Hélène Ducourant et Ana Perrin-Heredia, Sociologie de la consommation
Texte intégral
1La multiplication de termes tels que « consumérisme », « société de consommation », « consommation de masse » est un signe parmi d’autres de la place centrale occupée par la consommation dans la vie sociale. Dans le premier chapitre de leur ouvrage, un certain nombre de ces termes sont déconstruits par Hélène Ducourant et Ana Perrin-Heredia, qui pointent leurs limites ainsi que les problèmes rencontrés lorsqu’on tente d’élaborer une définition sociologique de la consommation. Le ton est donné : la consommation est un objet renvoyant à une « réalité complexe » (p. 7) et tout l’intérêt de cette Sociologie de la consommation est de problématiser la notion, non pour proposer une définition formalisée et définitive mais pour offrir « un tableau, impressionniste certes, mais néanmoins sociologique, en composant une mosaïque d’analyses empiriquement fondées et réflexives » pour « interroger les frontières » de la consommation, « observer comment elle est travaillée par d’autres [catégories] » (p. 38).
- 1 https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1322
- 2 https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1113
2Si en France la consommation des ménages fait l’objet de définitions et de mesures statistiques et comptables par l’INSEE à travers les dépenses de consommation finale des ménages1 et la consommation effective des ménages2, le deuxième chapitre offre un panorama des apports et limites de ces « approches statistiques de la consommation par les budgets domestiques » (p. 41) en mobilisant des données très récentes ainsi que de nombreuses références à des travaux classiques (Engel, Villermé, Le Play, Halbwachs…) comme contemporains (Christine Delphy et Diana Leonard, Ana Perrin-Heredia, Florence Weber…). Au passage, on ne peut que remarquer l’effort constant des auteures pour proposer des études récentes – sans pour autant oublier les travaux fondateurs – sur l’ensemble des thèmes abordés.
- 3 Ironiquement, un économiste ne sera pas surpris par ce lien entre consommation et production dans l (...)
- 4 Callon Michel, L’emprise des marchés. Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer, Pari (...)
3Si tous les jours – ou presque – les individus consomment des biens, des services (acheter une baguette de pain, souscrire une assurance, acquérir un ouvrage en librairie ou en ligne…), cette activité est loin de se réduire à un acte simple, automatique, « routinisé ». Afin de mieux comprendre ce dont il est question lorsqu’on parle de consommation, le chapitre 3 met en relation consommation et production3. La montée des services dans l’économie place le consommateur en relation de face-à-face, voire de contact avec les entreprises en même temps que ces dernières n’hésitent pas à mettre au travail les consommateurs eux-mêmes, en leur confiant certaines tâches : scanner ses achats à une caisse automatique, avoir recours à une assistance téléphonique pour réparer sa ligne internet sans qu’un professionnel ne se déplace au domicile, participer à des jurys de recrutement de vendeuses, autant de tâches auparavant réalisées par les entreprises. Mobilisant alors la sociologie économique, les auteures se tournent vers la construction de la demande (des consommateurs), ses interactions avec l’offre (des entreprises) ainsi que les différents dispositifs mis en place pour guider les consommateurs (à l’instar des salles de jeux analysées par Michel Callon4) ou encore les outiller, les équiper, afin de réaliser leurs différents calculs et « qualculs », un néologisme forgé pour marquer la prise en compte de la qualité et de la quantité dans les choix de consommation.
- 5 Ferret Alexandra et Demoly Elvire, « Les comportements de consommation en 2017 », Insee Première, n (...)
4Les deux derniers chapitres de l’ouvrage offrent de nouveaux angles d’approche pour saisir l’objet abordé. Le chapitre 4 est dédié au rôle joué par la consommation dans la structuration de la société en rapportant certaines pratiques de consommation à l’appartenance à un groupe social en même temps que ces pratiques donnent à voir les frontières entre groupes sociaux5. La consommation se voit ainsi abordée sous l’angle des « rapports sociaux de domination » (p. 144) et les travaux évoqués recoupent ceux conduits, notamment, en sociologie de la culture.
- 6 Dubuisson-Quellier Sophie, La consommation engagée, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Cont (...)
- 7 http://www.reseau-amap.org/amap.php
- 8 Dubuisson-Quellier Sophie (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. (...)
- 9 Pinto Louis, L’invention du consommateur. Sur la légitimité du marché, Paris, PUF, coll. « Le lien (...)
- 10 Pour un bref historique de cette question : https://www.inc-conso.fr/content/les-structures-gouvern (...)
5Le dernier chapitre explore les « liens, complexes, qui unissent consommation et politique » (p. 164). La consommation y est alors décrite comme un des répertoires de l’action collective à travers les questions de boycott et autres « consommations engagées »6 ainsi que des actions plus durables (autoproduction, participation à une AMAP7…) qui peuvent aboutir à une profonde transformation des modes de vie (décroissants, néo-ruraux…). Des développements sur le thème des pouvoirs publics et du consommateur terminent le chapitre, une occasion pour les auteures d’aborder la manière dont les autorités essayent – avec plus ou moins de succès – de gouverner les conduites des consommateurs8 et de revenir sur la construction politique de cette figure9. Cette dernière émerge entre la fin des années 1960 et les années 1980 en France. Elle est le produit tout à la fois de luttes intellectuelles qui mettent en avant un consommateur désincarné, abstrait, au détriment d’autres figures sociales comme l’ouvrier ou le citoyen, de luttes syndicales à travers l’Union Fédérale des Consommateurs, qui contribue « à créer la cause du consommateur » (p. 191), et de luttes politiques avec la mise en place d’un secrétariat d’État (1976) puis d’un ministère (1981) chargés de la consommation10. Le développement du droit à la consommation, qui « tend à naturaliser la catégorie de consommateur qui vient de se constituer » (p. 193), ajoute sa contribution à la construction de cette figure. Ces derniers développements permettent de boucler la boucle si l’on peut dire, le premier chapitre de l’ouvrage s’étant attaché, notamment, à déconstruire la catégorie de consommateur.
