• 1 Citons parmi les nombreux travaux qui soulignent ces aspects : Fassin Didier, Memmi Dominique, (dir (...)

1Cet ouvrage propose une analyse socio-anthropologique de la démarche « santéiste », qui désigne une morale pratique et normative relative au mouvement des corps. Celle-ci a déjà fait l’objet de plusieurs publications relevant des dérives, des effets contre-productifs comme des rapports de domination qui y sont associés1. Le travail de Gilles Vieille Marchiset permet de revenir sur des recommandations de santé qui aboutissent à des conversions des corps, en tenant compte de leur hétérogénéité, liée à la diversité des entrepreneurs d’une morale des corps qui les formulent. L’originalité du livre repose sur l’articulation de trois dimensions permettant au lecteur de comprendre la fabrication de la normalisation des corps, le rôle qu’y jouent des « entrepreneurs de bien-être », les manières dont elle est appropriée par des individus des classes populaires. L’ensemble se distribue en trois parties qui donnent une vision d’ensemble d’un processus de conversion des corps de facture « santéiste » mais qui bute sur des conditions sociales d’existence de personnes qui le transforment, voire l’empêchent.

• 2 La mobilisation par l’auteur de deux articles publiés par The Lancet, une revue médicale réputée, i (...)
• 3 Pour le souligner, l’auteur fait notamment référence à Honta Marina, Haschar-Noé Nadine « Les polit (...)

2La première partie examine la genèse de l’entreprise normative amenant à diffuser la nécessité de lutter contre la sédentarité, à promouvoir l’activité physique pour endiguer l’augmentation des maladies chroniques ou de l’obésité notamment dans les classes populaires. On y comprend tout d’abord comment se met en marche la conversion des corps et dans une direction rationnelle. Le lecteur apprécie les détours socio-historiques depuis les considérations d’hygiène corporelle à grande échelle (portées par le solidarisme de la fin du XIX^ème siècle, la biométrie, les gymnastiques hygiéniques et militaires) jusqu’à l’apparition puis la diffusion de normes sanitaires qu’imposaient certaines maladies fort répandues jusqu’à la fin du premier XIX^ème siècle (la variole, la tuberculose, l’alcoolisme). Réactivées jusqu’aux années 1970 par un culte du corps ayant la nature pour cadre principal, les normes évoluent ensuite grâce à une démocratisation de pratiques sportives progressivement plus singularisées. Progressivement, le mouvement des corps s’apparente à une activité associée au rester sain, au bien-être. De tels rappels contextualisent et rendent logique l’examen de recommandations à la fois internationales et nationales, c’est à dire des poids normatifs que l’auteur analyse à l’aune de leur mise en pratique territoriale. Les descriptions des normes en matière d’activités physiques à des fins de santé sont utiles, justement en raison de la complexité des logiques de promotion de la santé. On doit cette complexité par exemple au fait qu’elles percolent depuis un appareil d’État promouvant le gouvernement de soi, de façon silencieuse et homogène, mais aussi à la diversité des préconisations ou des acteurs engagés dans la normalisation (médecin, politiques, universitaires, « experts mondiaux » de l’Organisation Mondiale de la Santé par exemple). L’auteur montre clairement comment les normes doivent leur succès aux savoirs scientifiques sur lesquels elles reposent2, relayés par des savoirs plus technocratiques et de type managérial dont la portée diffère selon les pays étudiés (France, Suisse, Italie, Allemagne). À ce stade on saisit la naturalisation des recommandations qui paraissent logiques, incontournables et par conséquent d’autant plus efficaces. Pourtant l’emprise qu’elles induisent se heurte à une conception de la santé qui fait peur en référence aux maladies, notamment parmi les catégories sociales défavorisées. On mesure cet aspect grâce à l’exemple strasbourgeois que l’auteur a empiriquement travaillé : un tel exemple éclaire nettement comment les conversions attendues à l’échelle nationale peuvent être empêchées parce qu’elles demeurent territorialisées3. Plus encore, en mobilisant une approche foucaldienne, l’auteur met en évidence les limites d’une conversion des corps bâtie sur un contrôle, qui émanciperait les individus. À ce titre les pages consacrées à l’obésité comme « problème » et conduisant à une rationalisation des corps, à la consécration d’un biopouvoir d’autant plus prégnant qu’une pensée gestionnaire le soutient, précisent comment pratiques corporelles et représentations corporelles s’articulent. On y comprend comment la conversion des corps repose sur une responsabilisation individuelle, des valorisations et des stigmatisations induisant finalement une morale pratique.

• 4 L’auteur fait notamment référence aux travaux de Richard Hoggart, de Luc Boltanski, d’Olivier Schwa (...)
• 5 L’auteur mobilise cette distinction en se référant à Darmon Muriel, « Sociologie de la conversion. (...)

4Dans la dernière partie, l’auteur aborde la question de la réception concrète de cette morale « santéiste » par les populations que visent en priorité les entrepreneurs de bien-être par l’activité physique et sportive, les classes populaires. L’auteur mobilise pour cela à la fois des recherches réalisées dans avec plusieurs collègues de l’université de Strasbourg et des résultats issus d’autres travaux sur les usages sociaux du corps dans les classes populaires4. Il rappelle les nombreuses résistances populaires contre les normes corporelles « santéistes ». Il souligne également que lorsqu’elles ne sont pas refusées, ces normes font l’objet d’une réappropriation qui rendent les conversions corporelles équivoques si on se place uniquement du côté des contenus des injonctions : on retrouve donc avec intérêt la distinction des concepts de corps mou (le corps malléable, que la pratique peut changer) et de corps dur (le corps d’une origine sociale, de ses dispositions héritées, définissant un cadre dur)5. Les enquêtes conduites par l’auteur et ses collègues prolongent ces travaux en soulignant que le gouvernement des corps à des fins sanitaires ne pénètre par uniformément les vies de celles et ceux qui en sont sociologiquement tenus à distance. Les chercheurs soulignent les influences des curriculums sportifs dans la réussite ou l’échec de telle ou telle conversion (par exemple ce que promeut le dispositif de sport sur ordonnance serait positivement relié à une socialisation sportive effective), ainsi que l’importance de la socialisation primaire dans la transmission ou non des goûts sportifs au détriment des milieux vulnérables (même si les enfants de ces milieux semblent avoir intégré les normes corporelles « santéistes »). Ces enquêtes de terrain sont très précieuses, notamment parce qu’elles donnent de la consistance aux deux premières parties de l’ouvrage et relèvent des conversions des corps qu’impactent les variations des ordinaires de la vie. En ce sens et de façon prévisible, on remarque des bougés mais ils concernent moins les corps durs que les corps mous.