Nicole-Claude Mathieu, L’Anatomie politique 2. Usage, déréliction et résilience des femmes

Texte intégral
1Anthropologue française décédée en mars 2014, N-C Mathieu est connue (des ethnologues et des sociologues féministes au moins) pour son ouvrage L’Anatomie politique (sous -titré : catégorisation et idéologies de sexe), publié en 1991. Elle y rassemblait divers textes souvent très novateurs. Citons notamment l’analyse épistémologique de la prise en compte du sexe dans la recherche sociologique -« Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », écrit en 1970-, ou encore celle des limitations qu’entraîne la situation de domination elle-même dans la conscience des dominées -« Quand céder n’est pas consentir », écrit en 1985. Toujours limpides et solidement argumentés, ces textes n’ont rien perdu de leur pertinence aujourd’hui. C’est donc avec une grande curiosité que l’on pouvait ouvrir ce « tome 2 » rassemblant des textes écrits depuis 1991, et en général publiés ou présentés en colloques mais sans doute restés relativement confidentiels.
2L’ouvrage est organisé en parties. La première d’entre elles est intitulée « Entrées de dictionnaires, pour gens pressés » ; elle rassemble des articles de dictionnaires écrits par l’auteure dans des dictionnaires variés, de l’ethnologie et de l’anthropologie, du féminisme ou du corps. Sans évidemment pouvoir les reprendre tous, d’autant plus qu’il y a parfois de redites entre ces textes le plus souvent consacrés aux mêmes notions générales (au premier rang desquelles sexe et genre), arrêtons-nous sur la présentation très claire que nous donne N-C.Mathieu de ce « féminisme matérialiste » qu’elle promeut dans tous ses travaux : le fer de lance de la domination masculine – le contrôle sur la sexualité des femmes- organise des « rapports de reproduction » et toute une organisation socio-sexuée du travail qui est bien plus qu’une simple « répartition » du travail sur une base biologique. L’affirmation du caractère premier de la hiérarchie (et donc le rejet de toute approche simpliste du masculin et du féminin comme symétrique), et la critique corollaire d’une conception avant tout symbolique de la domination masculine sont au cœur des débats qui nourrissent la seconde partie, précisément intitulée : « Lectures critiques sur la domination masculine… au masculin »… Les analyses critiques portent avant tout sur les textes de P. Bourdieu, mais aussi de S. de Beauvoir et C. Levi-Strauss. C’est en anthropologue que N-C. Mathieu développe des critiques originales des travaux de ce dernier ; plus généralement, elle dénonce l’andocentrisme (ce que les anglo-saxons appellent le « male bias ») des approches anthropologiques et ethnologiques qui non seulement sous-estiment les activités des femmes, souvent peu visibles dans les descriptions, mais ne les intègrent pas quand il s’agit de caractériser globalement les sociétés étudiées ou de théoriser tel ou tel phénomène. Non sans malice, elle rappelle la phrase de C. Lévi-Strauss écrite à propos des Bororo en 1936 : « le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées »(cité p. 122) ; elle rappelle aussi, plus malicieusement encore, l’envolée de la fin des « Structures élémentaires de la parenté » : « ainsi s’explique que les relations entre les sexes aient préservé cette richesse affective, cette ferveur et ce mystère, qui ont sans doute imprégné, à l’origine, tout l’univers des communications humaines » (cité p. 122), proche de l’envolée de P. Bourdieu à la fin de La Domination masculine.
