Bernard Gomel et Anne Eydoux (dir.), Apprendre (de l’échec) du RSA. La solidarité active en question

Texte intégral
1Au lendemain de l’annonce par le gouvernement de la suppression du revenu de solidarité active (RSA) activité et de la prime pour l’emploi (PPE) au profit d’une « prime d’activité » entrant en vigueur en 2016, cet ouvrage rassemble une quinzaine de chercheurs pour dresser le bilan du RSA, cinq ans après son instauration. Reprenant les travaux du Comité national d’évaluation du RSA, les auteurs suggèrent que l’échec de ce dispositif ne s’explique pas tant par des raisons conjoncturelles et par la lenteur de sa mise en œuvre que par des malentendus plus structurels au cœur du projet de « solidarité active ».
- 1 Martin Hirsch, « Au possible nous sommes tenus » : Rapport de la Commission Familles, vulnérabilité (...)
- 2 Plus précisément, 35% pour le RSA socle et 68% pour le RSA activité.
2La première partie inscrit la naissance du RSA dans ce que les auteurs qualifient de « grande transformation » des politiques de lutte contre la pauvreté. Retraçant l’émergence d’une conception renouvelée de l’État social depuis la fin des années 1990, Anne Eydoux présente la création du RSA comme l’aboutissement d’une série de réformes de l’attribution des minimas sociaux centrées sur les incitations, l’accompagnement et le retour à l’emploi. Si des mécanismes d’intéressement à l’activité étaient prévus dès l’instauration du revenu minimum d’insertion (RMI), l’absence d’effet des réformes successives sur l’emploi des personnes qui en bénéficiaient a alimenté au fil du temps ce que Bernard Gomel qualifie de « lassitude de l’opinion » à l’égard du RMI : l’auteur relève ainsi que l’adoption du RSA intervient dans un contexte marqué par le retour d’arguments anciens remettant en cause l’inconditionnalité de la solidarité. Dans le droit fil du rapport Viveret (1989), le rapport Au possible nous sommes tenus1 entendait accompagner la mise en place du RSA par de nouvelles méthodes d’évaluation des politiques publiques. Or, si l’expérimentation avec assignation aléatoire a été fortement valorisée dans le discours, dans les faits les expérimentations départementales du RSA menées en 2007-2008 ne se sont pas réellement pliées aux standards de cette méthode : basée sur la comparaison entre un groupe témoin et un groupe traité par le dispositif expérimenté, cette approche exigeait par exemple que soient choisies au hasard les zones à tester, règle à laquelle la majorité des départements concernés ne se sont pas conformés. Plus encore, comme le rappelle Bernard Gomel, la généralisation du RSA a en fait été décidée alors que les résultats d’évaluation n’étaient pas encore disponibles. L’une des failles que les évaluations trop courtes n’ont pas permis d’anticiper est le fait que de très nombreuses personnes éligibles au dispositif n’effectuent pas les démarches pour rendre effectif leur droit. Selon le rapport du Comité d’évaluation national du RSA, ce non-recours concernait 49 % des bénéficiaires potentiels en 20112.
- 3 Voir notamment : http://www.laviedesidees.fr/De-la-charite-publique-a-la-mise.html.
- 4 Voir notamment : http://www.senat.fr/rap/r04-334/r04-3349.html.
- 5 Le cas des mères seules percevant le RSA socle (ex allocation parent isolé), présenté par Danièle T (...)
