André Encrevé, Les protestants et la vie politique française. De la révolution à nos jours

Texte intégral
- 1 En plus d’articles de revue, de communications présentées lors de colloques et de quelques contribu (...)
1Alors que le principe de séparation des Églises et de l’État de 1905 est au cœur de l’actualité, il est nécessaire de rappeler, avec ce travail de recherche, pourquoi les protestants sont traditionnellement attachés à la laïcité et à la République. Avec cet ouvrage, André Encrevé nous partage le fruit de ses quarante années de recherche1, rassemblées et remaniées ici de manière cohérente. L’auteur n’y présente pas l’histoire des choix politiques des protestants de manière continue ou synthétique mais s’attarde au contraire sur des points précis, afin d’effectuer des analyses minutieuses qui le conduisent à remettre en question certains préjugés. Notons que seule la période allant de 1799 à 1848 fait l’objet d’une synthèse succincte, dans laquelle André Encrevé brosse un portrait vivant de l’évolution de l’opinion protestante entre le coup d’État de Bonaparte et l’adoption du suffrage universel masculin.
2Une des questions soulevées est de savoir pour quelles raisons les protestants ont opté pour une politique de gauche au cours de la période étudiée. Pour y répondre, l’ouvrage entend décrire l’essence de certaines positions politiques qui caractérisent les protestants depuis la Révolution, présenter l’évolution de l’intégration des protestants à la vie politique française jusqu’au xxie siècle, et montrer quelles attitudes ils ont adoptées face à des événements marquants de l’histoire (l’affaire Dreyfus, la seconde Guerre Mondiale, etc.). La progression du livre épouse un découpage chronologique en trois grandes parties : de la Révolution à la fin du Second Empire, la Troisième République, et enfin de 1940 à nos jours.
3Dans sa première grande partie, l’auteur interroge la position des protestants français durant la Révolution française, le bonapartisme de 1799 à 1815 puis le bonapartisme de 1848 à 1870 et enfin la Révolution de 1848.
4Le premier chapitre du livre prend ainsi comme point d’ancrage l’édit de tolérance de 1787, signé par Louis XVI, qui remet en question les ordres monarchique et ecclésiastique. En effet, suite à la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685, l’Église romaine s’est rendue responsable, à la fin du xviie et au xviiie siècle, de persécutions contre les huguenots. Dans ce cadre, elle a été responsable de la profanation de deux sacrements (le mariage et la communion) en forçant les protestants à les pratiquer. Selon l’analyse d’André Encrevé, cela a contribué à la discréditer, comme en témoignent les positions d’intellectuels comme Pierre Bayle ou plus tard Malesherbes. Dans ce contexte, l’édit de tolérance marque donc un pas, même s’il est petit, dans l’évolution de la société française : l’état civil laïc est désormais accordé aux protestants. Les huguenots peuvent enfin se marier légalement et donc faire hériter leurs enfants. Une étape est alors franchie vers la reconnaissance de la liberté de conscience. C’est dans ce cadre que les protestants prennent position pour la Révolution, qui contribue à les réintégrer dans la communauté nationale.
5L’auteur aborde ensuite l’attitude des protestants face à l’autoritarisme bonapartiste de 1799 à 1815, en montrant pour quelles raisons ils ne manifestent pas d’adhésion particulière. En effet, bien que le bonapartisme soit « issu des principes de 1789 » (p. 80), son essence autoritaire entre en contradiction avec l’ecclésiologie protestante. Portant sur la position des protestants face aux deux monarchies censitaires (1814-1848), le chapitre suivant permet de montrer l’origine de leur attachement à la République. L’auteur nous apporte une réponse claire : le fait que les Républicains cherchent à achever l’œuvre anticléricale de la Révolution « en laïcisant l’État et la société » française (p. 160) rassure les huguenots qui ne peuvent que soutenir une politique garantissant leur liberté de culte et de conscience. D’ailleurs, Encrevé rappelle à de nombreuses reprises que le protestantisme se caractérise par une adhésion personnelle à la foi (qui ne peut pas être imposée de l’extérieur) : leurs principes fondés sur l’Évangile sont donc en adéquation avec la législation et la pratique sociale religieuse défendues par la République.
