Estelle Vallier, Innovation en cluster. Les relations science-industrie au défi d’une marche forcée

Texte intégral
- 1 Lamy Erwan, Shinn Terry, « L’autonomie scientifique face à la mercantilisation », Actes de la reche (...)
- 2 Faberon Jean-Yves, « Technopoles et Développement », Revue française de science politique, n° 40, 1 (...)
1Les clusters désignent des entités socio-territoriales qui concentrent les activités conjointes de la science et de l’industrie. En répondant à l’ambition de rapprocher les sciences de leur contexte d’application1, les pouvoirs publics prêtent aux clusters d’importantes vertus innovatives liées à la proximité des acteurs et à la densité des réseaux, si bien qu’on parle d’« effet cluster ». Ces hubs fleurissent partout dans le monde, sous différentes appellations. Pourtant, cette tendance n’a rien de spontanée. Beaucoup de clusters sont le fruit d’efforts politiques visant à stimuler l’innovation en rassemblant des acteurs dans des mêmes zones et en incitant des coopérations locales. Les organismes publics, des régions aux États, cherchent par là à dynamiser des territoires, des économies ou des secteurs2. Le cluster est alors devenu en quelques décennies un outil inévitable de politique d’innovation. Estelle Vallier s’intéresse à ces pratiques qu’elle appelle « clusterisation », en questionnant aussi bien le développement et la standardisation de celles-ci que leurs mises en œuvre concrètes.
2C’est dans le cadre d’une thèse CIFRE au sein d’un important cluster en génomique qu’Estelle Vallier a effectué son enquête. L’ouvrage fournit de précieux matériaux empiriques sur le fonctionnement du cluster, récoltés grâce à une immersion prolongée dans celui-ci. La position de l’enquêtrice lui offre un accès privilégié aux données internes, ainsi qu’aux acteurs du terrain pour conduire ses recherches. L’enquête se concentre sur un échantillon de 42 structures sur 76, avec un total de 45 entretiens et de 106 questionnaires. Il ressort de cette enquête que le modèle de cluster doit son succès au fait qu’il promet de répondre aux attentes de compétitivité économique mais que ce sont ces mêmes objectifs de compétitivité qui freinent la plupart des collaborations entre les acteurs du pôle. L’ouvrage rend ainsi compte d’une « tension […] entre conceptualisation et concrétisation du cluster » (p. 18). Le plan de l’ouvrage est organisé selon ces deux dimensions.
- 3 Porter Michel, The Competitive Advantage of Nations, New-York, Free Press, 1990.
- 4 Autonomisation et standardisation des universités européennes (Convention de Lisbonne 1997, LRU 200 (...)
3La première partie se concentre sur le contexte de développement et de dissémination du concept de cluster. Elle fait état des littératures scientifiques sur les systèmes locaux d’innovation et de production et elle cadre ces dernières dans une analyse socio-historique des politiques d’innovation. L’autrice montre que les politiques de « clusterisation » se forment dans un contexte intellectuel et politique particulier. Le concept apparait dans les années 19903 et est par la suite récupéré au service de l’idée d’« économie de la connaissance ». Selon ce paradigme, l’essentiel des richesses produites par les économies post-industrielles reposent sur la production et la manipulation d’informations. Cela a initié d’importantes réformes de la recherche et de l’enseignement4 visant à rendre plus compétitifs les secteurs de production du savoir, notamment les centres universitaires, ce qui a contribué à la diffusion de ce modèle.
- 5 Marshall Alfred, Principles of Economics, New York, Prometheus Books, coll. « Great minds series », (...)
- 6 De Certaines Jacques, La Fièvre Des Technopoles, Paris, Syros alternatives, 1988.
