Emmanuel Todd, Éloge de l’empirisme. Dialogue sur l’épistémologie des sciences sociales

Texte intégral
1Il est d’abord important de préciser que cet ouvrage ne constitue pas, à proprement parler, une nouvelle contribution de l’historien Emmanuel Todd à propos du statut scientifique des sciences sociales. Le livre propose une mise à l’écrit d’une conversation entre l’auteur de L’invention de l’Europe, l’historien et sociologue Marc Joly et d’autres membres du laboratoire Printemps (USVQ/CNRS). En effet, comme le signale la « note éditoriale » en tête de l’ouvrage, le « dialogue épistémologique » présenté ici aux lecteurs constitue avant tout la transcription (établie par François Théron, éditée par Marc Joly et relue par Emmanuel Todd lui-même) de la dernière séance du séminaire « Épistémologie de la sociologie et théories des sciences » qui a eu lieu le 21 juin 2019 à l’École normale supérieure Paris-Saclay, intitulée « Mutations anthropologiques et processus de développement social. Vers une théorie générale des sciences sociales ? ».
- 1 Burke Peter, Sociology and history, Sydney, G. Allen and Unwin, 1980.
2Nous ne retrouvons donc pas dans ce texte des idées structurées, telles qu’elles peuvent être présentées dans un essai ou un traité de méthode, mais la mise en récit des échanges intellectuels entre un historien « classique », qui affirme n’avoir jamais eu un projet historiographique bien qu’il soit considéré comme un héritier de l’école des Annales et, d’un autre côté, un groupe de chercheurs intéressés par « les enjeux théoriques et épistémologiques de la sociologie » entendue comme « science sociale, théorie de la connaissance et vision scientifique de l’humanité et du monde », selon les mots de Marc Joly (p. 9). On se trouve ainsi face à une problématique bien connue en sciences sociales : la complexité et l’urgence d’établir un dialogue épistémologique entre la sociologie et l’histoire, comme l’ont formulé de grands intellectuels tels que l’historien Peter Burke1.
- 2 Todd Emmanuel, Où en sommes-nous. Une esquisse de l’histoire humaine, Paris, Seuil, 2017.
3On peut distinguer deux approches, deux lectures possibles de ce texte. Premièrement, cet ouvrage peut constituer une porte d’entrée dans la production historiographique d’Emmanuel Todd. À travers ce dialogue, les lecteurs non familiers de sa recherche pourront découvrir les enjeux spécifiques de sa pensée, notamment sur l’histoire comparative, la relation entre histoire et anthropologie ou le rapport entre structure familiale et idéologie. Si l’Éloge de l’empirisme revient sur des sujets déjà développés par l’auteur dans son ouvrage Où en sommes-nous. Une esquisse de l’histoire humaine2, c’est d’une façon certainement plus agile et plus légère. En effet, Emmanuel Todd prend ici du recul par rapport aux résultats de ses enquêtes, et il concentre ses réponses en sorte de faire ressortir l’essentiel de ses idées. L’auteur, confronté aux questions de collègues qui n’ont pas forcement la même formation ni sa même expérience que lui, est amené à justifier les idées-phares de sa pensée sur l’histoire d’Occident et à en préciser les limites. Dans la postface de l’ouvrage, Emmanuel Todd admet d’ailleurs qu’il s’agit finalement de la discussion la « plus honnête » de sa carrière (p. 93).
4Deuxièmement, cet ouvrage peut être considéré selon nous comme un témoignage très illustratif de la proximité ou de la distance qui existe actuellement entre la sociologie et l’histoire. De ce fait, il est nécessaire de garder à l’esprit qu’Emmanuel Todd, né en 1951, ne peut pas être considéré comme un représentant de l’historiographie actuelle mais comme un titulaire des imaginaires et représentations de sa génération à ce propos (des idées et valeurs qui, d’ailleurs, font encore écho parmi un nombre important d’historiens). Ainsi, à travers ce débat épistémologique (mais également générationnel), on revisite des domaines propres à chaque discipline tels que la différence de la pratique et de la théorie, la barrière entre rationalisme et empirisme concernant la construction scientifique du sens, ou même le goût ou l’aversion pour les concepts et les catégories intériorisées d’un côté par les sociologues et d’un autre côté par les historiens. Malgré le rôle de protagoniste qu’endosse Todd, ses interlocuteurs n’hésitent pas à l’interroger sur la scientificité de ses propos, voire à le contredire afin qu’il défende ses positions, ce qui fait de ce texte un véritable et courageux exercice de confrontation ou d’« affrontement » académique. C’est d’ailleurs le cas lorsque Emmanuel Todd argumente que certaines réflexions épistémologiques ou de méthodes appartiennent strictement au domaine de la philosophie, une idée qui est rapidement contestée par Marc Joly, qui souligne quant à lui la légitimité des sociologues et des historiens à se poser ces questions ainsi que leur capacité (ou leur devoir) d’énoncer des réponses pertinentes. Ainsi, ce livre nous permets de confronter deux regards traditionnellement opposés, celui des sociologues et celui des historiens, par le biais d’un domaine qui, selon le cas, demeure inexploré, proche ou étrange : le domaine de l’épistémologie.
5Le texte constitué par ce dialogue (90 pages) est accompagné de deux annexes : la première, est un devoir de démographie historique élaboré en 1971 par un Emmanuel Todd encore étudiant, avec comme professeur Emmanuel Le Roy Ladurie ; la deuxième est une sélection de 17 articles de presse (dont 14 comptes rendus) publiés par l’historien dans Le Monde des livres entre 1977 et 1983, qui permet d’approfondir le point de vue de Todd sur des penseurs tels que Wittgenstein, Tarde ou Elias.
6En conclusion, cet éloge particulier constitue non seulement une première et excellente approche de la production scientifique et de la trajectoire personnelle de son auteur mais également un véritable exemple des espaces de débat, d’échanges et de confrontations qui font partie consubstantielle de la recherche en sciences sociales et humaines, ainsi que du marigot académique.
Notes
1 Burke Peter, Sociology and history, Sydney, G. Allen and Unwin, 1980.
2 Todd Emmanuel, Où en sommes-nous. Une esquisse de l’histoire humaine, Paris, Seuil, 2017.
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Référence électronique
Rubén Cabal Tejada, « Emmanuel Todd, Éloge de l’empirisme. Dialogue sur l’épistémologie des sciences sociales », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 novembre 2020, consulté le 27 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/lectures/45133 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.45133
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