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Cécile Robert (dir.), Confiner la démocratie. Les dépolitisations de l’action publique

Renaud Nougarol
Confiner la démocratie
Cécile Robert (dir.), Confiner la démocratie. Les dépolitisations de l'action publique, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Espaces politiques », 2021, 314 p., ISBN : 978-2-7574-3331-7.
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Texte intégral

1L’un des principaux intérêts de l’ouvrage dirigé par Cécile Robert est de réhabiliter des fondamentaux démocratiques. En effet, les décisions (et non-décisions) d’action publique qui orientent les démocraties représentatives reposent sur des choix. Ces choix sous-tendent des arbitrages entre des intérêts et/ou des valeurs qui peuvent constituer le moteur de décisions alternatives. Ils ont des conséquences sur les populations concernées et sont politiques car ils engagent la consolidation ou la transformation de l’ordre social. Les différents auteurs du livre montrent ainsi qu’il y a des « manières de dire » et des « façons de faire » l’action publique (p. 263) qui invisibilisent ces choix, leurs arbitrages et/ou leurs conséquences, autrement dit qui « dépolitisent » l’action publique.

2En trame de fond, l’ouvrage penche du côté émancipateur des sciences humaines et sociales et souhaite « [c]ontribuer à donner aux collectifs et aux sociétés les moyens de se (res)saisir de ces choix qui les concernent, et de mieux percevoir les mécanismes qui les en détournent ou les empêchent » (p. 279). Le lecteur est en effet confronté à la diversité des ramifications qui peuvent conduire à la (dé/re)possession politique des citoyens, ce qui est d’autant plus perceptible que les neuf contributions concernent une variété de domaines d’action publique, d’échelles d’analyse et de territoires.

  • 1 Lagroye Jacques (dir.), La politisation, Paris, Belin, coll. « Socio-histoires », 2003.

3Mais ne nous trompons pas, il s’agit avant tout de travaux universitaires. L’ensemble des contributeurs cherchent à « objectiver » la présence de processus de dépolitisation à partir d’un point d’ancrage théorique commun. Les objets de recherche ne sont pas considérés comme « politiques » ou « non politiques » par définition. Ils peuvent être (dé/re)politisés par les acteurs sociaux, au travers d’opérations de « requalification des activités sociales les plus diverses1 » qu’il s’agit d’analyser (p. 18). Les données d’enquête ne sont pas nécessairement récentes, mais leur (re)lecture « objectivante » constitue un apport indéniable à la sociologie de l’action publique. A minima, elle ravive la portée « heuristique » de la notion de « dépolitisation » qui sous-tend des postures de recherche et des définitions multiples en sciences humaines et sociales (p. 17).

4Le caractère académique de l’ouvrage est d’un intérêt civique majeur. Au-delà de son potentiel émancipateur, il renvoie le lecteur à la complexité des processus sociaux, et non à des formes simplistes d’orchestration politique. Autrement dit, les dépolitisations (et dépossessions) de l’action publique impliquent des acteurs pouvant avoir fait le choix d’entreprendre de telles démarches, mais ces mêmes acteurs agissent en fonction d’appartenances institutionnelles mettant en jeu des facteurs internes (une diversité de règles) et externes (des environnements socio-politiques particuliers). Contre la multiplication des explications complotistes de l’action publique sur les réseaux sociaux numériques, c’est au travers de ces considérations sociologiques générales, au risque de (sur)ajouter et de (sur)enchevêtrer les déterminations causales, que nous rendons compte des différentes contributions de l’ouvrage.

5Concernant les facteurs externes aux institutions, Sébastien Vignon (chapitre 6) montre que les maires ruraux qui se définissent publiquement comme apolitiques le font pour des raisons stratégiques (risque de clivage pour une élection municipale, source de soutien pour une élection cantonale). Mais l’apolitisme répond également à l’augmentation des missions et des compétences relatives à la décentralisation, qui invite les maires à intégrer une diversité d’acteurs à la gestion communale. D’après Audrey Freyermuth (chapitre 7), si la (dé/re)politisation de la politique municipale de sécurité peut reposer sur des tactiques politiques (se positionner sur l’échiquier politique), elle dépend aussi de la concurrence politique locale. Dans un contexte politique instable, un maire en quête de légitimité aura tendance à investir la sécurité de manière apolitique, en usant d’une approche technique et non conflictuelle.

6Concernant les facteurs internes aux institutions, on saisit au travers de certaines contributions le rôle des règles de recrutement des administrateurs de l’action publique dans les dépolitisations. Au sujet de la politique intercommunale de la culture, Audrey Freyermuth montre que le fait d’employer des agents issus des filières d’aménagement du territoire au détriment de celles relatives à la culture a des effets politiques. Cela permet aux élus de se réapproprier la compétence culturelle, mais en la réorientant vers le développement économique. Dans le même sens, selon Raphaëlle Parizet (chapitre 3), les décisions relatives à l’aide au développement des populations indiennes au Mexique tendent vers une approche gestionnaire qui exclut les spécificités culturelles locales et leurs représentants du pouvoir politique. Or, ces décisions ne sont pas sans lien avec le remplacement des anthropologues de la Commission nationale pour le développement des peuples indigènes par des mathématiciens, ingénieurs et statisticiens.

