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La sensation de déjà vu

de Remo Bodei
Alban Pichon
p. 131-137

Notes de l’auteur

Remo Bodei, La sensation de déjà vu, Paris, Seuil, 2007, 192 pages, 19 €. Dans la suite, tous les numéros de page entre parenthèses renvoient à cet ouvrage.

Texte intégral

1À qui n’aurait jamais ressenti la troublante sensation de déjà vu, le poème Sudden Lights de Dante Gabriel Rossetti pourrait donner un aperçu du phénomène :

  • 1  « J’ai déjà été ici avant, / Mais quand ou comment je ne peux le dire [...] / Tu as été mienne ava (...)

I have been here before,
But when or how I cannot tell
...
You have been mine before, –
How long ago I may not know:
But just when at thaï swallow’s soar
Your neck turned so,
Some veil did fall, – I knew it all of yore1.

2Ces vers disent la vive certitude d’avoir déjà vécu le moment présent (sans que ce souvenir soit pour autant possible à dater, comme s’il se dérobait) et l’impression d’avoir déjà assisté à pareille suite d’événements.

3Remo Bodei a consacré son ouvrage le plus récent, La Sensation de déjà vu, à l’étude de cette illusion (que Bergson qualifiait de « fausse reconnaissance » ou de « souvenir du présent »). L’exposé débute par une première analogie : le déjà vu est en quelque sorte un rêve inversé. Puis Bodei « [entrelace] le thème limité du déjà vu à d’autres qui sont plus larges, ramifiés et importants : la mémoire et les dimensions du temps, l’éternité et l’éternel retour, le délire et le regret, l’identité et la scission de la personnalité » (p. 23), la guerre et la superstition, la figure du double et la création artistique.

4L’étude veut se prémunir « contre la tendance à banaliser le phénomène en le réduisant à des explications unilatérales et simplistes » (p. 23). Elle associe donc réflexions philosophiques, résultats scientifiques et commentaires esthétiques (principalement littéraires) : on voit ainsi les pages qui présentent les hypothèses médicales contemporaines se poursuivre par un développement phénoménologique, qui prend leur contre-pied par son orientation résolument non réductionniste, avant d’ouvrir sur un examen, d’ordre encore très différent, du concept métaphysique d’éternité.

  • 2  Bergson remarque d’ailleurs : « On possède bien des observations de fausse reconnaissance : elles (...)

5À la question « peut-on isoler l’essence du déjà vu ? », la construction du texte répond donc d’elle-même par la négative. La multiplication des axes de réflexion découle en partie de l’entreprise de Bodei (étoiler le sujet plutôt que le cerner), mais elle répond aussi aux nombreuses incertitudes qui perdurent quant à l’explication du déjà vu. Car, si sa description phénoménale ne pose guère de question2, ses causes restent quant à elles incertaines : les pythagoriciens ont pu l’attribuer à la métempsycose ; Augustin le tenait pour une illusion démoniaque destinée à accréditer l’hypothèse de l’éternel retour (contraire à la doctrine chrétienne) ; quant à Arthur Ladbroke Wigan, médecin britannique, il l’expliquait en 1844 par d’éventuels déphasages entre les hémisphères du cerveau. Et Bodei s’intéresse d’ailleurs moins à isoler l’essence du déjà vu qu’à faire du phénomène un entre-deux, un compromis, le résultat d’une tension entre forces contraires. Le déjà vu peut par exemple s’accorder au souhait de vivre indéfiniment les mêmes moments heureux ; mais pour saisir la complexité du phénomène, il faut aussi prendre en considération la peur concomitante de voir, pour peu que le temps devienne cyclique, les tourments se répéter eux aussi (cette angoisse inévitable donne à l’acceptation et à la revendication nietzschéenne de l’éternel retour son caractère courageux et volontaire). Le déjà vu est également tiraillé entre le désir – que le temps devienne réversible – et la raison – qui rappelle l’impossibilité de cette inversion. Enfin, Bodei insiste sur l’ambiguïté de l’aspiration à une vie éternelle, qui sous-tendrait l’illusion de fausse reconnaissance : l’éternité est-elle enviable si elle implique une absence totale de changement ? Non, sans doute, puisqu’elle présenterait alors toutes les caractéristiques de la mort. Mais la « passagèreté » ne semble pas pour autant préférable, tant il est difficile d’accepter que la beauté du monde soit fugace et accidentelle.

