2Selon Rosa, « l’élément culturel moteur de cette forme de vie que nous qualifions de moderne est l’idée, le vœu et le désir de rendre le monde disponible » (p. 6). Cette mise en disponibilité de la totalité du monde (Merleau-Ponty) s’exprime dans la prescription implacable de croissance économique, d’accélération technique et d’innovation culturelle qui sert de fondement au système. Même si Rosa n’insiste pas trop sur le mot, il ne cache pas qu’il parle bien du système capitaliste. Comme il l’avait déjà évoqué dans Accélération, le système ne peut pas s’arrêter tout seul. Entre autres choses, la modernité se fonde sur « la promesse de l’extension de notre accès au monde » (p. 17). Selon l’auteur, il y a quatre dimensions générales de la disponibilité des choses et des personnes. En premier lieu, rendre disponible signifie rendre visible et connaissable. Ensuite, il s’agit de rendre les choses atteignables ou accessibles. En troisième lieu, cela signifie maîtriser, dominer. Enfin, il s’agit de rendre utilisable. Les corrélats institutionnels de la société moderne et des quatre dimensions qui la travaillent sans cesse, sont : la science, le développement technique, l’économie et les appareils judiciaires et politico-administratifs. Selon Rosa, nous sommes entrés dans un paradoxe car le mouvement perpétuel qui vise à rendre le monde disponible a atteint ses limites et commence à se retourner contre lui-même. Le monde « se retire, devient illisible et muet, et plus encore : il se révèle à la fois menacé et menaçant, et donc au bout du compte constitutivement indisponible » (p. 27). Rosa reprend le concept d’aliénation du jeune Marx pour montrer que la tentative de dominer le monde finit par se renverser dialectiquement dans une nouvelle aliénation, qui s’exprime à présent dans la croissante agressivité de tout type de relation.

4À partir de ce constat, Rosa propose cinq thèses sur la disponibilité des choses et l’indisponibilité de l’expérience, que nous résumons dans les lignes qui suivent. D’abord, la possibilité d’entrer en résonance avec les choses suppose de reconnaître leur « indisponibilité constitutive » (p. 57) qui se dédouble entre l’expérience qu’on a faite d’elles et des choses elles-mêmes. Ce avec quoi le sujet entre en résonance ne peut être ni totalement indisponible, ni totalement disponible, ce qui oblige Rosa à proposer le concept de « semi-disponibilité » (p. 57). Le sociologue nous rappelle que la réponse ne peut pas être planifiable, elle est nécessairement imprévisible. Pour Rosa, « une relation de résonance est une indisponibilité qualifiée » (p. 61). En ce sens, il ne serait pas possible d’entrer en résonance avec des robots, ceux-ci n’étant jamais naturellement imprévisibles. Chez eux, l’indisponibilité résulte des manques d’un programme et donc du hasard. La relation de résonance implique une transformation dynamique et une volonté (Schopenhauer) propre au sujet, mais aussi à l’objet. Ce n’est pas pure contingence. Vouloir fixer et dominer les objets et les personnes, c’est le plus grand obstacle à la mise en résonance. Pour se mettre en résonance il faut donc accepter que l’objet résiste. Rosa n’emploie pas le terme, mais on est tenté de reprendre le concept de réification pour penser cet obstacle. Pour finir, il avance qu’au lieu d’un monde disponible, nous avons besoin d’un monde atteignable pour une relation de résonance. Pour illustrer cette thèse, il fait une analogie avec la théologie négative. Selon lui, le monde doit être indisponible ainsi que l’est, par principe, la déité de la tradition judéo-chrétienne.

5Cependant, rendre le monde indisponible n’est pas seulement une affaire de volonté. Comme le remarque bien Rosa, c’est par nécessité structurelle que le système ne peut se stabiliser et croît sans cesse. Son but est illimité, tout doit être disponible. À tous les niveaux, il ne peut cesser d’optimiser : il lui faut toujours plus de croissance, d’accélération, d’innovation, ce qui exige une logique croissante du cadre juridique et de la bureaucratisation, identifiée depuis longtemps par Max Weber. Plus récemment, cela s’accompagne d’une nécessité croissante de transparence afin de tout contrôler : il doit toujours y avoir un responsable, rien ne peut plus être imprévu. La peur de l’immaîtrisable a fini par transformer toutes les sphères de la modernité tardive en sphères marchandes. Les vacances, les arts, les relations, plus rien n’échappe à la marchandisation. Rosa reprend la critique du « penser identifiant » d’Adorno comme manière de conceptualiser ce monde sans reste. Bien qu’il n’emploie pas le terme, Rosa sous-entend qu’il cherche une actualisation de la pensée du non-identique chère au Francfortois. Ce qui reste jusqu’à présent totalement indisponible, selon Rosa, c’est le désir. Le désir demande une mise en relation qui résonne, nous dit-il. Le désir s’adresse toujours à quelque chose de non disponible. À présent, il s’agirait d’un « désir de relation » qui se trouve fétichisé dans un « désir d’objet » (p. 130). La position de désir fait presque toujours de l’autre un objet décevant.

6Pour conclure, Rosa fait un retournement surprenant. À travers la numérisation du monde et de la vie, le haut développement technique (notamment dans l’industrie nucléaire), la dynamique politique et un rapport au corps si particulier, on atteint un tel niveau de complexité que le monde disponible est à nouveau renversé dans un monde indisponible. Sauf qu’à présent, il est indisponible de manière négative. La volonté de tout maîtriser a été tellement forte que le monde est devenu de moins en moins disponible et qu’il est de moins en moins possible d’entrer en résonance avec lui. Avec la modernité tardive, nous assistons au « retour de l’indisponibilité dans la vie concrète, mais sous une forme modifiée et angoissante, comme une sorte de monstre qui se serait créé lui-même » (p. 133).

7Partout dans son livre, Rosa tente d’insister sur le fait qu’il n’est pas en train de proposer une éthique. Néanmoins, il en est souvent proche. Notamment dans le sixième chapitre où, du point de vue de la dialectique disponible/indisponible, il fait le parcours – de la naissance à la mort – d’une vie caractéristique de notre temps. Il tente de discuter ce qui ne va plus dans cette forme de vie. C’est alors que les limites de sa théorie sont évidentes. Dès l’ouverture du livre, dans la description symptomatique de sa relation intime avec la neige, Rosa ne cache pas qu’il se situe du point de vue des sociétés européennes développées, dont l’Allemagne est un modèle. Partant d’un modèle idéalisé de la société, Rosa finit par basculer d’un anti-modernisme tout court vers une anti-modernité tardive. Après avoir constaté la transformation monstrueuse de la modernité tardive, Rosa tente de s’accrocher à une société bourgeoise imaginaire, bonne et équilibrée, où, en fin de compte, pour retrouver la résonance, il suffirait d’éliminer les excès de la modernité tardive, et avant tout le numérique. Les écrits d’Hartmut Rosa sont certainement une des principales contributions pour la théorie critique du temps présent. Néanmoins, au regard de ses dernières publications, il nous semble que Rosa va devoir décider s’il veut continuer à s’engager dans une critique sociale plus ambitieuse, comme avec Accélération, où s’il va poursuivre sur la voie actuelle d’une critique restreinte au mode de vie européen dominant.