3La deuxième partie de l’ouvrage s’attache à étudier les impacts du RSA sur le marché du travail, tant du côté de l’offre que de celui de la demande. En effet, la mise en place du RSA entendait combattre deux possibles effets pervers sur le marché du travail : en matière d’offre de travail, il s’agissait de veiller à ce que l’allocation ne dissuade pas les allocataires de conserver ou de rechercher un emploi ; en matière de demande, il s’agissait de ne pas encourager les employeurs à proposer davantage d’emplois à bas salaire et/ou à temps partiel. Sur ce point, Anne Eydoux rappelle la permanence d’une rhétorique dénonçant de supposés effets pervers des minimas sociaux sur les comportements d’offre de travail, de Speenhamland3 aux débats sur les « trappes à inactivité »4 : empiriquement, l’absence d’incidence globale du RSA sur le retour à l’emploi de ses allocataires suggère que ces effets pervers n’ont peut être pas la réalité qui leur a été prêtée. Contrairement au schéma d’une « oisiveté choisie », Anne Eydoux suggère que l’insuffisance de la demande de travail et des freins autres que strictement financiers (problèmes de santé, de transport, de garde d’enfant…) constituent des explications plus pertinentes pour rendre compte de la relation des allocataires du RSA à l’emploi5. À l’exception notable des femmes en couple, le taux de retour en emploi des allocataires suite à la mise en place du RSA s’est ainsi maintenu à un niveau semblable à celui observé avant sa création. S’intéressant à l’évolution du taux d’emploi, du taux de retour en emploi et aux salaires des allocataires, Simmonet démontre que la situation globale des allocataires vis-à-vis de l’emploi n’a pas fondamentalement changé entre le RMI et le RSA. Le chapitre de Mathieu Béraud, Anne Eydoux, Emilie Fériel et Jean-Pascal Higelé interroge l’impact du RSA sur la demande de travail, en soulevant la question d’un possible effet d’aubaine pour des employeurs. Les auteurs mobilisent une étude qualitative réalisée auprès d’employeurs et concluent que ceux-ci n’ont pas tenté d’instrumentaliser le RSA, par méconnaissance, par désintérêt et surtout parce que de nombreux autres dispositifs qui leur sont directement destinés leur permettent déjà de réduire les coûts de la main d’œuvre par ailleurs (allègement de cotisations sociales).
- 6 Sur ce point, voir notamment l’article d’Evelyne Serverin et Bernard Gomel : http://www.metiseurope (...)
4Dans un troisième temps, les auteurs s’interrogent sur les effets redistributifs du RSA, conçu à la fois comme un minimum social (RSA socle) et un dispositif de soutien aux revenus des ménages d’âge actif (RSA activité). Prenant acte de l’incapacité du RSA à réduire la « pauvreté laborieuse » dont le dispositif avait pourtant fait sa cible prioritaire, Anne Eydoux impute cet échec à ce qu’elle nomme des « malentendus de la solidarité active ». Selon elle, l’un des grands impensés de la solidarité active est d’avoir pris le parti de faire dépendre la redistribution via le RSA de la composition des ménages, et donc des solidarités familiales, plutôt que des seuls revenus individuels d’activité : un tel principe s’enracine dans un modèle familial inégalitaire auquel il aurait fallu préférer une approche de la pauvreté centrée sur les seuls revenus individuels, par exemple à travers un « indicateur de pauvreté économique individuelle ». Dans une optique proche, Evelyne Serverin remet en question la prise en compte des ressources provenant du cercle familial ou du cercle amical dans le calcul de prestations sociales comme le RSA ou la PPE : l’auteure invoque la notion de « dette sociale de redistribution » comme fondement possible de prestations véritablement individualisées6. À côté de ces « malentendus », l’une des explications de l’incapacité du RSA à réduire la pauvreté peut être trouvée dans l’ampleur du phénomène de non-recours. Nadia Obkani insiste sur le fait que, au-delà de la complexité et de la méconnaissance du dispositif, le non-recours s’explique largement par la difficulté des bénéficiaires potentiels à s’identifier à un public dont l’image sociale n’a cessé d’être malmenée et stigmatisée (les « assistés »). Notons enfin le chapitre d’Antoine Math, qui analyse le durcissement de l’accès au RSA pour les étrangers comme une « porte ouverte à la xénophobie d’État » (p. 170).
