1L’universalisme est mort, vive l’universalisme ! Ainsi pourrait-on résumer le dernier ouvrage d’Alain Policar, agrégé de sciences sociales et chercheur associé au Centre de recherches politiques de Science Po. Faisant suite à son ouvrage L’inquiétante familiarité de la race, ce livre a pour objectif principal d’avancer une justification théorique à l’établissement d’un universalisme renouvelé, lequel est proposé comme solution à de nombreux problèmes sociaux actuels. C’est avec un œil avisé qu’Alain Policar extirpe de l’actualité française un vieux débat qui n’y apparaît pas toujours de manière évidente, celui entre l’universalisme et le particularisme. Alors que l’universalisme est critiqué de part en part, Policar souhaite démontrer que ses détracteurs confondent bien souvent l’universalisme avec l’uniformisme, et qu’un universalisme conscient des formes culturelles particulières qu’il contient est possible et même souhaitable. Le but est alors de soumettre « l’exigence universaliste aux arguments de ceux qui la rejettent : un universalisme digne de ce nom doit se construire non sur le rejet polémique de l’argumentation adverse mais dans la patiente analyse des fondements de celle-ci » (p. 9). Il entreprend donc de faire un examen critique de l’universalisme, et ce à partir de l’étude tant de ses dérives passées que de celle des accusations lui étant adressées aujourd’hui. En proposant l’avènement d’une nouvelle forme d’universalisme, l’auteur espère rendre désuète l’alternative stricte entre universalisme et particularisme.

2L’ouvrage est divisé en trois parties. Dans un premier temps, Alain Policar effectue un retour historique afin de prendre pleinement en considération les inconduites passées faites au nom de l’universalisme. Plutôt que de défendre aveuglément l’universalisme, il assume ainsi qu’il ne s’agit pas d’une doctrine infaillible et dénonce d’entrée de mise l’attitude de surplomb qui fut présente par le passé. Au nom de la croyance en la supériorité de son modèle républicain, la France s’est ainsi promulguée une mission civilisatrice de transmission de ses valeurs universelles, laquelle avait bien souvent pour moyen la violence coloniale. Cette forme d’universalisme n’était en fait qu’une proclamation de la supériorité de la nation française et un appel, au nom de celle-ci, à soumettre tout peuple jugé inférieur, que ce soit par assimilation, par exclusion ou, plus récemment, par intégration. Cette attitude de surplomb, fondée sur la soi-disant supériorité française et légitimée par toutes sortes de théories raciales, fut moins au service d’un universalisme humaniste qu’un « jeton conceptuel » permettant de justifier l’asservissement et l’exploitation coloniale (p. 16). Policar est sans équivoque : l’universalisme de surplomb doit être rejeté. Cette attitude se retrouve aujourd’hui chez ceux qui sacralisent leur nation, alors perçue comme une entité figée, et excluent une partie de sa population au nom d’une des valeurs fondamentales de celle-ci, par exemple la laïcité. Comme piste de solution, l’auteur propose de cesser de percevoir la nation comme une entité fixe dont la forme la plus pure serait à trouver dans un passé originel – ses racines et sa tradition – et de plutôt voir la nation comme une entité en constante transformation, une transformation portée par l’interaction entre les formes particulières qui l’animent à chaque moment, en bref l’idée d’un universalisme ouvert et pluriel.

3Dans un second temps, Policar examine les critiques contemporaines à l’encontre de l’universalisme, principalement celles provenant des études décoloniales. L’auteur fait le choix de prendre au sérieux les propositions des adversaires de l’universalisme afin de s’assurer de bien comprendre la logique derrière leur rejet de cette doctrine. Le but n’est ainsi pas d’invalider toute critique de l’universalisme en caricaturant son adversaire, comme cela est bien souvent le cas, mais plutôt d’entrer dans la compréhension des critiques adressées afin d’être dans une meilleure position pour proposer un universalisme surpassant celles-ci. Pour ce faire, l’auteur met en avant la complexité de la question raciale aujourd’hui. D’une part, pour combattre le racisme, il faut le rendre visible, ce qui passe par des analyses en termes raciaux. Mais, d’autre part, il faut se garder d’une lecture strictement raciale des conflits sociaux, laquelle risque de renforcer la fragmentation de la société plutôt que de combattre les obstacles à la reconnaissance de l’égalité de tous ses membres. Il importe donc de trouver un équilibre entre, d’une part, le fait d’accorder une attention aux personnes se revendiquant d’une identité raciale qui dénoncent le racisme qu’elles vivent et, d’autre part, la défense d’un idéal universaliste inclusif, au sein duquel l’idée de race est fermement rejetée. Il importe donc de reconnaître l’injustice épistémique ayant affecté les personnes minorisées et de prendre connaissance de la parole de ces personnes, sans toutefois rejeter l’universalisme au nom du différentialisme du vécu de chaque personne, faute de quoi tout savoir risque de se voir réduire à un simple point de vue. En bref, plutôt que de renoncer à l’universalisme afin de reconnaître la pluralité des vécus et, en particulier, celui des personnes minorisées, Policar appelle à revendiquer l’universalisme comme idéal afin de lutter contre toute force sociale faisant obstacle à l’égalité de tous.