- 2 Sur cette question, voir en complément l’ouvrage du sociologue Jean Baubérot, qui tente lui aussi d (...)
6La seconde grande partie du livre aborde sous divers angles les liens entre les protestants et la troisième République2. L’auteur y aborde des thèmes tels que l’affaire Dreyfus, la loi de 1901 sur les associations, la loi de 1905 séparant les Églises de l’État, la question de la paix en 1919 ou encore la vie politique entre 1933 et 1939.
7Dans un chapitre où il s’intéresse aux premières décennies de la Troisième République, l’auteur confirme que, du point de vue des huguenots, « seule la laïcité est gage de la liberté et de l’égalité » (p. 160). Cela s’explique par le fait que les huguenots gardent en mémoire les persécutions dont ils ont été victimes durant près d’un siècle et qui ont été menées par le régime monarchique et l’Église romaine. De plus, alors que les protestants défendent le libéralisme politique et économique, l’historien se demande s’ils ont finalement joué à cette époque un rôle fondamental dans la politique française. En d’autres termes, la question est de savoir si on peut parler d’une politique protestante. Après avoir évoqué leur diversité politique – notamment à l’intérieur du camp républicain – l’auteur en vient à la conclusion que les protestants français ne sont pas les fondateurs de la République ou de l’école laïque même s’ils y ont apporté leur soutien. Dès lors, les huguenots ne constituent qu’une microsociété, c’est-à-dire une petite minorité qui a parfois une influence sur la politique française, mais à condition qu’elle agisse « au sein d’un courant plus vaste » (p. 168).
8Dans sa troisième grande partie, l’historien réunit plusieurs articles qui permettent de comprendre l’évolution des positions politiques des protestants de 1940 à 2017. Par exemple, en s’appuyant sur des articles parus dans Réforme et le Christianisme, il compare les positions des protestants vis-à-vis de la laïcité scolaire au début de la présidence de Charles de Gaulle et au début de celle de François Mitterrand. Parce que les protestants défendent la laïcité de l’école publique, la « loi Debré » de 1959 sur l’adoption d’une aide publique à l’enseignement privé est mal accueillie. C’est pourquoi, lorsque la gauche gagne les élections en 1981, on peut s’étonner que les protestants ne demandent pas l’abrogation de la loi Debré. André Encrevé interprète cette attitude comme la conséquence du changement d’image de l’école catholique, qui accompagne la mutation de la société. Outre le fait qu’à cette époque, le Vatican a adopté une attitude différente face à la liberté religieuse, à laquelle il était encore hostile jusqu’en 1960, des enseignants laïcs sont recrutés dans les écoles catholiques et des enfants de toutes confessions y sont inscrits. De plus, la bourgeoisie inscrit ses enfants dans les écoles catholiques pour des raisons non religieuses mais sociales, dans la mesure où les écoles publiques font face à différents problèmes suite à la démocratisation de l’enseignement (p. 493). On comprend alors mieux pourquoi les protestants ne cherchent pas à revenir sur la loi Debré. Toutefois, la laïcité qui se met en place dans les écoles françaises coïncide de moins en moins avec la laïcité que les protestants défendent (p. 498) car ils espéraient un type de laïcité inspiré de l’exemple américain (p. 298).
9Enfin, en analysant les articles parus dans Réforme, l’auteur s’intéresse également au fait que les protestants se soient montrés de plus en plus favorables à François Mitterrand au cours de ses trois premières candidatures (1965, 1974, 1981). La tendance des protestants à voter à gauche est toujours présente, même si elle l’est moins qu’avant 1940 et même si la droite n’est plus antiprotestante (p. 546). Avec la victoire des socialistes aux élections en 1981, un nombre important de protestants entre d’ailleurs au gouvernement, comme Lionel Jospin, Michel Rocard, Catherine Trautmann, ou encore Alain Bombard (p. 574), ce qui marque un contraste avec les gouvernements qui se sont succédé entre 1945 et 1981.