5La quatrième partie est consacrée aux questions de gouvernance des politiques d’insertion. Les lois de décentralisation de 2003-2004 ont confié aux départements le rôle de « chef de file » de l’insertion sur leur territoire, sans remettre en cause le cloisonnement institutionnel entre l’insertion sociale (relevant principalement des conseils généraux) et l’insertion professionnelle (relevant du Pôle emploi) : la réforme du RSA ayant contribué à accroître les rôles respectifs des caisses d’allocations familiales et de Pôle emploi, elle a rendu d’autant plus nécessaires les partenariats entre ces acteurs de l’insertion. Or, dans un contexte de réorganisation interne de ces partenaires et d’augmentation du nombre des demandeurs d’emplois, les partenariats ont fait l’objet d’arrangement locaux variés et plus ou moins fructueux d’un département à l’autre, montrent Anne Eydoux et Pierre-Yves Pacifico. Les deux chapitres suivants étudient la mise en place du RSA du point de vue des départements (accompagnant les bénéficiaires en « parcours social ») et du Pôle emploi (« parcours professionnel ») : si des évolutions sont intervenues depuis janvier 2014, le constat récurrent et confirmé par les auteurs est celui d’un cloisonnement persistent entre l’insertion sociale et l’insertion professionnelle des allocataires. De la part de certains services sociaux départementaux, ce constat s’accompagne d’une dénonciation de l’objectif d’insertion professionnelle « à tout prix » censé caractériser le RSA, et de l’insuffisante prise en compte des « freins à l’emploi » par les référents uniques de Pôle emploi.
6La dernière partie porte sur les mises en œuvre de l’accompagnement des bénéficiaires du RSA. Étudiant le cas parisien, Bernard Gomel et Dominique Méda présentent les modalités d’accompagnement dans les différents parcours et pointent surtout les « limites de l’accompagnement » vers l’emploi promu par le RSA, concernant des bénéficiaires « qui ne sont pas en situation objective et subjective de reprise d’emploi » (p. 228). Le caractère subsidiaire donné à l’accompagnement social dans l’esprit des concepteurs du RSA et la focalisation sur la « proximité à l’emploi » rendent par ailleurs centrale l’évaluation de l’employabilité des allocataires, voire de leur « accompagnabilité », affirme Julie Garda. Comme l’illustre l’avant-dernier chapitre à propos des artistes allocataires du RSA, cette capacité des accompagnants à évaluer les projets professionnels des allocataires pose la question de l’adéquation entre l’« offre » d’insertion et les besoins réels des allocataires accompagnés. Enfin, Drouault présente différentes modalités de participation des allocataires aux politiques d’insertion, notamment par le biais des équipes pluridisciplinaires, en montrant comment la prise en compte de cette « expertise d’usage » peut participer d’un renouvellement du rapport entre allocataires et accompagnants.
7Cet ouvrage apporte un éclairage pluridisciplinaire indispensable sur une réforme qui entendait transformer la solidarité. L’ampleur du non-recours, l’instabilité du complément de revenus pour des allocataires à l’activité fluctuante, l’incapacité à réduire la « pauvreté laborieuse », les difficultés à mettre en œuvre un accompagnement socioprofessionnel global sont autant de constat d’échecs du RSA que les auteurs détaillent dans leurs contributions. Proposant diverses pistes pour repenser la solidarité, les différents chapitres s’accordent un point central : l’inefficacité des seules incitations monétaires et d’un accompagnement focalisé sur le retour à l’emploi, dans un contexte de marché du travail moribond et face à des allocataires qui rencontrent des « freins à l’emploi » plus complexes que ne le suggère l’image des « trappes à inactivité ».
Notes
1 Martin Hirsch, « Au possible nous sommes tenus » : Rapport de la Commission Familles, vulnérabilité, pauvreté, Ministère des Solidarités, de la Santé et de la Famille, avril 2005, disponible en ligne : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/docfra/rapport_telechargement/var/storage/rapports-publics/054000264/0000.pdf.
2 Plus précisément, 35% pour le RSA socle et 68% pour le RSA activité.
3 Voir notamment : http://www.laviedesidees.fr/De-la-charite-publique-a-la-mise.html.
4 Voir notamment : http://www.senat.fr/rap/r04-334/r04-3349.html.
5 Le cas des mères seules percevant le RSA socle (ex allocation parent isolé), présenté par Danièle Tranchart, illustre parfaitement cette multiplicité des obstacles (extra-financiers) au retour à l’emploi.
6 Sur ce point, voir notamment l’article d’Evelyne Serverin et Bernard Gomel : http://www.metiseurope.eu/salaires-et-complements-de-revenus-non-salariaux-une-alliance-en-qu-te-de-legitimite_fr_70_art_29846.html.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Thomas Chabert, « Bernard Gomel et Anne Eydoux (dir.), Apprendre (de l’échec) du RSA. La solidarité active en question », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 janvier 2015, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/16791 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.16791
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