idée que la Grande-Bretagne constituerait un modèle supérieur qui devrait être suivi par les autres États européens14.

  • 15  Voir Patrick Verley, La Révolution industrielle, Paris, Gallimard, 1997.
  • 16  Michael J. Piore et Charles Sabel, Les Chemins de la prospérité, Paris, Hachette, 1989 [1984].

8Contre le déterminisme sous-jacent à la « Révolution industrielle », de nombreux auteurs ont cherché à montrer que la grande usine mécanisée et le système de production concentrée n’étaient pas une forme supérieure d’organisation du travail. Loin de disparaître, le travail à domicile et le petit atelier sont longtemps restés des formes de production viables. Si l’uniformité des produits a favorisé le développement de grandes structures concentrées, les marchés plus étroits et segmentés et l’offre personnalisée permettaient de conserver l’efficacité aux petites entreprises et aux techniques artisanales15. Contre la spécialisation excessive des tâches et la production de masse, certains historiens économistes ont loué la « spécialisation flexible » qui aurait dominé la production du xixe siècle. Celle-ci se caractérise par la fabrication de biens non standardisés réalisés avec des machines utilisables pour différents modèles et conduites par une main-d’œuvre plus qualifiée16.

  • 17  Voir Charles Sabel et Jonathan Zeitlin, « Historical Alternatives to Mass Production : Politics, M (...)

9Les critiques du modèle technoscientifique occidental ont encouragé les chercheurs à partir en quête des modèles alternatifs qui avaient pu exister dans le passé. L’industrialisation du xixe siècle n’est pas née du néant, elle s’est mise en place en supplantant de nombreuses techniques de fabrication et modes de production moins rigides. Pour Charles Sabel et Jonathan Zeitlin, les grandes entreprises fondées sur la production en série ont remplacé celles qui associaient le savoir-faire artisanal avec une forte intégration locale. Si ces modes de production artisanaux mécanisés souples l’avaient emporté, alors peut-être que les firmes industrielles évoqueraient aujourd’hui pour nous l’idée d’une activité liée à certaines collectivités plutôt que l’image des organisations autarciques, presque totalement coupées de leur environnement, que la production en série a multipliées17.

  • 18  Patrick Verley, La Révolution industrielle, op. cit., p. 93.

10Ces analyses cherchaient à s’opposer aux interprétations téléologiques à la Rostow, incapables d’admettre qu’il puisse exister une pluralité de modes de fonctionnement efficaces et d’alternatives au modèle de la production en série. Elles fournissent aussi des bases théoriques pour penser des formes d’organisation productive alternatives, enracinées dans des communautés locales, fondées sur un travail qualifié et sur un usage socialement contrôlé de la technique. Pour ces auteurs, il a donc existé au xixe siècle une alternative de développement industriel, soit par l’usine et la production en série, soit par la petite et moyenne entreprise, et la voie adoptée fut moins le résultat d’un déterminisme ou d’une nécessité technologique et économique que celui d’un choix de société18.

11Les critiques de l’idée de croissance ont poussé les historiens et les économistes à complexifier leur analyse de la croissance économique en se détournant des seuls indicateurs statistiques. Ils insistent de plus en plus sur la pluralité des voies de la concentration industrielle, la mixité des formes d’organisation, des cultures du travail et des techniques, qui ont multiplié les chemins et les formes possibles du changement économique. Tous ces travaux nous invitent à prendre nos distances avec le mythe de l’entrepreneur héroïque et à revisiter les clivages trop faciles entre modernité et tradition, secteur formel et informel, qui continuent pourtant de gouverner nos représentations du champ économique. L’industrialisation n’est plus conçue comme un processus linéaire et unique par lequel devrait passer toute société, on recherche plutôt les spécificités locales, les modes d’adaptation régionaux et les possibles non advenus.

« Proto-industrialisation », « révolution industrieuse » ou « industrialisation douce » ?

  • 19  Franklin Mendels, « Aux origines de la proto-industrialisation », Bulletin du Centre d’histoire éc (...)
  • 20  Donald C. Coleman, « Proto-industrialization : a Concept too Many », Economie History Review, vol. (...)

