1L’ouvrage débute par un rappel : la réflexivité environnementale des sociétés humaines s’est fréquemment articulée autour de l’existence de limites « naturelles », que certains cherchent à dépasser tandis que d’autres préfèrent les respecter. Partant du principe qu’il existe bel et bien des « limites planétaires » au développement économique (dont la crise écologique est une des manifestations), Aurélien Boutaud et Natacha Gondran précisent comment cette idée s’est forgée sur le plan historique (chapitre 1) et conceptuel (chapitre 2), avant de proposer une vaste revue de littérature des « principaux processus de régulation ou de résilience du système Terre retenus par la communauté scientifique » (chapitres 3 à 6). Le dernier chapitre esquisse sommairement certaines causes du dépassement des limites planétaires détaillées précédemment.

2Connue au moins depuis l’Antiquité, la finitude planétaire fut fréquemment mise en lien avec des questions économiques jusqu’aux débuts de l’industrie, en Angleterre au XVIII^e siècle. À cette époque, les principaux inspirateurs de l’économie moderne que sont Smith, Ricardo ou encore Say ont en effet considéré les ressources naturelles comme illimitées car gratuitement disponibles. Malthus apparaît comme le seul économiste de l’époque qui conceptualise la Terre et ses ressources comme un facteur limitant pour le développement économique (et démographique). Ce positionnement à contre-courant a généré de nombreux débats au cours du XIX^e siècle, qui se sont malgré tout soldés par l’abandon de la Terre dans les travaux économiques. Régnant désormais sans partage sur l’économie, le dogme de la croissance n’a été remis en cause que dans les années 1970 avec le rapport du Club de Rome sur « les limites de la croissance ». Adossé à des modélisations informatiques de pointe, ce rapport insère des données économiques dans une multitude d’autres variables sur les sociétés humaines. L’économie dominante a toutefois fait peu de cas de cette visibilisation des limites planétaires, malgré la découverte, à la même époque, de changements globaux tels l’amincissement de la couche d’ozone et le réchauffement climatique.

3C’est donc en dehors de la science économique que se sont poursuivies les études scientifiques sur les limites planétaires, combinant les analyses de la disponibilité des ressources avec celles des processus de régulation ou de résilience du système Terre. Ces dernières n’ont pas constaté de pénuries planétaires concernant une ou plusieurs ressources, notamment à cause de la difficulté d’identifier des seuils limites dans l’extraction de matières premières – comme en témoignent les désaccords autour de la détermination du pic pétrolier au début des années 2000. Dès lors, la perspective systémique des « sciences du système Terre » élargit cette difficile question des ressources vers celle des pollutions qu’elles génèrent, via les activités humaines. Neuf processus environnementaux témoignant de limites planétaires sont alors identifiés afin d’être particulièrement surveillés. Trois d’entre eux sont d’ores et déjà globaux : le changement climatique, l’acidification des océans et la destruction de la couche d’ozone. Les six autres – perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, perturbation des cycles de l’eau douce, déforestation, atteintes à la biodiversité, charge atmosphérique en particules et pollutions chimiques – sont pour le moment des processus locaux mais ils pourraient, par un ensemble de rétroactions, devenir également globaux. Bien qu’elle soit pertinente dans un contexte qui vise la prise de décisions politiques, la notion de limite pose d’importants problèmes méthodologiques aux scientifiques, notamment liées aux incertitudes inhérentes à ce type d’études. Ainsi, la notion de « frontières planétaires » a été proposée pour prendre en compte les précautions des chercheurs quant à leurs résultats ainsi que les attentes sociales et politiques sur les enjeux environnementaux. C’est au prisme de ce nouveau concept que les auteurs dressent un vaste panorama des résultats récents des sciences du système Terre.

4L’état des lieux proposé débute avec les trois limites environnementales globales précédemment identifiées. Entre 1960 et 1990, la multiplication par cinq de la quantité annuelle de chlorofluorocabures (CFC) diffusés dans l’atmosphère provoque l’érosion de la couche d’ozone (O₃) stratosphérique par une réaction chimique entre ces molécules. Les alertes scientifiques sur les dangers sanitaires et écologiques d’une telle destruction entrainent rapidement une coopération internationale visant à ralentir le processus. Le succès de celle-ci – la frontière planétaire de l’ozone n’a en effet pas été dépassée – a inspiré les futures collaborations entre États sur les changements environnementaux globaux. Parmi ces derniers, le changement climatique concentre particulièrement l’attention : il se caractérise par un dérèglement de la régulation naturelle du climat par l’atmosphère. La composition de l’atmosphère ayant été durablement modifiée par d’importantes émissions de gaz à effet de serre (GES) lors des deux siècles passés, le cycle du carbone a été perturbé, renforçant de fait l’effet de serre. Dans des conditions naturelles, celui-ci est indispensable au développement et maintien de la vie sur Terre, mais l’effet de serre additionnel qui caractérise le changement climatique a de multiples conséquences négatives sur la biodiversité – destruction de certains habitats, etc. – et socio-économiques – réduction des rendements agricoles, déplacements de population, etc. Tous les indicateurs sur le climat sont aujourd’hui au rouge : la frontière climatique planétaire a d’ores et déjà été dépassée, sans être suivie d’effets politiques comme ce fut le cas pour l’ozone. Le dérèglement du cycle du carbone entraîne également une acidification des mers et océans, car la séquestration du carbone atmosphérique qui s’y opère ne peut suivre le surplus croissant de GES relâchés. Les conséquences de ce phénomène sont importantes sur les organismes marins, mais renforcent également le changement climatique.

5Parmi les changements environnementaux inquiétants mais qui ne s’expriment pas (encore) à l’échelle globale, se trouvent ceux relatifs à la résilience des écosystèmes et de leurs milieux. Ainsi, la perturbation du cycle de l’azote par l’agriculture intensive sabote les processus naturels de décomposition/reconstitution des sols ; l’industrie minière déséquilibre la circulation des phosphates vitaux pour de nombreux organismes vivants ; enfin, l’utilisation anthropique d’eau douce capture en trop grande quantité une ressource fondamentale pour de nombreux milieux naturels. Ces trois processus locaux emblématiques de l’Anthropocène sont loin d’être isolés : des boucles de rétroaction existent entre ces phénomènes (et d’autres), parfois même lorsqu’ils s’expriment à des échelles différentes. L’évolution de la biodiversité est à ce titre significative des impacts transcalaires des changements environnementaux : la disparition locale de certaines espèces vivantes réduit les diversités spécifique et fonctionnelle, impactant mécaniquement l’équilibre de la biosphère. Ce triste panorama des multiples changements environnementaux ne s’appuie que sur les tendances connues par les scientifiques. Aurélien Boutaud et Natacha Gondran consacrent en effet un chapitre aux enjeux environnementaux dont les frontières planétaires associées demeurent inconnues, donc inquiétantes.