- 11 Fourcade Marion, « Economics : The View From Below », Swiss Journal of Economics and Statistics, vo (...)
6En prenant un peu de recul, au terme de la lecture de l’ouvrage, plusieurs points se dessinent nettement : d’abord la nécessité, pour analyser la consommation, de se débarrasser de ses prénotions dans le but d’historiciser, de problématiser cette dernière et de ne pas être pris au piège du langage courant, quitte à renoncer à une définition définitive : c’est le prix à payer afin de ne pas réduire la consommation à une simple fonction qui ne colle pas avec les diverses pratiques observées et analysées tout au long de l’ouvrage. Ensuite, à travers cette démarche, les auteures montrent quelles sont les pistes de recherche ouvertes, qu’elles aient déjà été travaillées ou qu’elles soient encore à explorer par les générations actuelles ou futures de sociologues. Troisième point : Hélène Ducourant et Ana Perrin-Heredia suggèrent qu’hier comme aujourd’hui, la consommation constitue une porte d’entrée stimulante pour analyser finement les sociétés à condition qu’on ne se laisse pas enfermer par les frontières disciplinaires (sociologie de la consommation, de la culture, du travail, économique...) ou géographiques (études conduites dans les économies avancées, émergentes…) sous peine de passer à côté de fructueuses fertilisations croisées. Enfin, on peut aussi noter, concernant les rapports entre disciplines, que chaque chapitre est l’occasion pour les auteures de pointer les limites des sciences économiques : les décisions et actes de consommation sont plus compliqués que ne l’enseignent ces dernières, un postulat qui inscrit l’ouvrage dans une tradition critique bien établie en sociologie11.
- 12 Parmi toutes les références existantes on peut citer, par ordre alphabétique : Browning Martin, Chi (...)
7Pour finir, s’il n’y a pas de véritable critique à adresser à l’ouvrage, on pourrait émettre deux souhaits – issus du plaisir de la lecture – en vue d’éventuelles rééditions de l’ouvrage. Un premier souhait concerne les pages 90 et 91 où la critique de l’approche économique de la famille pourrait développer davantage ce point qui a connu plusieurs évolutions depuis les premiers modèles proposés12. Le second souhait porte sur le fait que, de la même manière que les auteures mettent en relation consommation et travail, l’ouvrage gagnerait à consacrer des développements supplémentaires à la question des relations entre consommation et épargne ainsi qu’à celle du crédit, des points bien connus des auteures, pourtant traités de manière synthétique.
Notes
1 https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1322
2 https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1113
3 Ironiquement, un économiste ne sera pas surpris par ce lien entre consommation et production dans la mesure où, dans les modèles macroéconomiques à fondements microéconomiques et agent représentatif, le (seul) consommateur du modèle tient aussi le rôle du producteur…
4 Callon Michel, L’emprise des marchés. Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer, Paris, La Découverte, « Sciences humaines », 2017.
5 Ferret Alexandra et Demoly Elvire, « Les comportements de consommation en 2017 », Insee Première, n° 1749, 2019, disponible en ligne : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4127596
6 Dubuisson-Quellier Sophie, La consommation engagée, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Contester », 2018 ; compte rendu de Julien Pongerard pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/25111
7 http://www.reseau-amap.org/amap.php
8 Dubuisson-Quellier Sophie (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2016, https://journals.openedition.org/lectures/20803
9 Pinto Louis, L’invention du consommateur. Sur la légitimité du marché, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2018 ; compte rendu de Alexandre Chirat pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/28057
10 Pour un bref historique de cette question : https://www.inc-conso.fr/content/les-structures-gouvernementales
11 Fourcade Marion, « Economics : The View From Below », Swiss Journal of Economics and Statistics, vol. 5, n° 54, 2018, p. 1-9 ; Bastin Gilles et Zalio Pierre-Paul, « Sociologie économique début de siècle : l’impossible troisième voie entre histoire et théorie économique (note critique) », Terrains & travaux, vol. 4, n° 1, 2003, p. 6-55.
12 Parmi toutes les références existantes on peut citer, par ordre alphabétique : Browning Martin, Chiappori Pierre-André et Weiss Yoram, Economics of the Family, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 ; Donni Olivier, et Ponthieux Sophie, « Approches économiques du ménage : du modèle unitaire aux décisions collectives », Travail, genre et sociétés, vol. 26, n° 2, 2011, p. 67-83 ; Sofer Catherine, « 15. Femmes, féminisme et théories économiques : la révolution discrète » in Laufer Jacqueline, Marry Catherine et Maruani Margaret (dir.), Le travail du genre. Les sciences sociales du travail à l’épreuve des différences de sexe, Paris, La Découverte, 2003, p. 213-226.
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Référence électronique
Mathieu Sadourny, « Hélène Ducourant et Ana Perrin-Heredia, Sociologie de la consommation », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 novembre 2019, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/38844 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.38844
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