1Les éditions de la Sorbonne publient en ce début d’année 2020 la traduction (réalisée par Bastien Craipain) de l’ouvrage de Carolyn J. Eichner Surmounting the Barricades : Women in the Paris Commune, initialement publié en 2004 chez Indiana University Press. L’autrice, professeure à l’Université du Wisconsin, s’intéresse dans ce livre aux socialismes féministes durant la Commune de Paris, à travers le parcours politique de trois femmes qui ont fortement marqué cet événement historique, bien qu’elles n’aient pas bénéficié d’une postérité égale à celle de Louise Michel. Les protagonistes de cette histoire féministe de la Commune, ce sont André Léo (née Victoire Léodile Béra), Élisabeth Dmitrieff (Élisabeth Tomanovskaia) et Paule Mink (née Adèle Pauline Mekarska). À partir des trajectoires de ces trois femmes, qui représentent trois visions du socialisme féministe parmi tous les courants présents durant cette période, Carolyn J. Eichner offre une vision vaste et nuancée de l’engagement des femmes au cours de ces quelques mois et de la diversité des positions et stratégies qu’elles y ont défendues. Cet ouvrage vient ainsi compenser une « invisibilité historiographique […] caractéristique des femmes révolutionnaires » (p. 11) que regrette l’autrice, en démontrant l’étendue de leurs activités politiques et le maillage révolutionnaire complexe dans lequel elles se sont inscrites à l’échelle internationale.

2Construit chronologiquement (avant, pendant et après la Commune) et en suivant, en parallèle, chacune des protagonistes, le contenu de l’ouvrage s’organise néanmoins à partir d’un dialogue permanent entre les éléments biographiques et les événements historiques, dans un mouvement d’ouverture permettant à l’autrice d’aborder, à travers la présentation des actions et des idées prônées par chacune de ces militantes, l’ensemble des processus révolutionnaires à l’œuvre dans la Commune ainsi que les tensions traversant les courants féministes et plus largement politiques à cette époque en Europe.

4Chacune représentait ainsi une voie différente au sein du socialisme féministe. Mink, grande oratrice, « clubiste invétérée » prônant « la solidarité ouvrière et la guerre de classe » (p. 197), défendait un féminisme individualiste et différentialiste et se réclamait d’un anarchisme non collectiviste. Léo, journaliste et romancière, qui n’a pas hésité à s’attaquer aux frontières sociales genrées – en revendiquant notamment la présence des femmes sur le champ de bataille – se montrait en faveur d’un collectivisme socialiste-féministe tendant vers une société libertaire. Écrivaine à l’œuvre prolifique encensée par les critiques, il est heureux que quelques pages aient été consacrées à cette partie non négligeable de son œuvre. Carolyn J. Eichner analyse ainsi également ses positions politiques à l’aune de ses romans – même si l’on peut regretter que seul leur propos soit abordé et que l’analyse du style littéraire en lui-même (dont la dimension politique est pourtant essentielle et faisait déjà l’objet de vives discussions, notamment chez Marx et Engels) soit totalement absente. Dmitrieff, quant à elle, s’est engagée très tôt sur la voie révolutionnaire, marquée par le même roman de Tchernychevsky, Que faire ?, qui exercera une influence considérable sur Lénine. Proche de Karl Marx, c’est d’ailleurs l’Internationale qui l’a dépêchée à Paris, peu après la déclaration de la Commune, pour rendre compte des événements. Elle y a en réalité joué un rôle crucial, en fondant l’Union des femmes, une association vouée à la réorganisation du travail et de son économie.

6L’autrice ne cherche pas à fournir un modèle unique de féminisme socialiste en aplanissant l’histoire et n’hésite pas à en montrer les aspérités. Ainsi, c’est à un parcours lucide, complexe et non idéalisé au sein de différentes mouvances de socialismes féministes qu’elle nous convie. L’une des forces de ce livre est, dans une large mesure, de veiller à ne pas céder à l’anachronisme, en prenant soin de restituer les débats et positions défendues par ces protagonistes de la Commune dans le contexte politique de cette époque-ci, sans y appliquer les grilles de lecture du féminisme contemporain – bien qu’il soit parfois troublant de constater que certaines de leurs revendications continuent d’être brandies faute d’avoir été satisfaites en cent cinquante ans, à l’instar de « la nécessité d’une rémunération en fonction de la tâche accomplie, et non pas en fonction du sexe », qui a été « l’un des principes clés du féminisme communard » (p. 73)... Il en va ainsi du droit de vote des femmes et de leur représentation au sein du gouvernement révolutionnaire, qui n’était guère une priorité pour ces militantes qui percevaient la Commune comme l’élément déclencheur d’un processus révolutionnaire qui se poursuivrait et se radicaliserait pour aller vers la fondation d’une nouvelle société sur des bases égalitaires. Par conséquent, l’amendement d’un gouvernement vu comme provisoire ne leur apparaissait pas comme une urgence et si elles tiraient leur parti du soutien matériel que pouvait apporter ce dernier, elles ne comptaient que sur la radicalité de leurs propres campagnes politiques pour imposer les questions relatives à l’émancipation féminine.

7Par ailleurs, loin d’adopter une vision purement apologétique de ces femmes, l’ouvrage souligne certaines contradictions qui ont émaillé leur engagement individuel ou qui ont plus largement traversé la Commune. Notamment leur anticléricalisme s’est par exemple caractérisé chez de nombreuses communardes par une haine farouche dirigée contre les nonnes, les considérant comme une main-d’œuvre captive concurrente des couturières. Il semble ainsi étonnant que la radicalité de leurs incriminations à l’égard de l’Église ait été en grande partie dirigée vers une catégorie de femmes qui, d’une part, se trouvaient tout en bas de la hiérarchie religieuse (et dont l’exploitation était notoire) et qui, d’autre part, étaient issues pour beaucoup des mêmes milieux sociaux qu’elles, l’adoption de la vie religieuse étant souvent vécue comme l’unique « alternative économiquement viable, et socialement acceptable, au mariage » (p. 129). On notera d’ailleurs que le chapitre 3, consacré à l’organisation du travail des femmes au sein de coopératives et à l’analyse économique des rapports de concurrence entre différents modes de production pendant la Commune, jusqu’à entraîner « une dilution sérieuse de la nature socialiste de l’économie communarde » (p. 132), est particulièrement convaincant.

10Ce livre, qui s’appuie sur un solide travail de recherches historiques (notamment en archives) et théoriques offre ainsi une porte d’entrée originale et nécessaire dans la Commune, en mettant en lumière certaines de ses protagonistes que l’histoire a injustement laissées au second plan.