7De façon plus explicite, certaines contributions pointent du doigt les règles qui structurent les espaces politiques institutionnalisés, souvent marqués par des compromis. À de partir la gestion des crises sanitaires, Claude Gilbert et Emmanuel Henry (chapitre 5) mettent au jour un consensus dépolitisant et tacite entre élus, qui consiste à éviter certains clivages non rentables politiquement. La dépolitisation repose en partie sur le recours à des valeurs fortes (la santé est un bien irrévocable) dont la teneur ébranle les opposants politiques, qui craignent de se discréditer en remettant en cause ces valeurs. La contribution d’Audrey Freyermuth sur la politique intercommunale de la culture permet de saisir que la dépolitisation s’inscrit dans des consensus apparents qui masquent des compromis entre élus. Dans le cas présent, il s’agit de partager des ressources communautaires en octroyant des contreparties aux communes qui n’ont pas directement accès à un équipement intercommunal.

8De manière plus fondamentale, certaines dépolitisations renvoient au travail de légitimation des institutions. Moritz Hunsmann (chapitre 2) dépeint des acteurs de la lutte contre la pandémie du Sida en Tanzanie, représentants des agences internationales et responsables tanzaniens, en accord pour pérenniser les institutions auxquelles ils appartiennent. Ceux-ci font en sorte que les interventions déjà réalisées (aux dépends d’autres initiatives), et pour lesquelles ils sont financés, figurent parmi les actions dont le financement sera prioritaire. Au sujet de la construction européenne, Cécile Robert (chapitre 8) montre que les échanges officieux entre experts et fonctionnaires des différents pays, en amont des décisions politiques officielles, cherchent à produire des solutions intermédiaires et satisfaisantes pour l’ensemble des parties prenantes. Ces échanges garantissent par la suite, dans les arènes décisionnelles publiques, la mise en scène d’une Europe « accordée ». La légitimité de l’Union européenne fondée sur le consensus est alors entretenue, cela au détriment d’une démocratie confinée dans des arènes expertes.

9Par ailleurs, d’autres contributions mettent au jour des processus de repolitisation pour lesquels les appartenances institutionnelles jouent aussi un rôle important. C’est le cas des travaux de Vincent-Arnaud Chappe (chapitre 4) qui revient sur les usages du droit en matière de traitement des discriminations. A priori dépolitisant en ce sens qu’il apporte des réponses individuelles et conjoncturelles (et non collectives et structurelles), le droit peut constituer une ressource pour certains acteurs institutionnels, en l’occurrence une agence parajudiciaire ou un syndicat. Contrainte au respect d’une argumentation juridique conventionnelle qui lui assure sa légitimité, l’agence opère des (re)politisations discrètes. Des situations individuelles de femmes enceintes discriminées sont alors mises en correspondance et médiatisées, ce qui participe à la protection générale de toutes les femmes en période de grossesse. Libre de choisir sa rhétorique juridique, le syndicat opte pour des (re)politisations offensives en assumant, dans les tribunaux, des discours militants qui dénoncent le caractère systémique de toute discrimination.

10Notons enfin que le travail d’objectivation du politique proposé par les différents auteurs est d’un intérêt d’autant plus civique qu’il peut permettre au citoyen d’objectiver son positionnement politique. On peut penser agir de manière apolitique et s’inscrire objectivement dans des formes de (re)politisation. La contribution de Sylvain Lefèvre (chapitre 9) au sujet de la lutte contre le cancer du sein aux États-Unis, dépolitisée par la mise en avant de récits personnels stéréotypés (la femme survivante esthétiquement restaurée), en fournit un bon exemple. Cette démarche peut être à l’origine de repolitisations féministes (pourtant non vécues comme telles) car elle permet des espaces de discussion au sein desquels les femmes créent du collectif en revenant sur les enjeux structurels du cancer, comme la pollution. Inversement, on peut penser agir de manière politique et s’inscrire objectivement dans des formes de dépolitisation. En mettant la focale sur le verdissement des modes de vie, Jean-Pascal Comby (chapitre 10) montre le cas d’enquêtés subjectivement politisés dont les comportements environnementaux ne remettent pas en cause les structures sociétales à l’origine des problèmes d’environnement. Même si ce n’est pas l’objectif du livre, tout un chacun pourrait interroger les conséquences de ses actions qu’il pense « politiques ». Transformation ou consolidation de l’ordre social ? Telle est la question démocratique.

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Notes

1 Lagroye Jacques (dir.), La politisation, Paris, Belin, coll. « Socio-histoires », 2003.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Renaud Nougarol, « Cécile Robert (dir.), Confiner la démocratie. Les dépolitisations de l’action publique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 31 janvier 2022, consulté le 04 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/54043 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.54043

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Rédacteur

Renaud Nougarol

Docteur en sociologie de l’université de Toulouse - Jean Jaurès, membre du laboratoire CERTOP.

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