3Dans une troisième partie intitulée « une internationale de la violence », plusieurs textes sont consacrés aux polémiques qui ont marqué le milieu des anthropologues à propos des mutilations sexuelles féminines : en particulier, les dénoncer est-il une réaction emprunte de colonialisme et d’ignorance des cultures ancestrales qu’il conviendrait de préserver à tout prix ? N-C. Mathieu dénonce le fait que « même dans les cas où il apparaît bien à certains ethnologues qu’existe, dans telle société, une ‟domination”du groupe des hommes sur le groupe des femmes, en définitive et en priorité c’est la société, la culture globale qu’il faudra sauvegarder, au nom de la non-ingérence dans les affaires intérieures des sociétés » (p. 279). Faut-il le souligner, ces débats qui ont pris place dans les années 1980 n’ont rien perdu de leur actualité, puisque ce type d’arguments a été souvent sous-jacent aux prises de position sur le voile dans la période récente… On trouve aussi dans cette partie un texte critique sur l’« écoféminisme », dont l’orientation est identique : tout comme on peut dénoncer le respect prioritaire des cultures (prioritaire par rapport au respect des femmes), on peut dénoncer les campagnes qui mettent au premier rang la défense de l’environnement (dite comme allant dans le sens de l’intérêt des femmes) sans déconstruire la division actuelle du travail entre les sexes, qui fait qu’elles sont effectivement plus sensibles aux dégradations des milieux naturels, avec, sous-jacente, une conception des femmes comme particulièrement sensibles à la nature… N-C. Mathieu critique le point de vue selon lequel cette sensibilité féminine pourrait orienter le monde dans le bon sens : « Je préférerais entendre que dans toute action, dans toute décision nouvelle prise concernant l’environnement ou le développement, on ne se basera pas sur les structures sexistes existantes » (p. 201). C’est son leitmotiv, et il permet d’éclairer un débat qui lui aussi est complètement d’actualité.
4Après une quatrième partie regroupant des textes autour du matriarcat, et plus précisément du mythe d’un matriarcat primitif, qui passionneront les lecteurs et lectrices férus d’anthropologie, N-C Mathieu aborde dans une dernière partie la question plus générale de la personne, et à nouveau, sa perspective anthropologique acérée vient éclairer ou renouveler certains débats très actuels, au premier rang desquels l’articulation entre sexe et genre et l’émergence de la personne sexuée. L’ethnologie fournit maints exemples de la très grande variabilité du contenu des catégories de genre et des frontières entre les sexes (ainsi que des techniques de contrôle social qui préservent le régime de genre existant). Sans reprendre les multiples exemples concrets qui sont fournis dans cette partie, soulignons qu’ils nourrissent, paradoxalement de prime abord, chez N-C. Mathieu une critique acerbe du post modernisme : celui-ci invite à disloquer les catégories de genre pour se centrer sur les variabilités au sein même des catégories, qui pourraient relever de choix individuels. À ses yeux, cette perspective, qui donne au genre un contenu uniquement symbolique, détourne de l’analyse des mécanismes globaux et concrets de la domination masculine et nourrit un relativisme conjugué avec un psychologisme, voire un « nombrilisme individualiste » (p. 324) : « le genre n’est pas seulement symbolique » (p. 331), rappelle-t-elle constamment, car au-delà des oppositions psychologique, sexuelle ou vestimentaire entre masculin et féminin, il y a fondamentalement une « bipartition hiérarchique des fonctions et des tâches entre deux groupes sociaux qui prend comme critère le sexe des individus » ; concrètement, elle critique ainsi les messages envoyés par des chanteuses comme Madonna qui compte sur le travestissement, sur l’apparence, pour brouiller les catégories de genre. Elle rejoint ainsi les analyses de sa collègue C. Guillaumin, rappelées dans une longue autant qu’éclairante citation (p. 350) : « l’introduction du genre dans les sciences humaines répond à une politique : présenter les traits de genre comme symboliques ou arbitraire en laissant au sexe anatomique le rôle de réel incontournable. Les précédents de ce type d’opération (telle la tentative de remplacement de « race » par « ethnie ») indiquent, pour le moins, leur ambigüité ».
5Il y a bien, est-il souligné en fin d’ouvrage, différentes stratégies pour les « minorités » (les femmes et les autres), « selon que l’on veut ignorer son identité minoritaire, ou bien s’accrocher à elle pour la faire reconnaître comme équivalente à celle des dominants, ou bien la constituer en force politique pour détruire le rapport de pouvoir qui la crée et donc pour se détruire elle-même en même temps que l’autre catégorie » (p. 322). Au-delà de ce portrait accessible, original et critique de l’anthropologie des sexes que dresse l’ouvrage, il y a, fortement affirmé, un message pour les féministes d’aujourd’hui…
Pour citer cet article
Référence électronique
Marie Duru-Bellat, « Nicole-Claude Mathieu, L’Anatomie politique 2. Usage, déréliction et résilience des femmes », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 août 2014, consulté le 10 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/15291 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.15291
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