12Face à ces remises en cause, les historiens ont déployé une grande ingéniosité pour remplacer l’expression « Révolution industrielle » par d’autres plus conformes aux nouvelles manières de penser l’activité économique. Au lieu de n’examiner le changement économique que sous l’angle des agrégats et des séries statistiques, ils se sont efforcés de partir des pratiques et des représentations des acteurs. Dans les années 1970, Franklin Mendels a ainsi proposé la notion de « proto-industrialisation » pour saisir les mutations des pratiques et des formes d’organisation du travail aux xviiie et xixe siècles19. En raison de la dispersion de la production à domicile et du manque de sources pour l’étudier, on a longtemps négligé son apport spécifique à l’industrialisation. Elle constitue pourtant le mode dominant d’organisation du travail en Europe pendant une grande partie du xixe siècle. Pour Mendels, la « proto-industrialisation » désigne une forme d’organisation mixte, à la fois rurale et urbaine ; elle concerne en premier lieu – mais pas seulement – le secteur textile. Elle désigne un mode de production étroitement immergée dans l’économie familiale où se mêlent production domestique et production marchande. Son développement au xviiie siècle expliquerait l’avènement ultérieur de l’industrie concentrée en fournissant une forme transitoire d’organisation productive permettant une première accumulation de capital. La proto-industrialisation a donc permis d’augmenter la production en l’absence de progrès technique en recourant à une main-d’œuvre rurale dispersée, bon marché, et sans tradition corporative. Dans des régions d’agriculture pauvre, la dispersion de l’industrie textile permettait de fournir des revenus d’appoint, de soutenir la croissance démographique, et par-là de préparer l’avènement de l’industrie moderne du xixe siècle. Mendels a fondé son modèle sur l’exemple extrême des Flandres : dans cette région le processus de ruralisation de la production fut tel que la population urbaine diminua entre le xviie siècle (où 40 à 45 % de la population était urbaine) et le xviiie siècle (seulement 20 à 30 %). En l’absence de transformation majeure des méthodes productives, la dispersion de la filature ou du tissage permettait d’utiliser les temps morts de la production agricole. Cette notion a suscité de nombreux débats et critiques20 ; elle maintient une vision linéaire et largement téléologique de l’industrialisation, mais elle a permis de rompre avec les lectures antérieures en redécouvrant la complexité de la « Révolution industrielle » qui ne se réduit ni à l’avènement de la grande usine mécanisée ni à la concentration des prolétaires en ville.

  • 21  Jan De Vries, « The Industrial Révolution and the Industrious Révolution », The Journal of Economi (...)
  • 22  Pour une utilisation de cette notion pour des ères extra-européennes, voir Christopher A. Baily, L (...)
  • 23  Jean-Marc Olivier, « Société rurale et industrialisation douce. Morez (Jura), 1789-1914 », Thèse s (...)

13Prolongeant ces analyses, la notion de « Révolution industrieuse » avancée récemment propose une autre interprétation critique des débuts de l’industrialisation21. Dans ce modèle, c’est d’abord l’évolution de la demande liée à de nouveaux goûts et à de nouvelles pratiques culturelles familiales au xviiie siècle qui explique le développement de la consommation et l’intensification du travail22. On a également pu parler d’« industrialisation douce » pour désigner un processus sans bouleversement majeur, en phase avec la société pastorale alentour comme l’illustre l’exemple de l’« industrialisation douce » du Morez (Jura) au xixe siècle23. Pour les approches classiques qui mesurent la « modernité » et le développement industriel à l’aune des grandes concentrations industrielles urbaines, les industries rurales ne pouvaient constituer que des survivances archaïques, des aberrations temporaires ou, au mieux, des formes transitoires vers l’usine concentrée. Or, à l’encontre de ce modèle, le Haut-Jura connaît une indéniable réussite industrielle au cours du xixe siècle en passant par trois cycles successifs : la clouterie de 1780 à 1830, la phase horlogère de 1820 à 1880 puis le temps de la lunetterie après 1860. Cette pérennité du district industriel morézien ne se nourrit pas tant des logiques économiques de rentabilité que d’une dynamique sociale fondée sur la pluriactivité et le désir de conserver un lien étroit avec la terre. Les paysans moréziens cherchent à contourner la concentration et la mécanisation du travail en développant des stratégies originales d’adaptation à la demande, en poussant très loin l’adaptation au milieu montagnard. Cette organisation, efficace sur le plan économique, s’est également traduite par une indéniable réussite sociale : faible exode rural, alphabétisation élevée (93 % des conscrits du canton savent lire et écrire en 1853, bien plus que la moyenne nationale).

  • 24  Voir Jean-Michel Minovez, L’Impossible Croissance en milieu toulousain ?, Paris, Publisud, 1997 ; (...)

