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Vincent Chambarlhac, Un Vieux-Colombier bourguignon. Une expérience de décentralisation théâtrale (1925-1929)

Frédéric Thomas
Un Vieux-Colombier bourguignon
Vincent Chambarlhac, Un Vieux-Colombier bourguignon. Une expérience de décentralisation théâtrale (1925-1929), Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Histoire de la France aux XIXe et XXe siècles », 2021, 210 p., ISBN : 979-10-351-0651-5.
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Texte intégral

1Fondateur du théâtre du Vieux-Colombier, en 1913, Jacques Copeau (1879-1949), en partie oublié, a pourtant marqué le théâtre français. En 1924, il quitte Paris afin de fonder une école avec de jeunes comédiens. L’échec de ce projet débouche sur la formation d’une troupe, qui prend le nom des Copiaus, surnom qui patoise le patronyme « Copeau » et qui serait également un dérivé de « petits copeaux », voire renverrait, dans le patois local du pays beaunois, à « capon » : faire le bon apôtre, flatter, ruser... De 1925 à 1929, les Copiaus rayonnent en Belgique et en Suisse, mais surtout en Bourgogne, où ils s’installent et se produisent à 69 reprises (soit près de la moitié des représentations données au cours de ces années). Le nomadisme de la troupe la pousse à bousculer la scène théâtrale pour l’étirer « à sa manière dans la direction polysémique du spectacle vivant » (p. 159). C’est l’histoire de cette expérience inédite et peu étudiée que Vincent Chambarlhac explore dans Un Vieux-Colombier bourguignon.

2En 1941, Jacques Copeau publie Le Théâtre populaire, essai qui, dit-on, influencera Jean Vilar. Très vite, l’expérience des Copiaus est érigée en exemple, voire mythifiée. Copeau « est alors présenté comme l’un des pères de la décentralisation théâtrale, un “apôtre de la démocratisation culturelle” » (p. 148). L’auteur insiste sur le décalage temporel, la conceptualisation qui vient après-coup. Au cours de sa brève existence, la troupe ne théorisa pas son activité, qui s’inventait chemin faisant et ne sera appréhendée que des années plus tard, dans un autre contexte, comme une expérience de décentralisation culturelle avant l’heure.

3Désirant contrer « l’oubli des conditions mêmes de possibilité du théâtre des Copiaus » (p. 19), cet essai entend tourner son regard de la scène vers les coulisses et de l’histoire théâtrale vers la géographie sociale. Jacques Copeau, qui s’est converti au catholicisme en 1925, entend inscrire son expérience dans une lignée catholique du théâtre français. À Paris, perçu comme Babylone moderne, est dès lors opposée la ruralité, en raison principalement de sa population supposément « populaire » et épargnée par les mondanités de la capitale. « L’espace rural est la promesse d’une régénération possible auprès d’un public sain, car étranger au théâtre boulevardier et mercantile des villes » (p. 27). Il s’agit de promouvoir une « remoralisation du théâtre contre le boulevard » et « la volonté d’un retour aux sources marquée par la fuite en Bourgogne » (p. 67). La reprise de Molière et de la commedia dell’arte participent de cette remoralisation. Mais celle-ci butte sur les réalités sociales, culturelles et économiques de la région, ainsi que sur la distance qui s’insinue peu à peu entre la troupe et son fondateur.

  • 1 Laferté Gilles, Folklore savant et folklore commercial. Reconstruire la qualité des vins de Bour (...)

4L’objectif, pour Copeau, est de « retrouver un public populaire qui fasse communauté. [...] Un public qui refléterait une communauté où ne jouent pas les fractures socio-économiques. Un public qui contemple sur scène son travail quotidien » (p. 87-88). Dans ce ré-enracinement de la pratique théâtrale – l’auteur parle de « filiation barrésienne du théâtre populaire » –, qui se vérifie dans « une logique d’entre-soi » où la vie quotidienne est transposée (p. 73), la figure des « vignerons » constituerait « la clé de voûte » (p. 79). À l’encontre de la thèse de Gilles Laferté1, évoquant « une folklorisation du vignoble par l’avant-garde théâtrale », inscrite dans le « goût bourgeois pour le populaire », Vincent Chambarlhac avance une lecture plus nuancée et complexe.

