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Simona Cerutti, Justice sommaire. Pratiques et idéaux de justice dans une société d’Ancien Régime

Isabelle Coquillard
Justice sommaire
Simona Cerutti, Justice sommaire. Pratiques et idéaux de justice dans une société d’Ancien Régime, Paris, EHESS, coll. « Translations », 2021, 238 p., traduit de l’italien et présenté par Guillaume Calafat, ISBN : 978-2-7132-2881-0.
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Texte intégral

1Cet ouvrage est la traduction de l’italien (par Guillaume Calafat) de l’ouvrage Giustizia sommaria (Milan, Feltrinelli, 2003), de Simona Cerutti, spécialiste de l’histoire des hiérarchies et classifications sociales dans les villes européennes d'Ancien Régime. Simona Cerutti analyse un type procédure judiciaire qualifié de « sommaire » et ses usages à Turin, capitale de l’État savoyard, à partir de la fin du XVIIsiècle. L’autrice s’empare d’un domaine du droit jusqu’alors délaissé par les historiens ; elle interroge la demande de justice auprès d’institutions légales et la façon dont celles-ci y répondent. La procédure judiciaire est le cadre d’observation des rapports entre normes et pratiques sociales, entre légitimité et légalité.

2La méthode d’analyse associe à un décodage de la grammaire des archives judiciaires turinoises de la procédure sommaire produites par le tribunal commercial (juridiction consulaire) et une attention portée aux plaideurs. La démonstration s’appuie sur les théories sociologiques de l’action individuelle, comprise comme l’expression de revendications juridiques et d’un usage des institutions comme instance de légitimation des actes. Cette démarche permet d’accéder à la culture de la juridiction de l’Ancien Régime où l’action peut transformer des conditions juridiques, attribuer des rôles et des droits. L’abandon progressif de la procédure sommaire accompagne un changement de paradigme, à partir des années 1730-1740. L’expérience commune et la pratique sociale sont évincées du droit au profit du respect de la hiérarchie des statuts.

3Le premier chapitre s’intéresse aux « personnes misérables », une catégorie juridique concernée par la justice sommaire. Le point commun de ces mineurs, orphelins, veuves, pauvres, pèlerins, étrangers, paysans, soldats, salariés et marchands, est d’ordre social. À un moment de leur existence, ces personnes sont rendues incapables d’accéder de plein droit à la propriété, au travail et à la justice. Elles se caractérisent par leur faible appartenance au tissu social local, par leur moindre intégration à des réseaux de protection à cause de leur statut juridique diminué ou de leur mobilité géographique. Au contraire, le citoyen qui jouit d’une personnalité juridique complète réside dans la ville, est propriétaire, détient des charges municipales, participe activement à la vie communautaire et s’inscrit dans un réseau social local garant de sa parole et de sa réputation. De sorte que, par son intégration dans un ensemble de relations sociales, économiques et politiques, le citoyen est mis en situation de remplir un « contrat social ». Connaisseurs des normes locales, il s’y réfère lors d’une action en justice.

4En suspendant les privilèges liés à l’appartenance locale, la procédure sommaire transforme la pratique sociale en source du droit. Elle rend une justice supra-locale reposant sur la nature des choses. À partir de l’étude des actes produits lors des procès, dans la plupart des cas, des recouvrements de créances (de quelques lires à des sommes élevées) et des ordonnances des consuls, Simona Cerutti reconstruit les étapes de la procédure sommaire (chapitre 2). Il s’agit d’une justice rapide (la sentence est émise après la première audience), informelle et peu coûteuse (le juge a une position arbitrale), d’une justice « sans écrits » (pas de production de libelles ou d’actes écrits, sauf la sentence) et « sans bruit » (absence d’intervention de professionnels du droit, rôle limité des témoins). Elle s’appuie sur la seule vérité des faits et non sur les lois, coutumes ou jugements antérieurs. Véritables piliers du système probatoire de la procédure sommaire, érigés au rang de « pleine preuve », le livre de négoce et le serment décisoire s’imposent aux juges et guident la formulation de leur sentence. L’obligation de comparaître en personne pour prêter serment transforme le procès en lieu de rencontre d’individus mués par la volonté de s’accorder pour clore le conflit plutôt que par celle de punir l’adversaire. Ainsi, l’écrit prime sur le témoignage, la responsabilité judiciaire individuelle est affirmée et les privilèges des individus sont suspendus. La distance entre une justice sommaire et une justice ordinaire reposant sur le droit positif, l’exercice solidaire de la responsabilité, les normes et coutumes locales est alors établi.

  • 1 Paolo Grossi, L’ordine giuridico medievale, Bari-Rome, Laterza, 1995.