4Vallier revient sur les différents « héritages » inspirant le modèle de cluster, à savoir les travaux fondateurs sur les districts industriels5 et sur les technopôles6. Ces recherches s’intéressent aux spécificités locales de certains sites que les outils économiques habituels ne permettaient pas de rendre compte. Elles suggèrent de considérer d’autres niveaux d’analyse que celui des entreprises et des seuls échanges marchands, en intégrant les capitaux sociaux et les ressources locales. Ces premiers travaux mettent en avant le rôle prédominant du contexte local sur les activités économiques. Cette sensibilité au contexte rend les phénomènes observés à ces échelles difficilement généralisables.
- 7 Issue des sciences économiques et des sciences de gestion.
- 8 Sainsaulieu Ivan, Saint-Martin Arnaud, L’innovation En Eaux Troubles. Sciences, Techniques, Idéolog (...)
5L’autrice affirme que c’est l’intervention d’une « littérature gestionnaire »7 qui traduit ces travaux en des recommandations pratiques. Semblable à un « emballage savant à visée pratique »8, le concept de cluster perd de sa précision pour gagner en pouvoir suggestif. L’essor de ce modèle est aussi dû à l’homogénéisation des systèmes de recherche par des réformes nationales et internationales ainsi que par la médiation d’organisations comme l’OCDE. Cette dernière produit des statistiques et des benchmarking qui encouragent la comparaison et l’imitation entre les nations. Les clusters deviennent donc des solutions à la mode et suffisamment flexibles pour s’adapter aux besoins et contextes particuliers.
- 9 Louvel Séverine, Hubert Matthieu, « L’usage des exemples étrangers dans les politiques de financeme (...)
6C’est précisément de cette adaptation dont il est question dans le troisième chapitre. Celui-ci expose la façon dont ces promesses et concepts vagues opèrent à un niveau local et sont contextualisées dans un site particulier : le Genopole d’Évry. Ce pôle de compétitivité rassemble un complexe d’acteurs privés et publics des technologies de la génomique autour d’un site et d’un « label » communs. L’État utilise cette labélisation pour définir les contours du pôle et officialiser l’appartenance des organismes membres, qui bénéficient en retour de l’accès à des ressources matérielles et des services. Le label fonctionne également comme une marque véhiculant une image marketing attractive. Les spécificités du lieu, de son histoire, utilisées pour cultiver cette image, ne servent pas tant à affirmer sa singularité qu’à, au contraire, assurer sa conformité au moule du cluster, le but étant d’en faire du label un cas « exemplaire »9 de biocluster. L’appel à la conformité est renforcé par ce sempiternel discours sur le retard français pour lequel le cluster devient la solution évidente.
7La seconde partie traite d’un cas particulier de clusterisation au travers du Genopole. Les chapitres restituent les actions et stratégies concrètes de mise en cluster engagées par le pôle et inspirées directement de la littérature gestionnaire. Le pôle existe depuis 1998, mais depuis 2013 la direction du label tente de le reconvertir « en véritable biocluster » (p. 90). C’est dans ce cadre que l’autrice a pu observer la clusterisation en action. Le but de ces mesures et stratégies étant de recréer un « effet cluster » et de favoriser un esprit de corps. Les ambitions du cluster sont réalisées par la mise en œuvre de « structures d’intermédiation » pour contrôler, stimuler et favoriser les rapports formels et informels entre les structures et acteurs labellisés. Les chapitres décrivent la façon dont le cluster, et notamment son antenne de communication, tentent de faire naître une culture commune autant par des espaces technologiques et scientifiques partagés, comme les équipements et plateformes instrumentales ou des réunions et séminaires thématisés, que par des éléments plus informels de sociabilité, qui apparaissent souvent comme la clef des success stories. Ainsi, sport, culture et cafeteria sont investis à cet effet. On voit comment un journal interne au Genopole et vivotant depuis quelques décennies est réaffecté en canal de diffusion et de promotion de « l’esprit » du site (p. 110).