  • 3  Henri Bergson, op. cit.. p. 146 sq.
  • 4  Ibidem, p. 151.

6La seconde question posée par Bodei, « pourquoi le déjà vu s’est-il trouvé sous la loupe des chercheurs entre 1850 et 1920 ? », découle d’abord d’une observation : à la suite des travaux d’Arthur Ladbroke Wigan, médecins, psychologues, philosophes et poètes se passionnent pour le déjà vu à la fin du xixe siècle. Une réflexion suivie s’engage notamment dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger : Émile Boirac (1876), puis André Lalande (1893) et Ludovic Dugas (1894) y exposent leur théorie. En 1908, Bergson poursuit cette série d’articles en adoptant une position nouvelle. Selon lui, le déjà vu ne fait que révéler la nature double de la conscience : « Toute perception est [...] accompagnée par le souvenir, par son double virtuel » (p. 70) et, lorsque survient un « affaiblissement temporaire de l’attention générale à la vie3 », « le souvenir rejoint la perception, le présent est reconnu en même temps qu’il est connu4 ».

7À cet engouement scientifique (que Pierre Janet qualifie de « mode »), Bodei donne plusieurs explications. Une première lie les recherches portant sur le déjà vu à celles menées, à la même période, sur les phénomènes de dépersonnalisation. Une deuxième se fonde sur la pensée de Walter Benjamin, pour qui le déjà vu est une réaction à « l’usure psychique et [à] l’angoisse » (p. 102) produites par les « chocs » constitutifs de l’expérience moderne. Une troisième fait l’hypothèse d’une lacune creusée entre passé et présent à la fin du xixe siècle (ce que Reinhart Koselleck décrit comme une accélération du temps historique). Une dernière affirme que le machinisme et la guerre contribuent au dérèglement de la mémoire et de la perception.

8Répondant à l’objectif fixé dès ses premières pages, l’ouvrage démontre clairement que la philosophie dispose d’une riche tradition de pensée pour conceptualiser la sensation de déjà vu. Néanmoins, puisque Bodei cherche avant tout à reconnaître dans son objet d’étude certains thèmes plus larges et plus importants, il entraîne parfois l’exposé dans des développements qui s’éloignent pour un temps de son sujet premier. On peut aussi regretter que son approche esthétique se limite à la poésie (Rossetti, Verlaine, Ungaretti et Shakespeare sont les auteurs les plus couramment cités). Le champ des images animées est en particulier restreint à la portion congrue (une seule et rapide référence au film Matrix).

  • 5  Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 77 et p. 106.
  • 6  Alain Chareyre-Méjan, Le Réel et le fantastique, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 83.

9La constante attention portée à la période charnière de la fin du XIXe siècle et le rappel des théories de Benjamin pouvaient pourtant inviter à une incursion plus poussée dans ce domaine : en effet. Benjamin associe parallèlement le choc moderne au déjà vu et au montage cinématographique. Cet « oubli » des images en mouvement se traduit également par l’absence de référence à Deleuze, malgré l’importance qu’occupe la pensée de Bergson chez ce philosophe, et bien qu’il aborde explicitement le thème de la paramnésie dans L’image-temps5 -la notion est essentielle au concept d’image-cristal qu’il développe. Enfin, remarquons que le thème du fantastique, esquissé dans les premières pages du livre – « ce qui inquiète, c’est le doute sur l’identité, le soupçon qu’un étranger, un revenant cohabite en nous » (p. 14) – appellerait sans doute un développement plus ample. C’est du moins ce que suggère la lecture d’Alain Chareyre-Méjan qui note : « Le grand thème fantastique est l’illusion du déjà vu6. »

  • 7  Voir notamment Peter Krapp, Déjà vu : Aberrations of Cultural Memory, Minneapolis, University of M (...)
  • 8  Voir notamment Alan S. Brown, « A Review of the déjà vu Expérience », Psychological Science, 2003, (...)
  • 9  « Le phénomène du “déjà vu” et la fin de l’histoire », Miracle, virtuosité, et « déjà vu ». Trois (...)