4Tel est l’objet de la dernière partie du livre, qui est consacrée à l’exposé des fondements anthropologiques d’un universalisme renouvelé. L’universalisme est lui-même à l’origine de la crise qu’il vit présentement : c’est parce qu’il n’a pas été à la hauteur de ses idéaux et parce que tant de violences ont été commises en son nom qu’il est si contesté aujourd’hui. Mais cela ne signifie pas qu’il doit être invalidé entièrement, car un autre type d’universalisme permettrait de combattre de nombreux maux des sociétés contemporaines : le cosmopolitisme. Car, en se cloîtrant dans la lutte identitaire pour la reconnaissance, il est facile d’oublier les causes structurelles des problèmes de non-reconnaissance et d’ainsi renforcer la segmentation identitaire de la société. Il serait donc important de réorienter la lutte pour la reconnaissance du terrain de l’identité à celui du statut des citoyens. Partant du constat que tous les êtres humains partagent la raison et qu’il y a ainsi unité de l’espèce humaine, il s’agit alors de reconnaître les différences entre les groupes sociaux et de combattre toute entrave à la participation égale de l’un ou l’autre de ces groupes au destin de la collectivité. Cette lutte universaliste pourrait être le lieu d’une réconciliation : comme la hiérarchie sociale actuelle est en partie le résultat des oppressions passées, il s’agirait alors d’entamer une réconciliation morale en reconnaissant les fautes passées et en luttant pour un nouveau modèle social, véritablement universaliste, ayant pour fondement la délibération entre des citoyens ayant tous le même statut. Là où l’universalisme plombant fut à l’origine d’une inégalité entre les différents groupes sociaux, l’universalisme cosmopolitique a plutôt une visée émancipatrice fondée sur la reconnaissance de la particularité de chaque groupe et des bienfaits que cette particularité apporte à la société.

5Il nous semble qu’Alain Policar fait ainsi une tentative d’actualisation du projet de cosmopolitisme de Kant, d’une part, en proposant une définition renouvelée capable de surmonter les méfaits passé de l’universalisme et, d’autre part, en montrant, à partir d’enjeux actuels, la nécessité d’un tel projet. Une seule question aurait mérité d’être approfondie davantage : alors que l’auteur appelle à l’établissement d’un cosmopolitisme international fondé sur la démocratie, l’égalité et la liberté, il aurait été important de préciser comment répandre ce modèle, certes honorable, sans entrer à nouveau dans une posture de surplomb. En d’autres termes, comment faire en sorte que des pays non démocratiques et ne reconnaissant pas l’égalité de tous adhèrent au cosmopolitisme et comment présenter ce modèle aux pays qui le refuseraient sans jouer à nouveau la carte de la supériorité des valeurs de l’Occident ? L’auteur pose toutefois cet objectif comme un idéal régulateur plutôt que comme une fin à accomplir immédiatement, il nous semble donc surtout important de préciser comment s’y prendre pour garantir à chaque être humain l’égalité en droit sans mobiliser le rapport de force de l’Occident.

6Pour finir, bien qu’Alain Policar démontre une bonne connaissance des débats philosophiques sous-tendant ses propos, son livre se refuse de réduire la question de l’universalisme à un problème philosophique et la présente plutôt comme un engagement politique actuel et nécessaire : se limitant au plus strict nécessaire à la compréhension des enjeux philosophiques derrière ses affirmations, ce livre est d’abord et avant tout un plaidoyer politique destiné à quiconque suit de près ou de loin l’actualité française et souhaite trouver une alternative à celle offerte tant par la gauche que par la droite identitaire à des enjeux tels la laïcité, la réparation post-coloniale et la culture d’annulation (cancel culture). Par cela, Policar parvient à transformer un débat philosophique complexe en un livre qui, sans pour autant renoncer à la rigueur théorique, se veut accessible à tous.