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Géraldine Aïdan, Danièle Bourcier (dir.), Humain Non-Humain, Repenser l’intériorité du sujet de droit

Nathalie Kakpo
Humain Non-Humain
Géraldine Aïdan, Danielle Bourcier (dir.), Humain Non-Humain. Repenser l'intériorité du sujet de droit, Paris, LGDJ, Lextenso éditions, coll. « Droit et société », 2021, 218 p., ISBN : 978-2-275-09074-0.
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Texte intégral

  • 1 Selon la loi néozélandaise, « Te Awa Tupua [le fleuve] is a legal person and has all the rights, po (...)
  • 2 Ce sujet a fait l’objet d’une conférence de Ferhat Taylan le 22 avril 2021 à l’Université catholiqu (...)

1Le 20 mars 2017, la loi néozélandaise a conféré au fleuve Whanganui une personnalité juridique ainsi que l’ensemble des droits qui lui sont associés1. En 2018, des juridictions indiennes ont rendu des décisions similaires à propos de fleuves et de glaciers, suivies par leur homologue québécoise en février 20212. Comment expliquer l’émergence de décisions juridiques attribuant le statut de sujet de droit à des non-humains ? L’ouvrage publié sous la direction de Géraldine Aïdan et Danièle Bourcier, toutes deux docteures en droit public et chercheuses au Centre d’étude en sciences administratives et politiques de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, questionne la place des robots, animaux et plantes dans les systèmes juridiques. Il est organisé autour d’une thèse centrale : c’est parce que le droit lui attribue une intériorité, ensemble de phénomènes se rapportant au psychisme, que le non-humain devient un sujet de droits. Sont ainsi mobilisées treize contributions de chercheurs d’horizons diversifiés – sciences du psychisme, droit, intelligence artificielle et sciences du vivant. L’ensemble, résolument interdisciplinaire, s’inscrit au moins dans deux grands champs de l’histoire des idées.

  • 3 Le Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation documente c (...)

2Le premier champ est relatif aux frontières entre l’humain, le vivant non humain et les robots. Toutes ces entités partagent-elles des critères de ressemblance et des interdépendances ou la personne humaine se caractérise-t-elle par une singularité irréductible ? Ce questionnement a été irrigué par des productions intellectuelles attribuant à l’animal des facultés émotionnelles. Dans Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau écrit que la sensibilité, qualité commune à l’homme et à la bête, doit au moins donner à l’une le droit de ne pas être maltraitée inutilement par l’autre, idée que l’on retrouve à l’article 515-14 du Code civil, selon lequel l’animal est un être doué de sensibilité. Ce débat oppose aujourd’hui frontalement les antispécistes, favorables à l’abolition des frontières entre s humains et animaux et ceux qui défendent le caractère singulier du premier. Le questionnement sur les frontières entre espèces renouvelle par ailleurs les représentations de l’environnement. Pour Philippe Descola, une part considérable des milieux de vie a été transformée en marchandises aliénables, mouvement auquel on pourrait opposer des écosystèmes porteurs de droits dont les humains seraient les usagers au même titre que d’autres formes de vie de l’environnement. L’ouvrage s’inscrit également dans les travaux sur la place du non-humain dans le droit. Selon Francis Wolff, par exemple, les devoirs envers les animaux ont été établis depuis longtemps en philosophie et dans le droit positif. Ce qui est plus récent, en revanche, est l’idée selon laquelle des droits devraient leur être conférés3.

3Les mécanismes juridiques qui ont fait advenir le sujet de droit non humain sont analysés par Géraldine Aïdan dans un chapitre central. Les animaux et entités physiques ont bénéficié d’une entrée dans le droit positif parce que les systèmes juridiques leur ont attribué une intériorité qui en a fait des êtres sensibles, dotés de dispositions psycho-physiologiques. Pour autant, ils ne peuvent pas ester en justice ou être soumis à des régimes de responsabilité civile ou pénale, qualités qui requièrent des capacités cognitives indispensables à la compréhension des énoncés normatifs et qui leur font défaut. L’octroi de la personnalité juridique nécessite donc l’intervention de l’homme, considéré comme sujet d’imputation en lieu et place du non-humain.