10Bien sûr, le texte de Bodei n’a aucunement l’ambition d’offrir un traitement exhaustif du sujet. L’ouvrage, relativement court, veut avant tout proposer quelques pistes de réflexion. On en retiendra l’axe principal : l’engouement pour le déjà vu entre les années 1850 et 1920. Néanmoins, cette vive curiosité passée ne doit pas masquer des travaux plus récents. Lorsque Bodei déclare, dans sa conclusion, que le phénomène a perdu son actualité, il pourrait être démenti par sa propre étude, susceptible de marquer un regain d’intérêt pour le déjà vu s’il en était besoin. Mais d’autres essais7, ainsi que de nombreuses études scientifiques8, ont déjà contribué à l’attention contemporaine pour le sujet. Le postmodernisme instaure sans doute un contexte très favorable au « retour » du déjà vu, comme l’écrit Paolo Virno9 :

  • 10  Paolo Virno, op. cit., p. 43.

Devant l’hyper historicité de l’expérience, l’idéologie postmoderne s’empresse d’entonner la cantilène lugubre et mièvre du déjà vu : tout a déjà été ; l’histoire est tombée « dans l’ordre du recyclable »10.

  • 11  Ibidem, p. 43.

11Arbitrer entre cette idée (actualité flagrante du déjà vu) et l’hypothèse de Bodei (inactualité regrettable) impliquerait de se prononcer sur la question suivante : est-ce que – hypothèse postmoderne – l’époque contemporaine confère progressivement à « toute action [...] le statut, et les formes, d’une citation11 » ? Ou faut-il considérer que « le passé [...] a toujours plus de peine à imposer ses modèles » (p. 147) ?

  • 12  « Ne perdez pas le sens du passé », dans Roger-Pol Droit, Frederico Mayor (dir.), Lettres aux géné (...)

12Dans sa lettre aux générations futures, intitulée « Ne perdez, pas le sens du passé », Bodei écrivait déjà : « le sens que prend le passé dans le présent [...] se restreint12 ». Ce phénomène découle selon lui des facteurs de discontinuité qui se multiplient au détriment des principes de permanence : le bouleversement engendré par les guerres, la rapidité du progrès technique et l’effondrement des grands récits ne permettent plus de faire valoir le passé pour comprendre le présent. Pendant un certain laps de temps, ces différentes crises ont pu fournir le terreau favorable à un avènement de la sensation de déjà vu, mais, en s’accentuant, elles ont fini par rompre tout lien unissant le passé au présent. Les chocs de la modernité, qui avaient d’abord alimenté le phénomène de paramnésie en engageant la société sur la voie de la répétition – forme dégradée de la continuité –, ont fini par instaurer un écart insurmontable entre le monde contemporain et son histoire. La frontière est donc ténue entre propension à la répétition et abandon des modèles issus du passé.

13D’ailleurs, ces deux attitudes, qui correspondent respectivement aux positions défendues par Virno et par Bodei dans leurs analyses de la société (post) moderne, ne sont contradictoires qu’en apparence. Pour démontrer leur cohérence, rappelons d’abord leur perspective historique. Virno travaille, pour les réfuter, les idées de Kojève et Baudrillard relatives à la fin de l’histoire. Que cette fin signifie un achèvement de l’histoire ou un abandon de la perspective historique, elle découle toujours selon Virno d’une illusion de déjà vu qui prive le présent de son potentiel. Virno compare ainsi la post-histoire à ce que Nietzche appelait l’histoire antiquaire – c’est à dire le respect méticuleux et systématique, par l’historien, de toutes les traces du passé quelles qu’elles soient. La post-histoire souffrirait, elle aussi, d’un excès de mémoire. Or, cette surabondance empêche l’action historique car celle-ci requiert une part d’oubli. De même, ce n’est qu’en oubliant en partie le passé, c’est-à-dire en délaissant les informations superflues, que l’on s’assure de pouvoir lui donner sens et d’être en mesure de le faire signifier au regard du présent. Dans le cas contraire, l’obsession antiquaire et le présent vécu comme reprise incessante, empêchent – paradoxalement – de dégager du passé les modèles susceptibles d’être appliqués au monde contemporain.

14Mais la mémoire omniprésente, et donc néfaste, qui paralyse notre société, ne correspond pas exactement à un excès de souvenirs issus de notre passé. Selon Virno, il s’agit d’une mémoire du présent, c’est-à-dire d’une illusion de fausse reconnaissance :

  • 13  Paolo Virno, op.cit., p. 38.

En tant qu’on en a déjà la mémoire pendant qu’on le vit, ce « maintenant » constitue un « jadis » illusoire mais puissant [...] à l’égard duquel on est obligé d’adopter un comportement mimétique. À l’époque où le présent perçu semble devoir reproduire [...] le présent rappelé, les hommes tendent facilement à un fatalisme teinté de résignation13.

