• 1 Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1996.
• 2 Maurice Godelier, Les métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004.

1En 2021, dans le sillon du mouvement « #MeToo », trois affaires de viols incestueux (Olivier Duhamel, Gérard Louvin et Richard Berry) ont fait couler beaucoup d’encre et déclenché le courant « #MeTooInceste ». Rien de tel qu’une approche anthropologique des systèmes de parenté pour rendre intelligible un sujet dont les médias, asservis à la nécessité de faire sensation pour susciter l’attention1, ne s’emparent que lorsqu’il implique une personnalité publique. Le présent essai résulte d’un échange entre Maurice Godelier et une journaliste du Monde, Anne Chemin, dont le format question/réponse porte la trace. Soucieux de centrer la focale sur l’interdit de l’inceste, l’anthropologue se nourrit de ses propres recherches, notamment de son ouvrage Les métamorphoses de la parenté2 ainsi que des travaux qui font autorité dans sa discipline.

• 3 Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1960.
• 4 Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie, XIX^e-XXI^e siècle, Paris, Fayard, 2014.
• 5 Pierre Verdrager, L’enfant interdit. Comment la pédophilie est devenue scandaleuse, Paris, Armand C (...)

6L’essai se clôt sur une perspective contemporaine qui interroge la parenté dans l’Occident depuis la seconde guerre mondiale. Ce chapitre constitue à notre avis le point faible de l’ouvrage dans la mesure où il s’écarte de la question de l’inceste pour traiter davantage de l’évolution des systèmes de parenté. Il apporte une vue synthétique sur les transformations combinées de l’axe de l’alliance (développement de l’union libre, du concubinage, de la désunion et reconnaissance sociale de l’homosexualité) et de celui de la filiation (possibilité du don d’ovule ou de sperme et du recours à des « mères porteuses »). Ces évolutions traduisent la grande valorisation de la liberté individuelle et du sentiment amoureux, caractéristique des sociétés capitalistes libérales, et le déclin du modèle familial chrétien laïcisé dans le code civil. Après une brève restitution des enjeux que soulèvent ces évolutions, Godelier ne les raccroche qu’approximativement à la question de la prohibition de l’inceste. D’une part, il souligne que le développement et la valorisation croissante de la parenté sociale (familles recomposées, GPA, adoption, don de gamètes) font qu’un rapport sexuel entre un parent non biologique et un enfant est désormais perçu comme un inceste, comme le suggère le cas d’Olivier Duhamel, impliqué dans une relation avec son beau-fils. D’autre part, l’auteur suppose que la valorisation de la place de l’enfant, qui est constatée sans être expliquée, rend ce crime particulièrement insupportable aujourd’hui. Pour développer ce point, on peut se référer aux travaux de Philippe Ariès traitant de l’évolution de la perception de l’enfant sous l’Ancien régime3, ainsi qu’aux travaux d’Anne-Claude Ambroise-Rendu4 et de Pierre Verdrager5 consacrés à l’histoire contemporaine du traitement de la pédophilie.

• 6 Bronislaw Malinowski, Mœurs et coutumes des Mélanésiens (Trois essais sur la vie sociale des primit (...)

7En définitive, Maurice Godelier propose une initiation enrichissante aux recherches anthropologiques sur l’interdit de l’inceste et écarte, par la force de son argumentation, le double risque de naturalisation de l’inceste et celui de l’ethnocentrisme. De fait, le foisonnement de portraits de systèmes de parenté et d’organisations sociales de la sexualité relativise le système occidental, qui est non linéaire (l’enfant appartient à la famille du père et de la mère), monogamique et qui accorde une place importante au sentiment amoureux. En dépit de la richesse de cet essai et de son grand intérêt pédagogique, il reste à examiner les déterminants sociaux de l’inceste. Godelier évoque seulement dans le troisième chapitre, comme préconditions des incestes, le lien entre jouissance et domination, celui entre jouissance et transgression ainsi que l’état de fusion affective. Mais il n’est pas question des liens entre les contextes de socialisation et d’action ni de la propension au désir et au passage à l’acte, objets de la sociologie de la déviance. L’essai encourage aussi l’étude systématique des réactions sociales à l’inceste. Il est parsemé d’énoncés sociaux de punitions (sociales ou divines), tels que des rituels de purification, des bannissements, des incendies de village voire des peines capitales, qui suggèrent que la révélation publique de l’inceste est conçue comme une souillure pour la communauté. Pour mieux saisir ce crime, il faudrait examiner la réaction du groupe en acte, les conditions de possibilité de son déclenchement et ses principes de variations. Godelier note lui-même qu’à Bali, si des jumeaux de sexe différent naissent dans la noblesse, on les considère comme le fruit d’une union divine et on les marie à l’adolescence, tandis que, dans les classes inférieures, cette situation est considérée comme le produit d’un inceste et emporte l’exclusion sociale. On peut rappeler à cet égard que Malinowski parle d’un « système d’évasion » à l’œuvre sur les îles Trobriand, permettant à ceux qui disposent des richesses, de la puissance et de l’influence de recourir au service du sorcier de la tribu pour éviter les sanctions surnaturelles liées à l’inceste6. En somme, l’énoncé et la conscience sociales de l’interdit ne présument rien de sa prise en charge dans un contexte donné. Cela justifie une approche, non de la prohibition, mais du contrôle social de l’inceste.