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Olivier Faure, Sur les traces de Jean-Pierre Françon. Un aventurier de la médecine (1799-1851)

Paul-Arthur Tortosa
Sur les traces de Jean-Pierre Françon
Olivier Faure, Sur les traces de Jean-Pierre Françon. Un aventurier de la médecine (1799-1851), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2020, 188 p., préf. Alain Corbin, ISBN : 9782729712204.

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Texte intégral

  • 1 Olivier Faure, Les Français et leur médecine au XIXe siècle, Paris, Belin, 1993  ; Histoire sociale (...)
  • 2 Jacques-Olivier Boudon, Le Plancher de Joachim : l’histoire retrouvée d’un village français, Paris, (...)
  • 3 Pierre Michon, Les vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984.

1Olivier Faure, spécialiste de l’histoire sociale de la santé au XIXe siècle, propose ici un ouvrage court (moins de cent cinquante pages) retraçant la vie de Jean-Pierre Françon, un officier de santé ayant vécu dans les campagnes de la région de Villefranche-sur-Saône. L’auteur reste donc dans son champ de prédilection, tout en s’essayant à un genre nouveau pour lui, celui de la biographie des «  obscurs » (p. 11), alors que l’essentiel de ses travaux relevait jusqu’à présent davantage d’une histoire sérielle moins attentive aux individus1. Sur le modèle des travaux similaires de Jacques-Olivier Boudon et Alain Corbin (qui signe la préface), Olivier Faure cherche à enrichir l’histoire sociale des milieux modestes par le genre biographique2. L’ouvrage n’a donc pas simplement vocation à livrer le récit pittoresque d’une «  vie minuscule »3 , mais est présenté comme une contribution à l’histoire des officiers de santé au début du XIXe siècle, cherchant à expliquer un paradoxe : comment un individu qui avait «  tout pour échouer » peut-il connaître une trajectoire sociale ascendante le menant de la misère à l’aisance ?

  • 4 Giovanni Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Pari (...)

2Pour ce faire, Olivier Faure commence par retracer la jeunesse de Jean-Pierre Françon, qui naît en 1799 dans l’Ain, au sein d’une famille relativement pauvre. Ce dernier fait carrière aux marges de la médecine, en combinant les activités de dentiste et d’épicier vendant des remèdes. En effet, les pharmaciens étaient peu présents dans les campagnes à cette époque et l’art dentaire était une profession libre grâce à un arrêt de la Cour de cassation en 1827 (p. 48). En 1832, Françon est cependant soumis à un procès, des docteurs en médecine du voisinage l’accusant de revendiquer le titre de médecin et de recevoir des rétributions pour ses activités thérapeutiques, ce qui est interdit par la loi. Étonnamment, Françon écope simplement d’une légère amende alors qu’il encourt des peines bien plus sévères. En réalité, pour comprendre ce verdict clément, explique Olivier Faure, il faut aller voir du côté de sa belle-famille. Ainsi, comme dans Le Pouvoir au village, le procès du protagoniste fournit l’occasion d’une analyse détaillée de l’ordre social plus large dans lequel il s’inscrit4. Françon était marié à une femme de la famille Raffin, dont les membres appartenaient à la catégorie des «  infranotables », définis par Olivier Faure comme celles et ceux qui, bien que disposant de ressources financières limitées, arrivaient à « exercer des professions qui pouvaient les mettre en position d’exercer un certain pouvoir social sur les autres habitants auxquels ils fournissaient des services, des biens, du travail, du crédit, mais tout ceci effectué à une échelle microscopique » (p. 72). Ainsi, le maire de Saint-Clément, pourtant à l’origine de la plainte, cherche rapidement à ne pas être associé aux procédures. De même, la plupart des habitants du village se taisent ou soutiennent Françon, qui bénéficie aussi du soutien de nombreux notables locaux.

  • 5 Jacques Léonard, La Médecine entre les savoirs et les pouvoirs. Histoire intellectuelle et politiqu (...)

