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Gilles Pinson, La ville néolibérale

Karl Berthelot
La ville néolibérale
Gilles Pinson, La ville néolibérale, Paris, PUF, coll. « La ville en débat », 2020, 160 p., ISBN : 978-2-13-082519-7.
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Texte intégral

  • 1 Polanyi Karl, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Pari (...)
  • 2 Denord François, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologique politique, Paris, De (...)
  • 3 Bourdieu Pierre, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de l (...)

1L’inflation de l’expression « néolibéralisme » au sein du champ des sciences sociales entretient de multiples confusions et flous sémantiques. La synthèse développée par Gilles Pinson, politiste au Centre Émile Durkheim, contribue à restituer la finesse et la diversité de la doctrine néolibérale selon différentes configurations nationales et urbaines. Sans prétendre cerner l’exhaustivité du concept, l’auteur s’attache à rappeler le rôle interventionniste de l’État en tant que facilitateur et instigateur des rouages du marché. Gilles Pinson présente ainsi les métamorphoses historiques de la ville néolibérale, de sa confrontation aux politiques keynésiennes à son actualisation en tant que modèle hégémonique. Indissociable de la globalisation et du désencastrement de l’économie des relations sociales1, le néolibéralisme prend son essor à partir de dispositifs internationaux de diffusion de théories économiques à visée politique2 tels que la Société du Mont Pèlerin. Le dogme monétariste soutenu par Hayek et Friedmann s’est imposé en tant que branche dominante du néolibéralisme, à partir d’une circulation internationale des idées hors de leur contexte d’origine3.

2En revenant succinctement sur la genèse du néolibéralisme en tant qu’idéologie située, Gilles Pinson décrit quatre de ses courants d’analyse au sein des sciences sociales. Tout d’abord, celui de la géographie néo-marxiste, qui l’entrevoit comme une modalité d’accumulation capitalistique et une condition à la perpétuation du pouvoir d’une classe élitaire. Vient après le courant de la sociologie bourdieusienne et de ses nombreuses démonstrations empiriques, qui dévoilent les schèmes d’action et d’imprégnation du néolibéralisme dans un champ politico-administratif traversé par des luttes de légitimation. L’auteur évoque ensuite les perspectives foucaldiennes, qui prennent le contrepied de la thèse d’une imposition verticalisée du néolibéralisme. Enfin, si Gilles Pinson traite de la géographie critique, non sans ambiguïté avec le premier courant cité, il estime qu’elle réconcilie ces trois approches et justifie son interprétation des affiliations et des modalités concrètes de la ville néolibérale. Soulignant le caractère protéiforme des structures sociales du néolibéralisme urbain, l’auteur met ainsi en évidence la puissance herméneutique des travaux à son égard, mêlant apports critiques et vulgarisation.

  • 4 Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

3Dans son premier chapitre, Gilles Pinson remonte au « compromis fordiste » de la première moitié du XXe siècle. Du fait des contradictions internes au capitalisme, ce régime économique s’adapte selon le type d’institution, avec des modèles tantôt privatisés (desserrement des conditions d’octroi au crédit aux États-Unis), tantôt étatisés (construction et gestion des parcs de logement social en France et au Royaume-Uni). Les politiques de soutien à la demande s’accompagnent alors d’une socialisation de la production des biens et services tout en confortant une forme de paternalisme, cause d’encadrement de la classe ouvrière et de reproduction de l’ordre social. Cependant, la saturation de la demande mondiale et la perte de gains de productivité fragilisent le keynésianisme. Les crises économiques qui se sont succédées dans les années 1970 ont débouché sur des tensions socio-raciales, des inégalités territoriales et des luttes urbaines, notamment contre les effets de gentrification. Ces dernières ont d’ailleurs été institutionnalisées à travers des dispositifs de valorisation patrimoniale, de densification urbaine et de piétonisation, signalant ainsi la capacité d’absorption critique du néolibéralisme4.

  • 5 Courant issu de la microéconomie qui s’applique à décrire le rôle de l’État et de ses agents en tan (...)
  • 6 Gilles Pinson s’appuie ici sur l’article de Bourdieu Pierre et Christin Rosine, « La construction d (...)
  • 7 Muller Pierre, « L'analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l' (...)

