• 1 Cette thèse a été primée en 2014 par la Société des études anglo-américaines des XVII^e et XVIII^e si (...)

1Historienne des États-Unis à l’époque moderne, Anne-Claire Faucquez propose ici un ouvrage indispensable pour comprendre la mise en place d’une « société esclavagiste » en Amérique du Nord au XVII^e siècle. En effet, il ne s’agit pas de proposer une histoire de l’esclavage comme « un phénomène indépendant et isolé » mais plutôt de montrer à quel point les sociétés coloniales ne peuvent être comprises sans le prendre en compte. Cet ouvrage est l’aboutissement d’une recherche entamée lors d’une thèse soutenue en 2011, durant laquelle Anne-Claire Faucquez a parcouru de très nombreuses sources dans neuf centres d’archives différents, afin de documenter au plus près la place de l’esclavage dans la Nouvelle-Néerlande, devenue anglaise après 16641. Au travers de ce cas, de l’arrivée des premiers Africains en 1626 jusqu’à l’épisode d’une révolte d’esclaves en 1712, l’auteure démontre l’omniprésence de l’esclavage dans la société newyorkaise où, bien que les esclaves ne représentent en 1698 que 14% de la population, ils sont cependant présents dans de très nombreuses activités urbaines. Progressivement, l’esclavage est codifié et les esclaves deviennent une source de peur pour les colons. Un court épilogue rappelle ainsi leur révolte de 1741, marquée par des incendies anonymes, suite à laquelle la terreur de possibles complots des esclaves atteint son paroxysme.

• 2 Ira Berlin, « Time, space, and the evolution of Afro-American society on British mainland North Ame (...)

2Anne-Claire Faucquez remet en question deux représentations communes concernant l’esclavage en Amérique du Nord. D’une part, elle démontre que l’esclavage dans les États du Nord n’était ni moins cruel ni moins inhumain que dans les colonies du Sud, où il prit cependant une tout autre ampleur à partir du XVIII^e avec l’agriculture de plantation. D’autre part, elle remet en cause une supposée magnanimité de l’esclavage sous la loi néerlandaise, pour montrer qu’en réalité cette dernière correspondait à un dispositif esclavagiste qui se cherchait encore, alors que progressivement se mettaient en place des systèmes coercitifs qui n’avaient rien à envier à ceux que les Anglais ont imposés après 1664. L’auteure montre que ce mythe d’un esclavage plus doux, qui n’aurait été que domestique est l’héritage d’une construction historique développée après la guerre de Sécession, dont le but était évidemment de rejeter l’entièreté du crime esclavagiste sur les confédérés vaincus. Ainsi, elle s’inscrit dans un vaste mouvement de renouveau historiographique à propos de l’esclavage en Amérique du Nord, initié comme elle le rappelle par Ira Berlin à partir de 19802. Cependant, à l’inverse de l’historiographie antérieure, qui définissait les colonies du Nord comme des sociétés « avec esclaves », dans lesquelles la structure sociale n’était pas déterminée essentiellement par le paradigme esclavagiste, elle montre qu’à New York il vaut mieux parler d’une « société esclavagiste », dans laquelle l’esclavage a joué un rôle essentiel pour l’économie.

• 3 Bertrand Van Ruymbeke, « L’histoire Atlantique aux États-Unis : la périphérie au centre », Nuevo Mu (...)
• 4 Anne-Claire Faucquez, « Esclavage et tourisme mémoriel à New York : expérience d’apprentissage ou q (...)

4L’association de différentes méthodes d’investigation rend l’ouvrage passionnant : au terme d’une recherche qu’on imagine éprouvante sur des archives notariales, l’auteure a pu dresser la liste complète des propriétaires d’esclaves à New York, et les annexes proposent d’impressionnants tableaux qui détaillent ces propriétaires, leurs origines, leurs activités et le nombre d’esclaves qu’ils détenaient. Cette base de données de 1 313 propriétaires d’esclaves permet de dépasser la vision d’un esclavage qui n’aurait concerné que quelques privilégiés, propriétaires de leurs domestiques, pour découvrir la multiplicité des activités productives auxquelles participent les esclaves, des docks du port aux ateliers urbains. Nous comprenons aussi la complexité du trafic d’esclaves, dont les centres principaux étaient situés dans les Antilles et au Brésil, bien que les activités à New York de la West-Indische Compagnie, Compagnie des Indes occidentales néerlandaise, conduisent à l’importation d’esclaves depuis les colonies hollandaises d’Amérique, dans le cadre d’une traite quadrangulaire. Anne-Claire Faucquez associe à son étude de l’esclavage dans la ville une recherche sur les espaces ruraux proches, qui montre l’importance des esclaves dans l’approvisionnement de la ville. Un autre intérêt de l’ouvrage est d’aborder une « colonie médiane » géographiquement, des espaces moins souvent documentés que les colonies de la Nouvelle-Angleterre. Ainsi, il participe du projet amorcé par Bertrand van Ruymbeke « d’extraire l’histoire des colonies nord-américaines de l’histoire britannique » en abordant le point de vue d’une colonie néerlandaise3. Par ailleurs, d’autres sources viennent compléter les aspects quantitatifs pour se rapprocher autant faire se peut des esclaves eux-mêmes, des quelques indices dont disposent les historiens pour tenter de décrire leur univers mental, et leur quête incessante de liberté, au travers par exemple des mariages, ou des rares espaces dans lesquels ils peuvent résister à l’asservissement, telles les tavernes. Enfin, l’auteur montre une progression de divers actes d’insoumission, dont le vol et la fuite, jusqu’aux conspirations et à la rébellion ouverte. Les objets que les fouilles archéologiques ont mis au jour sont aussi mobilisés : en effet, à partir du début des années 1990, le cimetière des esclaves a été exhumé et fouillé. C’est aujourd’hui l’African American Burial Ground National Park à Manhattan, un site dont Anne-Claire Faucquez a déjà démontré précédemment l’intérêt dans plusieurs articles4.

• 5 Anne-Claire Faucquez et Linda Garbaye, Citoyenneté et liberté dans l’Empire britannique et les jeun (...)

5Bien sûr, nous aurions aimé en apprendre encore plus sur la vie des esclaves à New York, mais les deux derniers chapitres, très denses, sont déjà passionnants. Par ailleurs, il faut mentionner la publication presque concomitante de Citoyenneté et liberté dans l’Empire britannique et les jeunes États-Unis. XVII^e-XVIII^e siècles, aux Presses universitaires François Rabelais, qu’Anne-Claire Faucquez a dirigé avec Linda Garbaye5.Pour conclure, nous ne pouvons qu’espérer que ce livre soit découvert aussi bien par les historiens modernistes, les spécialistes de l’esclavage, ceux des études urbaines et de l’économie d’une histoire atlantique que par tous ceux qui aiment la ville de New York !