- 3 Par exemple, il n’évoque pas les églises Assemblées de Dieu qui constituent, selon Sébastien Fath, (...)
- 4 Pour mener sa réflexion, l’auteur s’appuie sur l’ouvrage de ses confrères Sébastien Fath et Jean-Pa (...)
- 5 Patrick Cabanel, Les protestants et la République, Bruxelles, Complexe, 2000, p. 213-217.
10Dans son dernier chapitre, André Encrevé se lance dans un sujet qu’il maîtrise moins (notamment quand il s’agit des protestants évangéliques3) : l’évolution et la pluralité du protestantisme français au début du xxie siècle4. Dans cet article rédigé en 2000 puis mis à jour en 2017, le chercheur interprète des sondages élaborés par des sociologues (en 2010 par l’Institut CSA et en 2017 par l’Institut Ipsos). Il constate que le protestantisme historique, attaché au passé des huguenots, est devenu moins important que ce qu’il nomme le « néo-protestantisme » c’est-à-dire l’évangélisme. L’auteur s’accorde ainsi avec son confrère Patrick Cabanel5 pour affirmer qu’il existe trois cultes différents au sein de la communauté protestante de France : les protestants d’Alsace, moins à gauche, les protestants de tendance évangélique (qui sont les plus nombreux), peu intéressés par la politique mais plus investis dans la vie associative, et enfin, les protestants « historiques », attachés à la gauche modérée.
11À la manière d’un enquêteur, l’auteur soulève des questions pertinentes, collecte des informations, confronte ses sources, s’appuie sur l’évolution de la recherche historique et revient avec des réponses enrichies par sa quête. En allant de la Révolution jusqu’à nos jours, le travail de l’auteur permet de saisir le positionnement plutôt à gauche des protestants jusqu’en 1945 en lien avec « la différence principale entre la droite et la gauche [qui est] l’approbation ou le rejet de l’œuvre de la Révolution française, et parmi celle-ci la laïcisation de l’État et de la vie sociale [...] » (p. 8). Identifiant les périodes où les protestants se sont manifestés majoritairement pour une politique de gauche, André Encrevé permet au lecteur de mieux comprendre cette tendance à travers les choix politiques des protestants, sans toutefois perdre de vue la diversité de leurs opinions politiques.
Notes
1 En plus d’articles de revue, de communications présentées lors de colloques et de quelques contributions à des ouvrages collectifs, il reprend sa thèse pour la rédaction de certains textes : André Encrevé, Protestants français au milieu du XIXe siècle : les réformés de 1848 à 1870, Genève, Labor et Fides, 1986.
2 Sur cette question, voir en complément l’ouvrage du sociologue Jean Baubérot, qui tente lui aussi de comprendre les positions et les actions des protestants mais à partir de la troisième République. Baubérot Jean, Le retour des Huguenots. La vitalité protestante xixe-xxe siècle, Paris / Genève, Labor et Fides, 1985.
3 Par exemple, il n’évoque pas les églises Assemblées de Dieu qui constituent, selon Sébastien Fath, « une locomotive du pentecôtisme français » jusque dans les années 1970 et qui jouent un rôle important dans le CNEF (Conseil National des Évangéliques de France). En 2005, sur 395 000 protestants évangéliques en France, Fath donne le chiffre d’environ 70 000 fidèles chez les ADD. Voir Fath Sébastien, Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France 1800-2005, Genève, Labor et Fides, p. 217.
4 Pour mener sa réflexion, l’auteur s’appuie sur l’ouvrage de ses confrères Sébastien Fath et Jean-Paul Willaime, La nouvelle France protestante, essor et recomposition au xxie siècle, Genève, Labor et Fides, 2011.
5 Patrick Cabanel, Les protestants et la République, Bruxelles, Complexe, 2000, p. 213-217.
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Référence électronique
Élisabeth Schulz, « André Encrevé, Les protestants et la vie politique française. De la révolution à nos jours », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 février 2021, consulté le 12 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/47763 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.47763
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