3Une fois tiré d’affaire, ce dernier cherche cependant à obtenir un diplôme lui permettant d’exercer ses activités sans subir un nouveau procès. Le doctorat en médecine impliquant des études longues et coûteuses, il décide donc de devenir officier de santé. La loi du 19 ventôse an XI (10 mars 1803) consacre en effet la division de la profession médicale en deux branches : d’une part, les docteurs en médecine, formés dans les écoles de santé (renommées ensuite facultés de médecine), qui travaillent généralement dans les grandes villes, auprès des populations aisées ; d’autre part, les officiers de santé, qui ont suivi des cursus courts et variés, généralement dans des hôpitaux civils ou militaires, et qui travaillent dans les campagnes auprès des populations plus pauvres5. Afin de pouvoir exercer, ces derniers doivent obtenir un certificat délivré par un jury composé de docteurs, et ne sont censés pouvoir exercer leur métier que dans le département où ils ont été examinés. Pourtant, Françon se présente dans l’Ain et obtient une dérogation lui permettant d’exercer dans le Rhône, où il réside. Cette situation en apparence incohérente ne peut s’expliquer sans resituer une fois de plus le personnage principal du livre dans la société de son temps. Plutôt que de dénoncer le laxisme ou l’incompétence des autorités comme le faisaient les docteurs en médecine de l’époque, Olivier Faure déplace le regard et détaille les rouages de la police médicale, c’est-à-dire de la régulation de la profession par l’État. D’une part, il souligne l’ambivalence des notables : maires, préfets et sous-préfets ne forment pas un groupe homogène agissant dans une même direction, et de leurs rivalités naît une marge de manœuvre dont peuvent se saisir les officiers de santé. D’autre part, l’action publique est largement paralysée par une « guerre des ministères » (p. 101). En effet, la police médicale relève à la fois du ministère de l’Intérieur et de celui de l’Instruction publique qui ont deux politiques opposées. Le premier prône une approche stricte tandis que le second est beaucoup plus généreux dans la délivrance des dérogations. Ainsi, explique Olivier Faure, Françon bénéficie moins de protections personnelles que « d’un rapport de force politique provisoirement favorable aux officiers de santé » (p. 105). Il put ainsi poursuivre ses activités professionnelles et, avec l’aide de son réseau familial, continuer de s’enrichir, au point de faire partie, à son décès, des 5 % des Français les plus fortunés.

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  • 9 Pour une analyse détaillée du concept d’exceptionnel normal et de ses implications théoriques, voir (...)

4Du point de vue de l’histoire sociale, cet ouvrage constitue un jalon important dans l’histoire des officiers de santé qui sont environ 8 500 au milieu du siècle contre près de 10 500 docteurs, et est un complément original à la synthèse plus générale que l’auteur prépare sur le sujet6. Dans cette perspective, Françon, « tout à la fois micro-entrepreneur dynamique, typique de la période du capitalisme “sauvage” » et « homme qui possédait parfaitement les règles de l’économie morale d’Ancien Régime » semble caractéristique du début du XIXe siècle (p. 130)7. En ce sens, comme l’écrit l’auteur, la biographie n’est «  qu’une manière de pratiquer une histoire qu’on voudrait “totale” » et permet de contester la thèse de l’opposition entre médecine et charlatans, ou encore de montrer que la pratique médicale de l’époque relevait autant du commerce que de la science (p. 127-129). Ce destin individuel, « qui n’est peut-être pas aussi singulier qu’il paraît » est pensé au prisme du concept « d’exceptionnel normal » forgé par Edoardo Grendi (p. 31)8. Dans cette perspective, le parcours de Françon est jugé « exceptionnel sans être unique » : il représente en quelque sorte l’une des extrémités de l’arc des trajectoires sociales possibles pour les officiers de santé (p. 28)9.