4Deux grandes évolutions sont cependant susceptibles de bousculer l’existant. Tout d’abord, émergent des travaux sur la capacité cognitive des vivants non humains, laissant entrevoir ce que Géraldine Aïdan appelle un « cognitivisme juridique » (p. 114). Ensuite, à mesure que se développent l’intelligence artificielle (IA) et les travaux en matière de machine behaviour, l’intériorité des robots est aussi questionnée.

5La première partie de l’ouvrage interroge les attributs décisionnels dont sont dotées certaines machines et étudie dans quelle mesure ces attributs, qui les rapprochent de l’humain, pourraient permettre de les qualifier de sujet de droit. Lorsqu’elle est dotée d’une intelligence artificielle, la machine peut raisonner, traduire et apprendre à partir des données qui lui sont fournies. Peut-on pour autant considérer qu’elle dispose d’une intériorité inaccessible à un tiers ? L’ouvrage propose à ce sujet des réponses progressives. Pierre Cassou-Nogues interroge tout d’abord la façon dont les technologies contemporaines transforment le statut de l’intériorité. S’appuyant sur une étude de l’application Cogito companion, qui analyse la satisfaction et l’humeur d’un client à partir des intonations de sa voix, il observe que l’intériorité de l’homme se déplace de la tête vers les écrans. Pour Danièle Bourcier, la machine est, dans certains cas de figure, capable de secréter un espace parfaitement opaque, par elle-même, comme le montre le réseau de neurones artificiels Neurolex qui simule les décisions du Conseil d’État. Les tests de celui-ci en laboratoire montrent qu’à côté des dispositions législatives et des règles créées par le juge, la machine produit, par elle seule, une classe de règles non interprétables qui pourrait se rapprocher du for intérieur (p. 79). En revanche, le pouvoir discrétionnaire, l’intime conviction ou encore le secret du délibéré, qui ne sont ni calculables, ni représentables par l’intelligence artificielle, resteront des prérogatives humaines.

6L’ouvrage interroge ensuite la capacité des machines dotées d’intelligence artificielle à être destinataires de normes juridiques. À titre d’exemple, pourraient-elles être condamnées ? Selon Jean-Louis Dessalles, si ces machines sont capables d’anticiper les conséquences de leurs actes, à l’image des programmes de jeux d’échecs – condition nécessaire à une sanction pénale –, le destinataire de la décision restera la personne humaine qui a fourni à la machine la hiérarchie des valeurs et les modalités d’arbitrage des contraintes. La résolution adoptée par le Parlement européen le 16 février 2017 repose sur ce même raisonnement : les responsabilités doivent être imputées aux fabricants et développeurs ou à l’utilisateur qui élabore les données d’apprentissage de la machine (p. 74). Sont enfin soulignés les enjeux éthiques qui accompagnent le développement de l’intelligence artificielle. Dans un registre plus prescriptif que les autres contributions, le chapitre d’Alexei Grinbaum revient sur le dilemme du véhicule autonome, confronté à deux hypothèses dont chacune implique la mort de piétons : selon l’auteur, il faut extraire la machine du champ de la morale humaine en laissant le hasard choisir. Enfin, pour rendre « le robot éthique by design » (p. 37), souligne Laurence Devillers, il faut coder des règles de bonne conduite, mettre en œuvre des outils permettant au robot de les respecter et prévoir des réglementations juridiques si cela n’est pas le cas.