  • 2 Bourdieu Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979  (...)

5Gilles Laferté semble, en effet, reprendre à son compte la thèse bourdieusienne du « retournement dialectique » de l’avant-garde culturelle2. Lorsque celle-ci s’intéresse à une œuvre d’art « populaire » ou tente de la réhabiliter, elle ne ferait, en réalité, qu’instituer un rapport social de distinction, reproduisant de la sorte la domination symbolique, propre au fonctionnement normal du jeu culturel. À l’encontre d’une telle lecture en surplomb, Vincent Chambarlhac analyse l’expérience des Copiaus au ras de fêtes civiques locales, dont celle de Beaune. Loin d’apparaître comme une avant-garde formatant la réalité locale sous un mode folklorique, la troupe participe à une co-production avec la municipalité et le milieu associatif, par laquelle s’opère une artification du vigneron et une appropriation du spectacle par le public. En conséquence, l’auteur remet en question non seulement le processus de folklorisation, mais aussi les déterminations « populaires » et « avant-gardistes » avec lesquelles on entend lire cette expérience originale.

6L’absence de politique culturelle d’État, à laquelle, de toutes façons, Jacques Copeau se montre hostile, laisse d’autant plus de place aux acteurs régionaux de la filière économique de la vigne qui, en retour, rendent possible l’expérience théâtrale des Copiaus et catalysent la figure populaire du vigneron. Celle-ci se muerait ainsi en synthèse d’une communauté largement fantasmée... en occultant les contradictions et antagonismes entre les divers acteurs de cette filière – de l’ouvrier agricole au négociant, en passant par le propriétaire.

  • 3 Jeanson Francis, Cultures & « Non-Public », Lormont, Le Bord de l’eau, 2009.

7La relecture de l’expérience des Copiaus invite à repenser le caractère prétendument populaire du public rural, ainsi que les frontières entre théâtre et spectacle vivant, et les contours de l’opposition entre centralisme et régionalisme. La confrontation des articles de presse locaux et parisiens est particulièrement éclairante à ce titre : les journaux de Paris considèrent l’activité théâtrale de la troupe en Bourgogne comme une crise passagère et une étape, avant le nécessaire retour dans la capitale, où résiderait la véritable place de Jacques Copeau. Si l’ouvrage, écrit d’une plume soignée, est agréable à lire, son ancrage dans la géographie sociale locale se paie cependant d’une absence de comparaison avec d’autres expériences théâtrales similaires et contemporaines en Europe, qui aurait pu mieux encore éclairer la spécificité des Copiaus. Dans la dernière page de son livre, Vincent Chambarlhac esquisse toutefois un stimulant rapprochement entre la conception de la ruralité en général et de la figure du vigneron en particulier, comme public populaire, avec l’invention du concept de « non-public » par Francis Jeanson en 19683.

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Notes

1 Laferté Gilles, Folklore savant et folklore commercial. Reconstruire la qualité des vins de Bourgogne : une sociologie économique de l'image régionale dans l'entre-deux-guerres, thèse de doctorat, université de Bourgogne, 2002, 2 vol.

2 Bourdieu Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979 ; Bourdieu Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1992.

3 Jeanson Francis, Cultures & « Non-Public », Lormont, Le Bord de l’eau, 2009.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Frédéric Thomas, « Vincent Chambarlhac, Un Vieux-Colombier bourguignon. Une expérience de décentralisation théâtrale (1925-1929) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 février 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/54048 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.54048

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Rédacteur

Frédéric Thomas

Docteur en sciences politiques, chercheur au Cetri (Louvain-la-Neuve, Belgique), auteur de Rimbaud révolution (L’échappée, 2019).

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