5Cependant, l’ouvrage introduit également quelques concepts qui paraissent problématiques. Tout d’abord, Olivier Faure invoque un « pouvoir immatériel », qui semble inspiré de « l’hérédité immatérielle » de Giovanni Levi, mais il est difficile de saisir l’intérêt d’une telle notion10. L’auteur écrit en effet que « plus qu’une emprise sociale et politique, les Raffin exerçaient sur le village un pouvoir immatériel fondé sur leur nombre et leur pouvoir de faire et surtout d’impressionner l’opinion », sans que l’on saisisse vraiment en quoi consisterait un « pouvoir matériel », le pouvoir étant généralement entendu comme une propriété des relations, la capacité de faire faire quelque chose à quelqu’un, et non pas une substance que l’on posséderait (p. 72). De même, Olivier Faure propose le concept de « hardiesse sociale », défini comme « la capacité pour un individu ordinaire de s’élever dans la société, non par les canaux habituels, mais en utilisant les interstices qu’offre toute organisation sociale et en remettant en cause la prééminence des déterminismes sociaux et culturels dans les trajectoires sociales », ajoutant que « l’art de l’esquive et du contournement, la ruse, et la témérité étaient aussi constitutifs de sa hardiesse sociale » (p. 131). « Hardi » semble donc être ici entendu au double sens de « entreprenant des actions risquées » et « qui va au-delà des normes habituelles » ou « qui ne respecte pas les convenances »11. Pour le premier sens, il est donc difficile de ne pas y voir une forme d’admiration pour l’héroïsme viril d’un self-made man décrit comme faisant preuve d’une « force vitale et sociale peu commune » (p. 132), « artisan principal de sa réussite […] autant par la rouerie et l’habileté que par le travail et l’épargne » (p. 31) qui, « de sa nombreuse fratrie, fut le seul à sortir de la médiocrité » – qualifier l’appartenance à un milieu social modeste de « médiocre » n’étant bien évidemment pas dénué de jugement de valeur (p. 132). Ainsi, l’ouvrage cède paradoxalement à certains penchants du genre biographique traditionnel et cache mal une certaine fascination pour le personnage principal, bien que l’auteur relativise lui-même le courage de son héros, en écrivant que « ce que nous interprétons comme du mépris envers la légalité [et partant sa prise de risque] n’était sans doute chez lui que le fruit de l’ignorance plutôt que de l’inconscience » (p. 129). La seconde acception est également problématique, car si Françon semble avoir bénéficié d’une « chance insigne » (p. 133), cette dernière semble bien souvent relever moins de la « chance » individuelle que du rapport de force collectivement favorable aux officiers de santé ou à son clan familial. Le concept même « d’exceptionnel normal », nous l’avons expliqué, est contradictoire avec celui de hardiesse ainsi défini, puisqu’il implique précisément que le cas sorte de la moyenne sans pour autant échapper aux règles sociales.

6En résumé, cet ouvrage à la fois extrêmement bien documenté et facile à lire fait attendre avec impatience les prochains travaux de l’auteur sur le sujet, bien que sa conclusion laisse par moments dubitatif en raison des concepts parfois douteux qui y sont développés.

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Notes

1 Olivier Faure, Les Français et leur médecine au XIXe siècle, Paris, Belin, 1993  ; Histoire sociale de la médecine en France XVIIIe-XXe siècle, Paris, Economica, 1994.

2 Jacques-Olivier Boudon, Le Plancher de Joachim : l’histoire retrouvée d’un village français, Paris, Gallimard, coll. «  Folio », 2019 [2017]  ; Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998.

3 Pierre Michon, Les vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984.

4 Giovanni Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, Monique Aymard (trad.), 1989 [1985], chapitres 1 et 2.

5 Jacques Léonard, La Médecine entre les savoirs et les pouvoirs. Histoire intellectuelle et politique de la médecine au XIXe siècle, Paris, Aubier, 1981.

6 Olivier Faure, Contre les déserts médicaux : les officiers de santé français dans la première moitié du XIXe siècle, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, à paraître (cité p. 23).

7 On retrouve ainsi le «  double passage » du grand homme à l’homme quelconque puis à l’homme multiple dans le genre biographique étudié par Sabrina Loriga dans «  La biographie comme problème », in Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1996, p. 209-231.

8 Edoardo Grendi, « Micro-analisi e storia sociale », Quaderni storici, n° 35, 1977, p. 506-520. L’auteur se réfère cependant à ce sujet à Paul-André Rosental, Destins de l’eugénisme, Paris, Seuil, 2016, p. 32.

9 Pour une analyse détaillée du concept d’exceptionnel normal et de ses implications théoriques, voir Paul-André Rosental, «  Construire le macro par le micro : Fredrik Barth et la microstoria », in Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1996, p. 141-159, voir p. 154.

10 Le titre italien du Pouvoir au village étant «  L’eredità immateriale » soit «  l’héritage immatériel ».

11 www.larousse.fr/dictionnaires/francais/hardi/39078.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Paul-Arthur Tortosa, « Olivier Faure, Sur les traces de Jean-Pierre Françon. Un aventurier de la médecine (1799-1851) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 31 août 2020, consulté le 13 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/43281

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