7Dans la seconde partie de l’ouvrage, sont mis en exergue des travaux récents qui documentent la perception, la mémoire et l’apprentissage chez les animaux. Ils mettent ainsi en lumière des capacités cognitives considérées jusqu’alors, selon Martin Giurfa, comme « une prérogative de l’homme et de quelques primates » (p. 132. Le directeur du Centre de recherche sur la cognition animale montre ainsi que les abeilles sont capables de résoudre des problèmes en fonction de types de relations. Placées dans un labyrinthe en Y dans le cadre d’expériences contrôlées, elles doivent apprendre à choisir, à l’intérieur de celui-ci, un objet qui leur est montré à l’entrée, par exemple un disque bleu : cette capacité à choisir se vérifie si l’abeille se pose sur le stimulus visuel approprié (p. 131). À l’issue de soixante essais, la réponse est claire : l’abeille peut apprendre de son environnement et appréhender des règles.

8L’ouvrage contribue également à renouveler la connaissance et la représentation des plantes, assimilées depuis Aristote à des organismes passifs. En effet, Bruno Moulia et son équipe exposent leurs recherches sur des végétaux en laboratoire afin de savoir si les plantes peuvent percevoir leur environnement et y répondre par des mouvements adaptés. Ils mettent en évidence un mécanisme, la proprioception, qui permet à la plante de réajuster en permanence sa posture en réaction à une pluralité de signaux. Ce résultat vient bousculer la représentation d’une frontière intangible distinguant l’animal, mobile, de la plante, passive. Cette évolution de la recherche pourrait signifier une « remontée des végétaux sur l’échelle du vivant » (p. 149), comme en témoigne « La déclaration des droits des arbres » qui a été soumise en lecture à l’Assemblée nationale le 5 avril 2019. De son côté, Florence Burgat invite à ne pas confondre la réaction de la plante à un élément extérieur qui menace son intégrité, fait physico chimique qui ne requiert pas une conscience de soi, et « l’expérience en première personne du déroulement de son existence », propre à la vie de conscience (p. 158.

9Les chapitres sont de qualité inégale et ne distinguent pas toujours ce qui relève du droit positif et de la science du droit. Cet ouvrage constitue néanmoins une contribution passionnante et documentée sur les évolutions des systèmes juridiques eu égard aux non-humains. On est enfin convaincu, sinon séduit, par la plausibilité de « l’hypothèse prospective » formulée par Géraldine Aïdan (p. 125) : la construction d’une échelle des sujets de droits humains et non humains, fondée sur leurs capacités psychiques et cognitives, entre bel et bien dans le champ des possibles.

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Notes

1 Selon la loi néozélandaise, « Te Awa Tupua [le fleuve] is a legal person and has all the rights, powers, duties, and liabilities of a legal person » (https://www.legislation.govt.nz/act/public/2017/0007/latest/whole.html). Pour Sacha Bourgeois-Gironde, le fleuve est devenu un sujet de droits dont les intérêts peuvent être défendus devant un tribunal. Devant la justice, il est représenté par deux personnes, un agent du gouvernement, et le chef des tribus riveraines. Si une plainte peut être déposée en son nom, le régime de ses responsabilités est en revanche moins évident. Pour une analyse de cette décision, de ses implications comme de ses limites, voir  : Sacha Bourgeois-Gironde, Être la rivière. Comment le fleuve Whanganui est devenu une personne vivante selon la loi, Paris, PUF, 2020, p. 9-27.

2 Ce sujet a fait l’objet d’une conférence de Ferhat Taylan le 22 avril 2021 à l’Université catholique de Lille, intitulée « Un nouveau droit pour l’anthropocène ? Vers un droit des relations humains/non-humains ».

3 Le Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation documente ces sujets depuis 2012 dans le cadre du bulletin de veille archivé ici : http://veilleagri.hautetfort.com/.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nathalie Kakpo, « Géraldine Aïdan, Danièle Bourcier (dir.), Humain Non-Humain, Repenser l’intériorité du sujet de droit », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 mai 2021, consulté le 28 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/49525 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.49525

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Rédacteur

Nathalie Kakpo

Nathalie Kakpo est docteure en sociologie et auteur de L’islam, un recours pour les jeunes (Presses de Science po, 2007). Désormais attachée d’administration et chargée de mission au Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, elle travaille sur les agricultures ultra-marines, dans leur environnement régional.

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