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Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy

Mickaël Wilmart
Tous ceux qui tombent
Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, Paris, La Découverte, coll. « À la source », 2021, 328 p., ISBN : 9782348057885.
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Texte intégral

1Si les massacres de la Saint-Barthélemy (1572) ont fait l’objet de nombreuses publications, le livre de Jérémie Foa vient renouveler l’approche de cet évènement en proposant une expérience épistémologique innovante et parfois déstabilisante.

2Alors que les études se sont surtout concentrées sur l’attitude des élites, la recherche d’une responsabilité, les conséquences politiques ou encore une approche anthropologique de la violence collective, l’auteur en prend le contre-pied pour en dessiner un tableau où l’esquisse de l’ordinaire plonge le lecteur au cœur de ces jours tragiques. Les vingt-six chapitres s’attachent tous à retracer des vies, des parcours, des quotidiens de victimes et de tueurs qui ont fini par se croiser lors de la Saint-Barthélemy. De fait, l’ouvrage s’inscrit pleinement dans le mouvement de l’History from below initié par E. P. Thompson, une histoire « d’en bas » dont l’historiographie française du Moyen Âge et de la première modernité ne s’est sans doute pas encore assez emparée. S’appuyant sur des références théoriques parmi lesquelles on relève Pierre Bourdieu, Erving Goffman ou encore Michel de Certeau, l’auteur s’attache à construire de façon diffuse une sociologie du massacre. Avec un prélude en guise d’introduction et sans véritable conclusion, celle-ci se construit au fil des vies reconstituées patiemment par une lecture attentive et systématique des archives parisiennes (même si l’auteur s’intéresse de façon plus rapide à Lyon, Toulouse, Bordeaux ou Rouen). Ce dépouillement acharné, destiné dans un premier temps à recouper le récit et les listes de victimes dressés par les contemporains comme Simon Goulart, constitue une base solide et inédite qui vient éclairer les rouages des violences. Ces dernières ne sont ni irrationnelles, ni spontanées. Au contraire, leur apparente soudaineté s’inscrit dans une décennie de persécutions, pendant laquelle les protestants sont régulièrement arrêtés sous divers motifs (comme le non-respect du carême), emprisonnés quelque temps puis relâchés mais désormais clairement identifiés. Au fil des ans, les responsables des arrestations, membres actifs de la milice bourgeoise parisienne, souvent catholiques zélés comme ce groupe de porteurs de la châsse de sainte Geneviève qui s’avère être le moteur de la tuerie, ont pu dresser la liste de leurs voisins protestants de toute origine sociale, qu’ils exécutent de façon systématique à la fin du mois d’août 1572. La Saint-Barthélemy apparaît bien comme un massacre de voisinage dans lequel les tueurs s’appuient sur leur familiarité avec leur quartier et ses habitants, passant de maison en maison, profitant de l’interconnaissance mais aussi de l’expérience des victimes qui sont finalement habituées à être interpellées et qui ne voient pas venir le basculement sanglant. Le schéma se répète en province : à Toulouse, c’est le recensement municipal des protestants en septembre, dans l’intention de les protéger après les évènements parisiens, qui permet le massacre d’octobre. Comme le note Jérémie Foa, « le massacre engage un régime corporel d’identification » (p. 59) et c’est bien cette identification, rendue possible par les enquêtes passées ou la proximité quotidienne, qui facilite les meurtres. Ici, pas d’anonymat, pas de violence aveugle mais une « réversibilité des liens sociaux » (p. 39) qu’avait déjà relevée Hélène Dumas pour le génocide des Tutsi au Rwanda et dont les travaux ont donné à l’auteur des éléments clés de compréhension du processus.