14L’Europe du xixe siècle est pleine de ces formes d’organisations économiques hybrides qui tentèrent de conjuguer le dynamisme économique avec l’enracinement local et une vie communautaire harmonieuse. Le Sud-Ouest de la France au xixe siècle, que les historiens des années 1960 analysaient à partir de la notion de « sous-développement », est de plus en plus redécouvert comme un modèle original et dynamique. Là où l’on voyait auparavant du retard et de l’archaïsme, on découvre désormais un dynamisme singulier fondé sur la multitude des petits ateliers ruraux dispersés. Là, l’industrialisation ne bouleverse pas les cadres traditionnels mais tend plutôt à les pérenniser ; de même, la mécanisation se fait dans un cadre local en recourant aux énergies disponibles, notamment hydrauliques24. Au lieu d’être un processus linéaire et inévitable, l’industrialisation du xixe siècle est mieux décrite avec la métaphore de l’arbre à plusieurs branches : il existait plusieurs solutions possibles et disponibles pour les acteurs en matière de technologie et d’organisation de la production. L’image de l’industrialisation qui ressort de ces modèles est complexe : la grande usine concentrée et polluante cesse d’être une évidence et la seule manière possible d’organiser la production ; elle devient une alternative historique possible parmi beaucoup d’autres.

Penser les nuisances et les risques de l’industrialisation

  • 25  Pour lui, la pollution de l’air et des eaux était les premiers signes de l’industrie « paléotechni (...)

15Pendant longtemps, les historiens de la « Révolution industrielle » n’ont montré que peu d’intérêt pour ses conséquences environnementales. En dépit des remarques de Lewis Mumford dès les années 1930, les pollutions industrielles n’ont été prises en compte que tardivement25. Des études détaillées ont été consacrées à certains secteurs d’activité comme la chimie sans qu’une seule ligne ne soit consacrée aux pollutions gigantesques qu’elle engendrait. Mais, comme l’écrivent les organisateurs d’un colloque invitant au développement de l’histoire de l’environnement en France,

  • 26  Colloque du CRH (EHESS), « Intégrer le social et l’environnement à l’histoire », appel à communica (...)

[...] à l’heure où le changement climatique, l’érosion de la biodiversité et d’autres problèmes écologiques constituent pour l’humanité des défis majeurs [...] il ne nous paraît plus possible d’écrire une histoire économique et sociale qui n’intègre pas la dimension environnementale. [Face aux défis contemporains] nous avons besoin d’une histoire qui éclaire la façon dont se sont construites les situations insoutenables que nous connaissons26.

  • 27  Geneviève Massard-Guilbaud, « De la “part du milieu” à l’histoire de l’environnement ». Le Mouveme (...)
  • 28  Brian W. Clapp, An Environmental History of Britain since the Industrial Révolution, Londres, Long (...)
  • 29  William Cronon, Natures Metropolis, Londres, W.W. Norton, 1991, « préface ».
  • 30  Alain Corbin, « L’opinion et la politique face aux nuisances industrielle dans la ville préhaussma (...)

16Plus qu’en France où elle tarde à se développer, l’histoire des conséquences environnementales de l’industrialisation s’est surtout développée dans le nord de l’Europe et aux Etats-Unis27. En Allemagne, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, de nombreux travaux remarquables ont montré l’impact du développement industriel sur l’environnement28. À Chicago, William Cronon – l’un des membres du « Gang of Four », avec Patricia Limerick, Richard White et Donald Worster ➜ « L’Écocritique et la science : vers une consilience ? » ← et ➜ « De Frederick J. Turner à Donald Worster » souligne que, dès le xixe, les enjeux économiques qui semblent les plus récents se posaient déjà : déforestation à grande échelle, extinction des espèces, exploitation excessive des ressources, etc.29. S’il est vrai que le Smog est une invention anglaise et que l’utilisation précoce et intensive du charbon rend la question de la pollution de l’air rapidement centrale outre-Manche, les problèmes liés à la pollution de l’eau ou de l’air n’ont pas cessé de susciter des débats et des controverses sur le continent dès les débuts de l’industrialisation30.

  • 31  Thomas Leroux, Les Nuisances artisanales et industrielles à Paris, 1770-1830, Thèse soutenue en 20 (...)
  • 32  Jean-Baptiste Fressoz, « Beck Back in the Nineteenth Century. Historicizing Risk Society in the Lo (...)

