• 1 Pierre Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, (...)
• 2 Michael Lipsky, Street-level bureaucracy. Dilemmas of the individual in public services, Russel Sag (...)

1« Violences de masse », telle est l’expression utilisée par les auteur·es pour qualifier la modernisation des services publics à l’œuvre depuis une quarantaine d’année. Les termes sont forts, mais annoncent sans suspense l’énigme de cet ouvrage, qui opère une synthèse de différents travaux en sciences humaines et sociales sur les services publics : qui veut leur peau et quelles sont les conséquences des réorganisations en cascade ? Par un détour historique nécessaire, l’ouvrage montre que la construction des services publics revêt une dimension foncièrement politique de luttes sociales pour la conquête de droits et d’égalité. Il incite ainsi à prendre acte du passé pour déconstruire les discours ambiants, prônant une modernisation de ces services présentés comme archaïques, et ce que leurs principaux ouvriers véhiculent comme bonnes pratiques pour les rendre rentables. À travers un décorticage précis, prenant en considération les trois angles par lesquels les services publics peuvent être vécus – ceux des agents, des managers puis des usagers –, la démonstration dresse un état des lieux complet pour penser l’avenir de ces services en quête de modernisation. S’inscrivant dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu sur la noblesse d’État1, d’un côté, et du courant sur la street-level bureaucracy2, de l’autre, il fait dialoguer les différentes catégories d’acteurs qui gravitent autour des réformes des services publics : ceux qui les initient et ceux qui les subissent.

• 3 Pierre Bourdieu, op. cit.
• 4 Les étudiants des grandes écoles sont nommés « élèves » et non étudiants, comme à l’Université.

3Le décryptage du phénomène réformateur se poursuit dans la seconde partie avec l’analyse précise des trajectoires, des profils et des valeurs de ceux qui en sont les instigateurs puis les ouvriers : la « noblesse managériale publique-privée » (p. 135). L’originalité réside probablement dans la vision d’ensemble et de détail des acteurs et de leurs parcours dans ces services publics. En réactualisant le concept bourdieusien de noblesse d’État3, les auteur·es dessinent les contours d’une catégorie composite de managers aux trajectoires différentes, aux positions diverses dans la sphère publique et/ou privée, mais aux valeurs modernisatrices partagées et aux capitaux sociaux, culturels et financiers communs. Les grandes écoles (Polytechnique, HEC, ENA, Mines, Ponts et Chaussées) constituent un passage obligatoire pour ces héritiers qui fréquentent dès leur plus tendre enfance les lieux propices à la distinction. Majoritairement masculines, ces écoles, publiques pour la plupart, ont des coûts d’entrée qui distinguent « naturellement » les qualités héritées bien plus que les compétences acquises à l’école publique, afin de former leurs « élèves »4 à la gestion et au management, public comme privé. Ces très hauts fonctionnaires – l’ouvrage insiste sur leur diversité – apprennent tous le carriérisme, la soumission profonde qui en est l’outil principal, et adoptent un langage propre pour se différencier. La noblesse managériale publique-privée est caractérisée par ses allers-retours, sa circulation entre les sphères de l’État et les sphères privées, qui engendre parfois des conflits d’intérêts entre les grandes entreprises et les collectivités qui attribuent des contrats publics. La constitution d’une noblesse d’affaires, les grands patrons du CAC40, en est une conséquence, avec l’accumulation de capitaux financiers et le cumul de positions dans les conseils d’administration des partenaires. Si cette noblesse, dont l’ouvrage dépeint le formatage intellectuel et les héritages culturels, est minoritaire dans la fonction publique, c’est cependant par son action que les modernisations fleurissent et affectent la masse des fonctionnaires.

• 5 Les tarifs des services publics ne sont pas calculés dans une logique de rentabilité économique mai (...)
• 6 L’ouvrage donne l’exemple des files d’attente de la CPAM, pour lesquelles un logiciel permet de dif (...)

5Cette égalité revendiquée dans le statut des fonctionnaires garantit-elle également aux usagers un égal accès aux services publics? Le chapitre 4 propose une analyse de ce principe selon les territoires et les catégories d’usagers. À partir du milieu du XIX^e siècle, la garantie pour tous les citoyens d’un accès aux services de communication (Postes), de transport (trains) ou de culture permet de réaliser l’égalité territoriale grâce à la péréquation des tarifs5 et la laïcité des bâtiments publics, pour n’exclure aucun usager. Au XXI^e siècle, la dématérialisation des démarches administratives devient un autre moyen d’accéder à une forme d’égalité territoriale, mais celle-ci reste toute relative si l’on considère la fracture numérique sur le territoire, métropolitain et d’outre-mer. L’universalité d’accès aux services publics semble contrariée par la mise en place de dispositifs spéciaux et donc stigmatisants, pour les quartiers difficiles par exemple, ou encore par une différenciation des populations aux guichets pour rentabiliser le temps des agents6. Si l’idée d’une égalisation des chances entre citoyens, par l’école notamment, a pu se diffuser jusque dans les années 1960, l’objectif de garantie des mêmes droits à toutes et tous est revu à la baisse par des modernisateurs, qui prônent davantage l’acquisition d’un socle commun de connaissance. Dans différents services publics au XXI^e siècle, la stratification discrète entre catégories de population réintroduirait une « troisième classe » (p. 396) pour les moins favorisés. La création des permanences d’accès aux soins de santé en 1998 au sein des hôpitaux distingue ainsi, en plus du soin public et du soin privé, une classe d’accès aux soins pour les étrangers et les plus précaires, dans les locaux même du service public. Discrets mais pas invisibles, ces services de troisième classe enjoignent les usagers à se classer eux-mêmes : l’universalisme est sacrifié pour garantir l’accès de tous aux services publics.