Cogato Lanza, Farzaneh Bahrami, Simon Berger, Luca Pattaroni (dir.), Post-Car World. Futurs de la ville-territoire

Texte intégral
- 1 Pour accéder à la version numérique de l’ouvrage et consulter les nombreuses représentations cartog (...)
1Imaginer un territoire dénué d’automobiles : telle est l’ambition du programme Post-Car World: A Trans-Disciplinary Multi-Dimensional Stimulation, dont cet ouvrage collectif entend rendre compte. Ce travail d’enquête, ancré dans les Future Studies et mêlant urbanisme et sociologie, consiste à préfigurer les mondes possibles de l’ère de l’après-voiture dans les villes-territoires, au-delà des villes-métropoles qui ont déjà amorcé les conditions d’un abaissement significatif de l’usage d’automobiles. Ce travail de projection se concentre sur le cas particulier de l’arc lémanique, situé entre la bordure nord du lac Léman et le massif du Jura et qui relie Genève à Lausanne1, pour imaginer un bassin de vie à la fois rural et urbain apte à se passer d’automobiles.
- 2 Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000 [1974].
- 3 John Urry, « The “system” of automobility », Theory, Culture & Society, vol. 21, n° 4-5, 2004, p. 2 (...)
2Pour les auteurs, le territoire doit s’entendre comme un palimpseste, et les aménagements de demain doivent se penser à partir des infrastructures existantes. En ce sens, Elena Cogato Lanza et Simon Berger proposent en première partie d’ouvrage un portrait de la métropole lémanique à l’ère de l’automobile. Ils recentrent le cadre de l’étude sur la portion de territoire de 45 km qui se situe entre les deux villes et décrit une longue bande urbaine multipolaire, en marge d’une stratégie de développement par binôme urbain, et qui a connu un essor démographique largement imputable à la généralisation de la voiture individuelle. Par voie de conséquence, le réseau viaire dense, incluant une autoroute qui relie les deux pôles principaux ainsi qu’un réseau secondaire développé (par ailleurs largement préexistant à l’automobile), connait un phénomène de congestion. Alors qu’il permettait jusqu’il y a peu de réduire considérablement les temps de mobilité entre les différentes agglomérations de l’arc lémanique, la densification démographique réduit le nombre de mètres linéaires de route par habitant, et ce malgré la construction de nouvelles voies. Un ensemble de lignes de trams et de trains se déploie sur le territoire et constitue un potentiel important de transports publics et marchands. Cet espace est en outre relativement bien doté en entreprises de petite taille et constitue un bassin d’emploi principalement tertiaire. Il est également marqué par un phénomène de pendularité comparable à celui que connaît l’ensemble de l’arc lémanique. Enfin, le territoire est doté de ce que les auteurs nomment des monuments : il s’agit de points d’attraction et de repères partagés, pourvoyeurs de significations collectives et de sociabilités (services publics, événements culturels, bâti historique, lieux de loisir…), parsemés de manière hétérogène mais relativement dense. Ce territoire, dont la structure paysagère entre lac et montagne impose d’aménager des espaces pentus et ainsi de « vivre à l’oblique », est aujourd’hui marqué par plusieurs décennies de production d’un espace2 entièrement basé sur l’automobilité3.
- 4 Pour approfondir les travaux d’Alexandre Rigal sur cette question, nous vous invitons à consulter l (...)
3Penser l’affaiblissement de l’automobile suppose avant toute chose une réflexion sur la société dans laquelle elle s’encastre. La seconde partie de l’ouvrage présente ainsi trois contributions qui exposent quelques considérations théoriques nécessaires à la préfiguration du changement. Premièrement, Alexandre Rigal nous invite à appréhender les changements de vie par-delà la prise de conscience. À partir d’une enquête par entretiens4, celui-ci constate que la plupart des individus expriment une prise de conscience des enjeux écologiques sans pour autant envisager de changements importants dans leur manière de vivre. Il propose ainsi de déplacer la focale pour tenter de déceler d’autres leviers d’action que celui de la prise de conscience. Sa contribution révèle que l’abandon de la voiture est le plus souvent lié à un changement global de mode de vie et qu’il engage pour les individus l’expérimentation de nouvelles manières de vivre qui impliquent de nouvelles sensations et un processus de réévaluation, de leurs valeurs, qui provoquent in fine un bouleversement de leurs habitudes. Ces changements modifient ainsi la manière dont tout un chacun perçoit son environnement et sa propre identité. Car, au-delà d’une prise de conscience basée sur de simples informations, les changements pérennes s’appuient généralement sur des expérience concrètes qui les lient à des émotions nouvelles (l’auteur donne l’exemple des expériences de nature, comme le fait de s’occuper d’une ruche d’abeille) ainsi qu’à de nouveaux apprentissages qui permettent de les pérenniser. Deuxièmement, la contribution de Vincent Kaufmann et Emmanuel Ravalet analyse les transformations actuelles dans nos manières d’appréhender les mobilités. Les auteurs mettent en lumière trois signaux de changement profonds : l’habiter multi-local qui revoie à la bi- ou multi-résidences, souvent imposée par des configurations familiales ou professionnelles et qui peut impliquer une pendularité de longue distance ; la croissance du budget-temps de déplacement, explicable par la possibilité d’investir les temps de mobilité pour mettre en œuvre des activité (dans le train par exemple) et qui invite à résider plus loin de nos lieux de travail ; les changements de disposition à l’égard de