5La coexistence des justices ordinaire et sommaire témoigne de la prise en compte d’une pluralité de situations par le droit d’Ancien Régime (chapitre 3). Chaque individu a la possibilité de trouver une procédure judiciaire adaptée à sa position à un moment précis et à ses horizons de légitimation. La procédure sommaire poursuit la vérité des faits et la nature des choses. Elle s’inspire du jusnaturalisme scolastique et de la théorie de la raison pratique, deux thématiques plébiscitées dans les catalogues des bibliothèques des juges aussi marchands, fonctionnaires, juristes, rendant la justice sommaire. Simona Cerutti discute des idéaux de la justice mobilisés en convoquant les études de Paolo Grossi sur la conception factuelle du droit1. Chaque fait physique et/ou social cherche à atteindre sa condition optimale en traversant plusieurs phases qualifiées de « régulières » et de « bonnes» parce que vérifiables et vérifiées. De sorte que les faits deviennent la source du droit. Cependant, Simona Cerutti souligne une double confusion : d’abord, entre les faits et les choses ; ensuite, entre les choses et les statuts sociaux des individus. Dans le cadre de la justice sommaire, les pratiques sociales acceptées et reconnues légitimes deviennent des sources de droit opérationnelles et génèrent des traces écrites. À Turin, droit naturel et droit positif sont tous deux appliqués. La justice sommaire, justice « de la nature », supra-locale, pense suspendre les privilèges liés aux statuts sociaux et à l’enracinement local pour juger les pratiques sociales. Donc les « personnes misérables » peuvent prétendre à un traitement équitable vis-à-vis des locaux. Quant à la justice ordinaire, justice de la « qualité des personnes », elle repose sur le droit positif, les normes locales et la prise en compte des privilèges attachés au statut social. La « qualité » de l’individu prime sur les actions commises. La responsabilité locale soutient la responsabilité judiciaire.

6La procédure sommaire connait cependant un déclin progressif amorcé en 1720, conduisant à son abandon, après l’intermède des juges-marchands de 1723 à 1733 (chapitres 4 et 5). Dans la constitution de 1724, les consuls demandent à juger toutes les affaires commerciales indépendamment de la qualité des personnes. Donc l’activité commerciale est conçue hors de la qualité sociale individuelle. Le droit réel l’emporte sur le droit personnel. Devenu une instance corporative, le Consulat juge la pratique commerciale et une identité sociale construite, d’où la nécessité de définir ce qu’est un « marchand ». La qualité de « marchand », temporaire, façonnée par la pratique, résulte d’un consensus d’opinions. Aussi, les nobles négociants peuvent rendre leurs biens insaisissables par le biais de fidéicommis. Les fonctionnaires royaux envisagent d’autoriser celui qui commerce à pouvoir rendre inaliénable son propre patrimoine, suggérant ainsi une définition en creux du marchand et la désignation d’un responsable devant la justice. Ici, l’activité commerciale permet la classification sociale et l’attribution de droits. Mais cette tentative échoue à cause du refus de ceux qui pratiquent le commerce d’être classés parmi les « marchands » : le négoce ne saurait être un statut conférant des droits.

7En 1733, le Consulat de commerce devient un tribunal de dernière instance. Les lettres patentes du 20 août 1738 l’autorisent à prononcer des sentences criminelles (pour des peines inférieures à la galère ou à la condamnation à mort) sans demander la confirmation du Sénat. De plus en plus présents, les avocats et procureurs développent l’usage de l’écrit et transforment les pratiques sociales en actes juridiques. Le statut de la preuve connait une profonde mutation. Les preuves doivent être produites et certifiés par des tiers. Le serment décisoire disparaît tandis que les témoins sont requis pour attester de l’identité marchande et de la bonne réputation des parties ainsi que de la véracité des mentions portées dans les livres d’écritures privées. Les négociants se détournent du tribunal consulaire car la perte du caractère d’instance supra-locale du tribunal est perçue comme contraire à leurs intérêts. En outre, ils considèrent que la nouvelle exigence de s’acquitter des sportules (droits à verser directement aux juges lorsqu’un jugement formel est nécessaire) les contraindrait à renoncer à faire valoir leurs droits et à cesser leurs activités commerciales pour ne pas supporter les frais de longues procédures.

8Ainsi, Simona Cerutti donne à voir les relations entre le droit et l’espace social. L’abandon progressif de la justice sommaire pour la justice ordinaire s’accompagne de changements culturels. Fait et droit sont désormais séparés, ce qui induit une délégitimation de l’expérience en tant que source du droit. La nouvelle opposition entre l’être et le faire impose de considérer les intentions des acteurs pour juger de leurs actes et de leur responsabilité individuelle. Le passage d’une justice immédiatement accessible aux profanes à une justice de professionnels est parallèle aux processus de fixation des identités individuelles et de professionnalisation de la magistrature. L’ouvrage est une brillante démonstration de l’indispensable imbrication de l’histoire sociale et de l’histoire intellectuelle du droit pour comprendre les processus de construction des identités sociales des individus et leur façon de les investir. Cette méthodologie permet de retrouver les critères des classifications sociales d’Ancien Régime.

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Notes

1 Paolo Grossi, L’ordine giuridico medievale, Bari-Rome, Laterza, 1995.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Isabelle Coquillard, « Simona Cerutti, Justice sommaire. Pratiques et idéaux de justice dans une société d’Ancien Régime », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 31 mai 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/49643 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.49643

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