17Au début du xixe siècle, par exemple, Paris est malade de ses pollutions, ce qui pousse le préfet de police à créer un conseil de salubrité, composé d’experts et chargé de visiter les ateliers. En 1810, un premier décret sur les établissements insalubres est adopté, mais les plaintes des citadins contre les pollutions s’accentuent dans les années qui suivent. Dès la première moitié du xixe siècle, les autorités sont acquises au progrès industriel ; elles cherchent à légitimer la présence de l’industrie en ville en affirmant son innocuité et en proposant de remédier aux nuisances grâce au recours aux améliorations techniques31. La question des risques technologiques pénètre également progressivement le champ des interrogations historiennes. Loin d’être une préoccupation neuve de la fin du xxe siècle, parallèle à l’affirmation du principe de précaution et à la prise de conscience des catastrophes à venir, la question du risque possède une longue histoire qui a amené très tôt les autorités à tenter de réguler et prévenir les nouveaux risques qui émergeaient dans la société industrielle32.

Conclusion

18Il serait sans doute excessif d’expliquer la reconfiguration actuelle des interprétations des débuts de l’industrialisation par la seule prise en compte de la « question écologique » ou, pour le dire autrement, d’une préoccupation à l’égard de la dégradation environnementale. Les mutations épistémologiques plus larges qui ont marqué l’histoire économique comme les apports fructueux de la sociologie et de l’anthropologie ont aussi contribué à redessiner le récit traditionnel. Mais en mettant en cause le sens et la validité d’une croissance sans fin, la crise écologique a amené nombre d’auteurs à déplacer les frontières disciplinaires et à interroger les catégories usuelles. Les nouveaux récits de la « Révolution industrielle » nés de ces interrogations insistent sur la contingence de la concentration usinière et la richesse des modes d’organisation productive passés, ils accordent davantage de place aux contraintes écologiques qui pèsent sur les transformations économiques comme aux pollutions et aux nuisances qui n’ont cessé de les accompagner.

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Notes

1  David N. Cannadine, « The Past and the Present in the Industrial Révolution », Past and Présent, vol. 103, n° 1, 1984, p. 131-172 ; Julien Vincent, « Cycle ou catastrophe ? Perspectives critiques sur “l’invention de la Révolution industrielle” en Grande-Bretagne, 1884-1914 », dans Jean-Philippe Genet (dir.). Les idées traversent-elles la Manche ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 235-268.

2  Herbert Marcuse, La Fin de l’utopie, Paris, Seuil, 1968 ; Jacques Elull, La Technique ou l’Enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990, p. 35-55 ; Bertrand de Jouvenel, Arcadie. Essais sur le mieux-vivre, Paris, Gallimard, 2002 [1965], p. 209-210.

3  Voir Jean-Philippe Barde et Emilio Gerelli, Économie et politique de l’environnement, Paris, PUF, 1977.

4  Franck-Dominique Vivien, « La pensée économique française dans l’invention de l’environnement et du développement durable », Annales des Mines, Responsabilité et environnement, n° 46, avril 2007, p. 68-72.

5  Par exemple chez l’écologiste britannique Edouard Goldsmith, Le Défi du xxie siècle, Paris, éditions du Rocher, p. 385.

6  Notre perspective n’est cependant pas de suivre le développement d’une histoire environnementale comme le fait François Duban, ni de penser l’articulation entre écologie et capitalisme comme le propose Frédéric Neyrat. L’enjeu est plutôt de voir quels effets de reconfiguration du récit de la « Révolution industrielle » a eu l’émergence de la question écologique dans le débat politique et social contemporain.

7  Richard G, Wilkinson, « The English Industrial Révolution », dans Donald Worster (dir.), The Ends of the Earth, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 80-103 ; et Richard G. Wilkinson, Poverty and Progrèss, Londres, Methuen, 1973.

8  David Landes, The Unbound Prometheus, Cambridge, Cambridge University Press, 1969 [trad. fr. : L’Europe technicienne, ou le Prométhée libéré, Paris, Gallimard, 1975],

9  Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, Princeton University Press, 2000, 3e partie : « Beyond Smith and Malthus : from Ecological Constraints to Sustained Industrial Growth ».

10  Voir Mike Davis, Génocides tropicaux, Paris, La Découverte, 2003 [2001], ou Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, Paris, Gallimard, 2000 [1997].

11  Walt W. Rostow, Les Étapes de la croissance économique, Paris, Le Seuil, 1963, p. 13.

12  Comme le reconnaît lui-même Rostow dans L’Ultimatum de l’an 2000, Paris, Economica, 1981, p. 1-2.

13  Donnela Meadows, David Forrester et alii, Halte à la croissance, Paris, Fayard, 1973 [1972]. Le principal ouvrage de Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, est publié en 1971, un an avant le fameux rapport du Club de Rome, en français : Demain la décroissance [1979], Paris, Sang de la terre, 1995 ; voir aussi Kōzō Mayumi, The Origins of Ecological Economics, Londres, Routledge, 2001.