4La puissance de la doctrine néolibérale s’est étendue progressivement au champ de l’action publique. Nourrie par la théorie rationaliste des choix publics5, elle légitime la diminution des transferts nationaux alloués aux municipalités. L’auteur mentionne également sa réception française plus discrète, à travers le cas des politiques du logement social et de la substitution progressive de l’aide à la personne à l’aide à la pierre6. Ce basculement cognitif traduit une rhétorique du choix individuel sans pour autant induire, d’après lui, l’idée d’un « libéralisme radical » (p. 57). Système de principes politiques et de standards professionnels, le néolibéralisme se déploie en tant que référentiel d’action publique7. Il sert de guide aux pratiques routinières des hauts-fonctionnaires et assoit en France le rigorisme économique et la territorialisation des politiques publiques dès le début des années 1980. Pour autant, le politiste émet une réserve face à l’écartement abusif et hâtif du keynésianisme dans plusieurs travaux et nuance le présupposé d’une rupture paradigmatique nette face au néolibéralisme.

  • 8 Ensemble de réformes de l’action publique initiées au Royaume-Uni au début des années 1980 par le g (...)
  • 9 Pinson Gilles, Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes européennes, Pari (...)

5Gilles Pinson revient dans sa deuxième partie sur les causalités entre néolibéralisation et villes, comparant ces dernières aux « protagonistes actifs » (p. 62) de ce processus. La vision gestionnaire inhérente au néolibéralisme urbain offre un souffle nouveau aux répertoires d’action politique locale. Inscrite dans les logiques du New public management8, cette doctrine est d’abord étudiée sous l’angle de l’urbanisme et de la planification. Elle s’illustre par une régulation publique de l’accroissement des préceptes du marché et une gouvernance par projet9 qui fait la part belle au développement urbain, à la compétitivité et à l’attractivité.

  • 10 Lefebvre Henri, La Révolution urbaine, Pari, Gallimard, 1970.
  • 11 En référence à la « règle des 3 D » formulée par Bourguinat Henri, Les vertiges de la finance inter (...)
  • 12 Epstein Renaud, Gouverner à distance : la rénovation urbaine, démolition-reconstruction de l’appare (...)

6De surcroit, la pertinence de l’auteur se situe dans sa traduction des effets de la ville sur le néolibéralisme, en tant que « circuit secondaire du capitalisme »10 (p. 81) et d’accumulation des richesses. Les grandes villes incarnent le lieu de convergence d’investissements financiers qui participent à redynamiser les centres-villes tout en relayant les principes de dérégulation et de déréglementation11. La financiarisation des villes s’achève avec leur hyperspécialisation tout en généralisant la spéculation et les échanges d’actifs risqués à très court terme. Marquant une dématérialisation de la sphère financière, elle génère des crises économiques aux coûts sociaux chroniques (hausse du taux d’effort et éviction des ménages populaires, surendettement des ménages). En France, cette dynamique de compétitivité urbaine se fait plus visible au début des années 2000, à travers la création de clusters et le recours à des instruments d’action publique de mise en concurrence dont la formulation d’appels à projets d’aménagement. Malgré son retrait de l’échelle locale, l’État « gouverne à distance »12 et oriente stratégiquement le financement des collectivités afin de les inciter à réduire leurs déficits et à s’autonomiser.

  • 13 Swyngedouw Erik, « The Post-Political City », in BAVO (dir.), Urban Politics Now, Re-Imagening Demo (...)

7Enfin, dans le troisième chapitre, l’auteur questionne les « dérives illibérales » (p. 103) du néolibéralisme au regard de ses impositions douces et de ses tournures répressives. Il revient sur des travaux interrogeant le caractère anti-démocratique du néolibéralisme urbain au regard de l’opacité des scènes de la régénération urbaine et de leur technicisation. Animés par un credo de l’attractivité, les espaces métropolitains seraient façonnés par des schèmes managériaux. En effet, cette raison entrepreneuriale semble écarter les dissensions et les clivages politiques afin de ne pas déroger au sens des affaires, désignant par-là le « consensus post-politique »13 dépolitisé de la fabrique de la ville néolibérale. Ce faisant, l’auteur expose des limites aux approches critiques du néolibéralisme, en ce qu’elles conduisent en général à exalter les régimes politiques démocratiques antérieurs et à réduire les instances de gouvernance métropolitaine à un espace-refuge du capital.

  • 14 Foucault Michel, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Seuil, (...)
  • 15 Wacquant Loïc, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.
  • 16 Epstein Renaud, « Le problème des banlieues après la désillusion de la rénovation », Métropolitique (...)