  • 14  Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1962 [2e éd. augmentée], p (...)
  • 15  Jean Baudrillard, Mots de passe, Paris, Le livre de poche, 2000, p. 59.

15Le monde contemporain se caractérise en effet par un culte du présent et par la propension de ce présent à se transformer immédiatement en objet de nostalgie. Selon Kojève, l’American way of life se traduit par cette prédominance d’un éternel présent14. Pour Baudrillard, l’homme en vient même à perdre « à la fois la mémoire du passé, la projection du futur, la possibilité d’intégrer ce futur dans une action présente15 ». Bodei ne dit rien de différent : ni la religion ni la société laïque n’offrent plus désormais de perspective future (paradis ou avènement d’une société meilleure) ; et une fois que nous avons accepté notre soit d’animal mortel doué d’une vie unique irréversible, seuls nous restent « le désir d’exploiter les situations, le besoin de saisir dans le présent immédiat [...] les rares moments d’amour, de l’amitié, du plaisir ou du bien-être » (p. 148, je souligne).

16L’antagonisme entre Bodei et Virno ne repose donc pas sur le rapport de notre société aux modèles passés. Leur différence de position réside dans les conséquences qu’ils attribuent à l’intérêt exclusif porté au présent. Pour Bodei, cette attitude exclut toute manifestation du déjà vu car elle met fin à l’aspiration humaine à se projeter dans le temps ; selon Virno, elle induit au contraire un fatalisme comparable à la fausse reconnaissance en installant le sujet dans une position de spectateur passif. Dans cette nuance se fait jour une différence fondamentale d’approche : tandis que Virno considère la paramnésie comme un obstacle à l’action et à l’émergence de nouveaux possibles, Bodei préfère s’attacher à la dimension créative du phénomène.

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Notes

1  « J’ai déjà été ici avant, / Mais quand ou comment je ne peux le dire [...] / Tu as été mienne avant- / Mais il y a combien de temps je ne sais : / Mais juste à la montée en flèche de l’hirondelle / Tu as tourné ton cou ainsi, / Un voile est tombé – je savais tout cela de jadis. » (cité par Remo Bodei, p. 27).

2  Bergson remarque d’ailleurs : « On possède bien des observations de fausse reconnaissance : elles se ressemblent d’une manière frappante ; elles sont souvent formulées en termes identiques [...]. En vérité, on peut se demander s’il existe une illusion aussi nettement stéréotypée. » (Henri Bergson, « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance », L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, 2006 [1re éd. 1919]. p. 111 ; texte d’abord publié dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger).

3  Henri Bergson, op. cit.. p. 146 sq.

4  Ibidem, p. 151.

5  Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 77 et p. 106.

6  Alain Chareyre-Méjan, Le Réel et le fantastique, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 83.

7  Voir notamment Peter Krapp, Déjà vu : Aberrations of Cultural Memory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2004.

8  Voir notamment Alan S. Brown, « A Review of the déjà vu Expérience », Psychological Science, 2003, Vol. 129, n° 3, p. 394-413.

9  « Le phénomène du “déjà vu” et la fin de l’histoire », Miracle, virtuosité, et « déjà vu ». Trois essais sur l’idée de « monde », Paris, Éclat, 1996 (les éditions de l’Éclat proposent la consultation gratuite de l’ouvrage à l’adresse http://www.lyber-eclat.net/lyber/virno/dejavu.html, page consultée le 14 avril 2008).

10  Paolo Virno, op. cit., p. 43.

11  Ibidem, p. 43.

12  « Ne perdez pas le sens du passé », dans Roger-Pol Droit, Frederico Mayor (dir.), Lettres aux générations futures, Paris, Unesco, 1999.

13  Paolo Virno, op.cit., p. 38.

14  Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1962 [2e éd. augmentée], p. 437.

15  Jean Baudrillard, Mots de passe, Paris, Le livre de poche, 2000, p. 59.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alban Pichon, « La sensation de déjà vu »Labyrinthe, 30 | 2008, 131-137.

Référence électronique

Alban Pichon, « La sensation de déjà vu »Labyrinthe [En ligne], 30 | 2008 (2), mis en ligne le 27 mai 2008, consulté le 19 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/labyrinthe/3778 ; DOI : https://doi.org/10.4000/labyrinthe.3778

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