14  Patrick O’Brien et Caglar Keyder, Economie Growth in Britain and France, 1780-1914, Londres, Allen & Unwin, 1978.

15  Voir Patrick Verley, La Révolution industrielle, Paris, Gallimard, 1997.

16  Michael J. Piore et Charles Sabel, Les Chemins de la prospérité, Paris, Hachette, 1989 [1984].

17  Voir Charles Sabel et Jonathan Zeitlin, « Historical Alternatives to Mass Production : Politics, Markets and Technology in Nineteenth Century Industrialization », Past and Présent, vol. 108, n° 1, 1985, p. 133-176.

18  Patrick Verley, La Révolution industrielle, op. cit., p. 93.

19  Franklin Mendels, « Aux origines de la proto-industrialisation », Bulletin du Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1978, n° 2, p. 1-25.

20  Donald C. Coleman, « Proto-industrialization : a Concept too Many », Economie History Review, vol. 36, 1983.

21  Jan De Vries, « The Industrial Révolution and the Industrious Révolution », The Journal of Economic History, Vol. 54, n° 2, juin 1994, p. 249-270.

22  Pour une utilisation de cette notion pour des ères extra-européennes, voir Christopher A. Baily, La Naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, éditions de l’Atelier/Le Monde diplomatique, 2006, p. 63.

23  Jean-Marc Olivier, « Société rurale et industrialisation douce. Morez (Jura), 1789-1914 », Thèse soutenue en 1998 à l’université Lyon II ; publiée sous le titre Des clous, des horloges et des lunettes : les campagnards moréziens en industrie, 1789-1914, Paris, éditions du CTHS, 2004.

24  Voir Jean-Michel Minovez, L’Impossible Croissance en milieu toulousain ?, Paris, Publisud, 1997 ; Jean-Marc Olivier, « Les industries rurales en Midi-Pyrénées pendant le xixe siècle », 126e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Toulouse, 2001 ; il en est de même de l’industrialisation de la Méditerranée : Gérard Chastagneret, « La Méditerranée ou l’industrialisation masquée », Alliage, n° 24-25, 1995.

25  Pour lui, la pollution de l’air et des eaux était les premiers signes de l’industrie « paléotechnique », Lewis Mumford, Technique et Civilisation, Paris, Seuil, 1950, [1re éd. 1934], p. 155-159 : « La destruction de l’environnement ».

26  Colloque du CRH (EHESS), « Intégrer le social et l’environnement à l’histoire », appel à communication consultable en ligne http://calenda.revues.org/nouvelle8534.html [consulté le 14/4/2007].

27  Geneviève Massard-Guilbaud, « De la “part du milieu” à l’histoire de l’environnement ». Le Mouvement social, n° 200, 2004, p. 64-72 ; Christophe Bernhardt et Geneviève Massard-Guilbaud (dir.). Le Démon moderne, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002.

28  Brian W. Clapp, An Environmental History of Britain since the Industrial Révolution, Londres, Longman, 1994 ; Edmund Newell, « Atmospheric Pollution and the British Copper Industry, 1690- 1920 », Technology and Culture, vol. 38, n° 3, juillet 1997, p. 655-689.

29  William Cronon, Natures Metropolis, Londres, W.W. Norton, 1991, « préface ».

30  Alain Corbin, « L’opinion et la politique face aux nuisances industrielle dans la ville préhaussmannienne », dans Alain Corbin, Le Temps, le désir et l’horreur, Paris, Aubier, 1991, p. 185-198 ; Geneviève Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances industrielles urbaines (1800-1940) », Vingtième Siècle, n° 64, octobre-décembre. 1999, p. 53-65.

31  Thomas Leroux, Les Nuisances artisanales et industrielles à Paris, 1770-1830, Thèse soutenue en 2007 à l’université Paris I.

32  Jean-Baptiste Fressoz, « Beck Back in the Nineteenth Century. Historicizing Risk Society in the Longrun », History and Technology, vol. 23, n° 4, 2007, p. 333-350.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Jarrige, « Les nouveaux récits de la « révolution industrielle » »Labyrinthe, 30 | 2008, 49-60.

Référence électronique

François Jarrige, « Les nouveaux récits de la « révolution industrielle » »Labyrinthe [En ligne], 30 | 2008 (2), mis en ligne le 27 mai 2008, consulté le 12 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/labyrinthe/3769 ; DOI : https://doi.org/10.4000/labyrinthe.3769

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