8En outre, Gilles Pinson examine les effets de disciplinarisation du néolibéralisme et les logiques de sélection sociale et de reconquête symbolique des villes. Source d’« injonctions à l’entrepreneurialisme » (p. 125) et de moralisation, le néolibéralisme urbain promeut la responsabilité individuelle en occultant les déterminants structurels aux changements comportementaux. Cette technique de gouvernementalité néolibérale14 contribue insidieusement au conditionnement des ressources selon le mérite et à la surveillance accrue de groupes défavorisés, signaux faibles d’une criminalisation de la misère15. Exacerbant la stigmatisation et la concurrence entre membres des classes populaires, elle prend pied sur une instrumentalisation ethnique et identitaire dont témoigne d’ailleurs le traitement néoconservateur des politiques françaises de rénovation urbaine16.

9En définitive, l’ouvrage de Gilles Pinson dresse une analyse fournie sur les travaux critiques pluridisciplinaires ayant pour objet d’étude la ville néolibérale, mobilisable en dehors des sphères universitaires et intellectuelles. Il en pointe néanmoins quelques écueils comme autant de vigilances à l’étude de ce fait social, de son flou définitionnel à son « omnipotence » (p. 142), de ses ambivalences entre instances de marché et logiques agonistiques à son biais de négativité. Guidé par une prudence analytique, l’auteur propose un ouvrage clair, accessible et concis en esquissant quelques acclimatations locales du néolibéralisme urbain, même si l’on peut néanmoins regretter le choix d’une surexposition occidentalo-centrée du concept.

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Notes

1 Polanyi Karl, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

2 Denord François, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologique politique, Paris, Demopolis, 2007.

3 Bourdieu Pierre, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 145, 2002, p. 3-8.

4 Boltanski Luc et Chiapello Eve, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

5 Courant issu de la microéconomie qui s’applique à décrire le rôle de l’État et de ses agents en tant que consommateurs-producteurs cherchant à maximiser leurs intérêts. Il s’inspire directement de l’ouvrage fondateur de Buchanan James R. et Tullock Gordon, The Calculus of Consent, Chicago, University of Michigan Press, 1962.

6 Gilles Pinson s’appuie ici sur l’article de Bourdieu Pierre et Christin Rosine, « La construction du marché : le champ administratif et la production de la « politique du logement » », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 81-82, p. 65-85.

7 Muller Pierre, « L'analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l'action publique », Revue française de science politique, n° 2, 2000, p. 189-208.

8 Ensemble de réformes de l’action publique initiées au Royaume-Uni au début des années 1980 par le gouvernement Thatcher et ayant pour but d’appliquer les modes de gouvernance des entreprises aux administrations publiques (indicateurs de performance, budgétisation par objectifs, délégation des compétences, logique de résultats, avancement au mérite).

9 Pinson Gilles, Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes européennes, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

10 Lefebvre Henri, La Révolution urbaine, Pari, Gallimard, 1970.

11 En référence à la « règle des 3 D » formulée par Bourguinat Henri, Les vertiges de la finance internationale, Economica, 1987. L’essor et la propagation des logiques de la mondialisation, facilitées par la déréglementation des flux financiers, le décloisonnement entre banques de dépôts et d’investissement et la désintermédiation promouvant le rôle des actionnaires dans l’économie globalisée, consolident la fonction accumulative et de fixation du capital dans les métropoles.

12 Epstein Renaud, Gouverner à distance : la rénovation urbaine, démolition-reconstruction de l’appareil d’État, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.

13 Swyngedouw Erik, « The Post-Political City », in BAVO (dir.), Urban Politics Now, Re-Imagening Democracy in the Neo-Liberal City, Rotterdam, NAI-Publishers, 2007, p. 66.

14 Foucault Michel, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Seuil, 2004.

15 Wacquant Loïc, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.

16 Epstein Renaud, « Le problème des banlieues après la désillusion de la rénovation », Métropolitiques, 18 janvier 2016, disponible en ligne : https://metropolitiques.eu/Le-probleme-des-banlieues-apres-la.html.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Karl Berthelot, « Gilles Pinson, La ville néolibérale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 janvier 2021, consulté le 20 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/47102 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.47102

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Rédacteur

Karl Berthelot

Doctorant en sociologie et études urbaines à l’EHESS. Il travaille sur les modes de vie de classes populaires et leurs rapports à l’écologie au sein d’écoquartiers en rénovation urbaine.

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