l’automobile dans une partie de la jeune génération qui s’avère critique envers ses impacts environnementaux et qui aspire à des modes de vie davantage urbains et localisés. Ces tendances à l’œuvre permettent alors d’envisager trois types idéaux de systèmes de mobilité sans voiture : celui de la grande mobilité généralisée, qui ferait de la France une métropole dont les villes seraient des quartiers et au sein de laquelle les individus deviendraient de grands mobiles ; celui de la communication à distance et des biens mobiles, qui substituerait la communication à distance aux déplacements ; celui de la vie quotidienne de proximité connectée, qui valoriserait la proximité et la lenteur, le logement devenant central et les transports secondaires. Troisièmement, Alexandre Rigal et Farzaneh Bahrami nous invitent à questionner la place de l’effort (principalement l’effort physique tel que le pédalage) dans les expériences de mobilité active. Au-delà du principe utilitariste qui consiste à amoindrir cet effort, et qui domine jusqu’ici les projets d’aménagement, ils nous amènent à considérer les temps de mobilité comme des expériences pleinement vécues. En ce sens, ils proposent d’une part une ludification des espaces prompts à proposer une multitude d’expériences sensorielles qui rendent l’effort acceptable (l’observation d’un paysage, l’écoute de musique…) ; d’autre part, ils encouragent à prendre au sérieux le caractère plaisant de l’effort et ses bienfaits (l’amélioration de la condition physique, par exemple) et à moduler les espaces pour qu’ils invitent à développer des compétences nouvelles et une habituation à l’effort.
4La connaissance du territoire couplée à celle des principes à l’œuvre dans les mobilités contemporaines constituent un socle solide pour envisager le Post-car World. Ainsi la troisième partie, qui mobilise l’ensemble des auteurs ainsi que des travaux d’étudiants, s’attache à présenter quatre visions possibles de la métropole lémanique après-voiture. La première vision, « Connexions métropolitaines », envisage un ensemble de métropoles d’un rayon maximum de 1 000 mètres qui concentrent des activités commerciales, de travail ou encore de loisir. Elles seraient parsemées sur le territoire et connectées entre elles par un transport public efficace, sur modèle du métro parisien, ainsi que par des infrastructures adaptées aux mobilité douces. L’espace entre chaque métropole serait dédié aux activités agricoles et aux lieux de détente et de loisir. La deuxième vision, « Séquences lémaniques », envisage une urbanisation de type linéaire autour de l’autoroute qui longe actuellement le lac Léman. Sur celui-ci, une ligne de tram-train desservirait une multitude de lieux de vie économique, de travail, d’institutions scolaires et publiques et d’habitations. Quelques axes perpendiculaires ramifieraient la ville en direction de la montagne. La troisième vision, « Co-Ny-Land », perpétue l’intense densification des centres urbains et leur hiérarchisation avec le reste du territoire. Elle repose sur trois pôles drastiquement limités autour des actuelles communes de Coppet, Nyon et Lausanne. Un transport par rail très rapide, installé sur les vestiges de l’actuelle autoroute, permettrait de passer efficacement d’un pôle à l’autre. La quatrième vision, « Société horizontale », comme la première, se fonde sur un modèle cellulaire de bourgs et de villages non hiérarchisé. Les cellules, plus petites et plus nombreuses que dans les autres modèles proposés jusqu’alors, seraient quasiment équidistantes (à 1 500 mètres les unes des autres), ce qui implique la construction de nouveaux hameaux. Ce modèle présuppose le ralentissement des rythmes de vie, la décroissance des densités urbaines et des mobilités ainsi qu’une vie locale dynamique, qui tend vers une forme d’autarcie.
5Alors que les enjeux écologiques et les avancées techniques font vivre à l’automobile la plus grande mutation de son histoire, et qu’il devient nécessaire de lui inventer des alternatives efficaces, les publications qui envisagent concrètement cette transition se font encore trop rares. Cet ouvrage collectif a donc ceci de novateur qu’il propose l’étude d’un cas existant à partir duquel préfigurer plusieurs visions possibles d’un futur sans voitures. Il démontre en outre toute la pertinence de faire travailler ensemble urbanistes et ethnographes afin de mêler les données territoriales à l’observation des formes de vie concrètes et de proposer aux êtres humains des prises pertinentes sur les espaces qu’ils habitent.
Notes
1 Pour accéder à la version numérique de l’ouvrage et consulter les nombreuses représentations cartographiques, rendez-vous sur : https://www.metispresses.ch/en/post-car-world.
2 Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000 [1974].
3 John Urry, « The “system” of automobility », Theory, Culture & Society, vol. 21, n° 4-5, 2004, p. 25-39.
4 Pour approfondir les travaux d’Alexandre Rigal sur cette question, nous vous invitons à consulter l’ouvrage : Alexandre Rigal, Habitudes en mouvement. Vers une vie sans voiture, Genève, Métis Presses, coll. « VuesDensemble Essais », 2020 ; notre compte rendu pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/45738.
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Référence électronique
Gaëtan Mangin, « Cogato Lanza, Farzaneh Bahrami, Simon Berger, Luca Pattaroni (dir.), Post-Car World. Futurs de la ville-territoire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 août 2021, consulté le 21 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/50750 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.50750
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