8L’autrice montre que les comportements des acteurs ne s’accordent pas avec les attentes du cluster, pour un ensemble de raisons que le livre détaille prodiguement : des divergences d’intérêts, des contraintes professionnelles, des frontières disciplinaires, ou même de mauvaises conceptions des stratégies et des espaces. L’influence des exemples étrangers, et le rôle prédominant de mythes d’innovation sur le pilotage du cluster, conduisent à mettre en place des solutions mal adaptées. C’est le cas du modèle de l’entrepreneur trentenaire, assez loin de la réalité de précarisation des jeunes actifs. Ce contraste souligne l’importance des conditions matérielles dans les coopérations. Beaucoup sont empêchées en raison du temps, de la compétitivité et, invariablement, de soucis de confidentialité. Notons que les motivations économiques de performativité et de compétitivité qui conduisent à favoriser la clusterisation constituent une part notable des freins aux collaborations.
9Face à des injonctions paradoxales, les acteurs développent des stratégies permettant de gérer ces contradictions et de maximiser leurs intérêts. Dans le cadre du Genopole, on voit des efforts de détournement ou de contournement des dispositifs mis en place par la plateforme. La sociologue révèle ce que les gestionnaires omettent, ce qui n’est pas apparent et que seule l’enquête permet d’observer : « l’évitement » ou le « manquement » des collaborations. Les efforts du cluster à promouvoir une image et un récit de réussite masquent paradoxalement ce qui s’y passe, en invisibilisant d’autres histoires et dynamiques. Dans le creux de ces success-stories, se tiennent aussi des acteurs isolés, des relations infécondes, des départs et même des faillites.
10À l’aide de matériaux précis et variés, le livre parvient à exposer le phénomène de clusterisation, de ses fondements à son déploiement. Toutefois, ces deux aspects mériteraient d’être plus clairement articulés. En effet, les deux parties du livre fonctionnent comme des développements autonomes. On peut regretter que les constructions de la première partie ne servent pas davantage dans la seconde. On peut aussi s’étonner de l’absence d’approfondissements sur les spécificités du domaine de la génomique. Ces éléments auraient pu assurer une meilleure transition entre les parties. Quand la première partie s’intéresse à un contexte international de mise en place de norme d’action publique, la seconde partie se concentre sur des dynamiques locales singulières. De tels efforts permettraient de porter les conclusions et observations au-delà du seul cas du Genopole et de comprendre les spécificités d’un biocluster par rapport à un simple cluster.
Notes
1 Lamy Erwan, Shinn Terry, « L’autonomie scientifique face à la mercantilisation », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 164, 2006, p 23-50.
2 Faberon Jean-Yves, « Technopoles et Développement », Revue française de science politique, n° 40, 1990, p. 46–63.
3 Porter Michel, The Competitive Advantage of Nations, New-York, Free Press, 1990.
4 Autonomisation et standardisation des universités européennes (Convention de Lisbonne 1997, LRU 2007), incitation à l’entreprenariat scientifique et au rapprochement science/ industrie (Loi Allègre 1999).
5 Marshall Alfred, Principles of Economics, New York, Prometheus Books, coll. « Great minds series », 1997. Giacomo Becattini, « The Marshallian Industrial District as a Socio-Economic Notion », Revue d’économie industrielle, no 157, 2017, p. 13‑32.
6 De Certaines Jacques, La Fièvre Des Technopoles, Paris, Syros alternatives, 1988.
7 Issue des sciences économiques et des sciences de gestion.
8 Sainsaulieu Ivan, Saint-Martin Arnaud, L’innovation En Eaux Troubles. Sciences, Techniques, Idéologies, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, 2017, p. 14 ; compte rendu d’Emilien Schultz pour Lectures : https://doi.org/10.4000/lectures.23041.
9 Louvel Séverine, Hubert Matthieu, « L’usage des exemples étrangers dans les politiques de financement de la recherche », Revue française de sociologie, n° 57, 2016, p. 473-501.
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Référence électronique
Thibault Ponchon, « Estelle Vallier, Innovation en cluster. Les relations science-industrie au défi d’une marche forcée », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 novembre 2021, consulté le 22 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/lectures/52329 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.52329
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