3Le travail approfondi en archives aboutit à une connaissance presque intime des acteurs et du contexte. Jérémie Foa s’atèle ainsi aux conditions matérielles des victimes, dont les inventaires après décès décrivent des intérieurs parfois déjà vidés par les saisies antérieures, ou de leurs proches auxquels on laisse finalement peu de choses puisque les massacreurs se font aussi pilleurs ou s’emparent légalement des propriétés de leurs victimes. Les suppliques de l’automne 1572 mettent ainsi en scène des veuves ayant tout perdu, tandis que les tueurs finissent tous par s’enrichir et conforter leur position sociale, comme le souligne le dernier chapitre. Les archives notariales permettent également de saisir une culture matérielle de la violence armée chez les persécuteurs d’août 1572, comme le montrent les inventaires détaillant un véritable arsenal conservé chez les miliciens parisiens. Enfin, le dépouillement attentif des minutes notariales autour du 24 août 1572 et des jours suivants souligne combien il existe « une continuité entre temps normal et temps de crise » (p. 120). Clairement, la vie ordinaire se poursuit pendant les massacres : en témoignent les contrats de mariages, les baux, les ventes, les actes de baptême rédigés pendant ces journées sanglantes, parfois dans des officines situées au cœur des quartiers en proie aux violences. De fait, tous les catholiques n’assassinent pas leurs voisins protestants et manifestent, sinon une certaine indifférence, tout au moins une capacité à ne pas basculer. On aurait aimé d’ailleurs que l’auteur approfondisse cette piste en consacrant un chapitre aux villes sans Saint-Barthélemy, comme a pu l’être Senlis, étudiée par Thierry Amalou. Les petites villes, dont certaines comme Meaux prolongent la tuerie parisienne, sont d’ailleurs les grandes absentes du livre, même si on ne peut évidemment pas en attendre une étude exhaustive des violences de 1572.

4Si l’érudition et la maîtrise d’un impressionnant corpus théorique des sciences sociales permet à l’auteur de renouveler la compréhension de l’évènement, ce travail se double d’un effort d’écriture qui pourrait, pour certains lecteurs, paraître plus discutable. Outre les tueurs et les victimes, le livre met en effet en scène l’historien au travail : Jérémie Foa s’attarde sur son rapport aux archives, sur ses surprises, ses déceptions, les pièges que lui tend la documentation (voire les inventaires établis par les archivistes du XIXe siècle). Le lecteur le voit s’acharner à retrouver une piste qui semblait perdue, à explorer des questions qui restent sans réponse et le néophyte comprend sans aucun doute le travail considérable de l’historien qui précède l’aboutissement d’une recherche et sa publication. Le procédé, à la fois rhétorique et pédagogique, rappelle que l’historien est avant tout un enquêteur et que l’analyse ou le récit ne va pas toujours de soi. Mais l’enquêteur doit-il aussi être juge ? L’auteur est assurément marqué par son sujet, se disant même, comme son livre, « plein des fantômes de la Saint-Barthélemy » (p. 103). Il faut convenir que travailler sur un massacre n’est pas anodin : les spécialistes des conflits, génocides et persécutions du XXe siècle sont nombreux à s’être ouverts de la violence ressentie à la lecture des archives ou des témoignages. On est moins habitué à ce genre de confidences pour des périodes plus anciennes et c’est sur ce point que le livre peut déstabiliser, même si la réflexion du rapport au sujet mérite d’être posée. Faut-il convenir que « redresser la paléographie, c’est redresser les torts, nommer les tueurs et les tués » (p. 100) ou laisser l’historien profiter du recul pour se contenter de décrire des processus sociaux ? Il n’y a sans doute pas de réponse définitive ni tranchée à cette interrogation tant l’historien travaille aussi avec sa propre sensibilité. Jérémie Foa sait d’ailleurs poser les limites à son introspection, rappelant que « les bons sentiments ne font pas les bons historiens » (p. 109). Ces quelques remarques ne viennent cependant pas atténuer la grande qualité de cet ouvrage, basé sur des dépouillements d’archives importants et qui renouvèle de façon magistrale la façon d’appréhender les violences collectives du passé lointain.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mickaël Wilmart, « Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 novembre 2021, consulté le 01 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/lectures/52184 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.52184

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