• 1 Philip Roth, par la voix de Nathan Zuckerman, écrit ainsi dans son récit autobiographique nouvellem (...)

2Pierre Bourdieu, et Philip Roth en littérature, ont chacun à leur façon mis en évidence la complaisance qui peut parfois s’exprimer dans les démarches de nature socio-analytique et/ou autobiographique1. Ici, les deux cas familiers sont réinscrits dans un contexte historique, social et politique auquel participe une génération de femmes qui, durant les décennies 1960 et 1970, pour certaines s’engagent politiquement, pour d’autres développent des velléités d’acquisition d’une autonomie par rapport à la sphère domestique et dans la gestion de leurs conduites corporelles, notamment en matière de contraception et de sexualité. Huguette a ainsi milité au MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) ; Christiane a choisi quant à elle de se faire ligaturer les trompes. L’étude de cas autour de ces deux proches parentes se concrétise donc dans l’intention d’œuvrer « à l’insertion de l’anecdote et du destin particulier dans la cohorte, dans la génération » (p. 302). Par l’attention portée aux régularités sociales qui organisent les trajectoires biographiques des individus et leur expérience du monde social, les chercheures se préservent d’une trop forte singularisation des deux portraits maternels.

• 2 Les sociologues disposent chacune au départ d’une inégale quantité de matériaux et d’informations s (...)
• 3 Il est par exemple déroutant qu’un chapitre soit principalement centré sur des lettres égrainant un (...)

3Il reste que la double identité littéraire endossée par Karine Bastide et Christine Détrez dans cet ouvrage, au premier abord enthousiasmant, montre une limite : l’oscillation entre chronique intime et enquête de sciences sociales paraît les contraindre à préserver ou délaisser certaines dimensions plus propres à un récit personnel, et d’autres à une publication scientifique, au risque d’y perdre à la fois en agrément dans la lecture et en profondeur heuristique. D’un côté, l’orientation scientifique du projet implique la présence légitime d’un contenu plutôt « standardisé » (style accessible et didactique, plan visible régenté par des objectifs de production d’une connaissance, notes de bas de page, annexes, etc.), mais dissuade donc les autrices d’œuvrer à des expérimentations stylistiques et/ou narratives propices au plaisir esthétique que permet la forme littéraire du récit de vie(s). De l’autre, l’orientation personnelle du livre semble avoir pris le pas sur une dimension pourtant centrale de toute démarche de recherche : la construction d’un objet de recherche. Effectivement, la spécification d’une question de recherche justifiant l’intérêt sociologique porté à l’analyse des trajectoires des deux institutrices laisse parfois place à des questionnements allusifs, peu tournés vers la prise en main ou la reformulation des problèmes qui parcourent les travaux en sciences sociales. À cet égard, que penser du « projet initial » de recherche porté par cette intention métaphorique, bien que sophistiquée, « d’éclairer le vide par le trop » ? (p. 9)2. Enfin, la primauté accordée au dévoilement des biographies d’Huguette et Christiane qui restaient jusque-là dissimulées dans le secret d’archives personnelles ou institutionnelles est probablement ce qui explique aussi le mode de traitement des matériaux : leur longue exposition est souvent privilégiée, au détriment – du point de vue des caractéristiques de la restitution d’une enquête en sciences sociales – d’un travail explicite d’analyse et de rédaction guidant plus sélectivement leur exposition3.

• 4 Yvette Delsaut, La place du maître. Une chronique des Écoles normales d’instituteurs, Paris, Éditio (...)
• 5 Certaines écoles rurales, leurs personnels et leurs publics semblent avoir ainsi fait l’objet d’une (...)

5Au travers de l’étude biographique de ces deux jeunes institutrices, et à la suite des travaux d’Yvette Delsaut4, les chercheures rappellent la manière dont l’École normale encadrait (non sans rigorisme et avec une adhésion variable des élèves) le temps libre et les aspirations scolaires et sociales des prétendantes à la fonction d’enseignante, majoritairement issues des milieux populaires jusqu’au milieu du XX^e siècle. Dans la rencontre entre un mode de fabrication scolaire et professionnel et un public socialement sélectionné, c’est l’identité sociale du métier qui se cristallise. Les instituteur·trices doivent œuvrer à l’instruction des élèves cantonnés à l’enseignement primaire en cultivant par ailleurs un sens des limites favorable à la reconnaissance du caractère « élémentaire » des savoirs scolaires et attributions professionnelles qui leur sont dévolues. Christiane et Huguette se confrontent à cette définition du poste et à ce qu’elle peut impliquer5 au travers de trajectoires sociales différenciées. Pour Christiane, qui a le profil modal des élèves-institutrices, ce métier s’apparente à une promotion sociale. Pour Huguette, fille de « petits » notables provinciaux, il marque plutôt un déclassement social. Karine Bastide et Christine Détrez reviennent sur ces deux manières d’entrer dans le métier et sur ce qu’elles impliquent en matière d’ajustement et de rapport au métier (plus serein pour l’une, malaisé pour l’autre).

• 6 Les autrices tendent également à évacuer la question des rapports de domination qui peuvent potenti (...)
• 7 Expérience ordinaire et provinciale qui a l’air ajustée à ce qu’entend (re)connaître la demande let (...)

6Pour autant, l’étude des processus de déclassement de ces deux institutrices aurait également pu mener à l’observation plus systématique de leurs effets en ce qui concerne l’hexis, les manières d’être et plus généralement le rapport au monde social. La pente de la trajectoire sociale et ce qu’elle induit chez les agents en matière d’anticipation heureuse ou non du futur est génératrice de dispositions éthiques qui se traduisent en autant de conduites sociales et corporelles. C’est probablement là un des principes qui aurait apporté un éclairage supplémentaire sur l’entrain désinvolte de Christiane, ses « grands rires » sonores, ses cheveux courts pêle-mêle et son polo clair ouvert sur la gorge, tout comme sur la grogne viscérale d’Huguette, son sérieux manifeste dans son incapacité regrettée à rire, sa coupe au carré (tombant aux épaules) soigneusement rehaussée d’un serre-tête et son gilet sombre fermement ajusté au col (photos p. 307). En outre, les implications de l’occupation d’une position sociale et professionnelle marquée par un rapport instrumental aux savoirs et à la « culture » sont malheureusement absentes du chapitre qui analyse la correspondance entre Huguette et Simone de Beauvoir, ainsi que les prétentions littéraires de la première. L’analyse creuse l’effet de « conversion » que la lecture des écrits de la philosophe produit sur Huguette et le sentiment de rattrapage qu’autorise un temps le lien épistolaire qui unit les deux femmes (ce d’autant plus que Simone de Beauvoir encourage l’institutrice à écrire). Mais les rapports de domination propres à l’univers littéraire qui s’imposent bon gré mal gré aux prétendants à la consécration littéraire, et donc probablement à Huguette, sont passés sous silence6. S’essayant à la rédaction d’un roman après avoir publié une autobiographie remarquée, la jeune femme paraît pourtant rappelée à l’ordre d’une modestie littéraire qui siérait mieux à sa personne : selon son éditeur, sa « pensée sommaire » et son « style primaire » exigent qu’elle revienne à « des choses plus concrètes et précises » (p. 181). La création romanesque et les compétences stylistiques qu’elle requiert semblent refusées à l’institutrice, qui est alors encouragée à revenir vers le récit de son expérience ordinaire7.